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Entretien avec Eric Coulon, "Le dévoiement du christianisme", aux Editions Sulliver - la revue Trans-humance

Publié le 05 juillet 2009 par Jcgrellety

Eric Coulon : Je dois reconnaître que le titre proposé peut contenir une certaine ambiguïté. Il nous faut sans délai la prévenir, la lever et fournir pour cela une précision d’importance. Ce qu’il est nécessaire d’entendre par ce titre, c’est non pas que le christianisme s’est, de lui-même, par lui-même et en lui-même, dévoyé mais qu’il y a eu dévoiement par rapport au christianisme, glissement menant hors du christianisme, en chrétienté, mouvement conduisant finalement à faire passer le christianisme pour ce qu’il n’est pas. Le « dévoiement » est ici à entendre comme détournement de la conscience et usurpation par rapport à une voie originaire et fondatrice qui, elle, est demeurée et demeure immuable. Cette voie originale est celle proposée et indiquée par le récit chrétien canonisé, notamment par les Évangiles. Le dévoiement ainsi entendu est peut-être une trahison mais c’est une trahison radicalement aveugle d’elle-même, aveuglée qu’elle est par la certitude qui l’habite d’être la seule et unique voie chrétienne droite et fidèle.

Ledevoiement

  • Vous opposez clairement la source chrétienne, le moment fondateur, avec Jésus-le Christ himself, et l'après, avec la chrétienté, comme dans ce passage.  "La voix de Jésus-Christ est une voix s’exprimant de façon inconditionnelle, parce que guidée par le Verbe et régie par le seul souci, par la seule nécessité de la Vie, de la Lumière, de la Vérité ; la voix des hommes de la chrétienté fut trop souvent une parole conditionnée par des impératifs mondains partiels et partiaux. La voie du christianisme est métanoia, une voie religieuse et métaphysique empruntant le chemin phénoménologique conduisant à la clairière transcendantale où la communion de l’humain et du divin peut seule s’accomplir ; la voie de la chrétienté est une voie religieuse et morale se perdant dans les méandres de l’arbitraire sociopolitique et de la contingence historique et y égarant avec elle ceux qu’elle entraîne. La voix du christianisme s’adresse à l’individu, monte du plus intime en lui, fait appel à ses puissances supérieures, exige de lui le dépassement de soi, sa maturité globale, et, enfin, le conduit vers la plus haute et la plus harmonieuse des communions entre les êtres comme entre les êtres et Dieu lui-même. La voix de la chrétienté, pour sa part, résonne de l’extérieur aux oreilles des masses anonymes, pétrifie les élans de vie, joue avec et manipule les puissances réactives de l’homme, le maintient dans l’immaturité et la dépendance, et, finalement, le plonge dans le plus sombre nihilisme. Enfin, la voie du christianisme est celle de l’Église invisible, de l’incarnation, de la communauté transcendantale et de la non dualité, elle amplifie et intensifie la communion avec la Vie ; la voie de la chrétienté est celle de l’Église visible, du formalisme, du collectif institué et des dualismes, elle amplifie et intensifie la fascination pour le monde."  Est-ce à dire que, pour être chrétien, il faut impérativement renoncer à l'Eglise ? Qu'est-ce qui, dans son Histoire, incarne et démontre un sens du négatif qui plaide contre elle ?

La question est de savoir de quelle Eglise nous parlons. S’il s’agit de l’Eglise terrestre, renoncer, de la part de chacun, aux intérêts, aux orientations, aux enjeux, aux rites, aux discours et aux pratiques qui sont les siens est en effet une condition nécessaire, que je qualifierai de phénoménologique, d’accès à la voie chrétienne, c'est-à-dire au sens religieux et métaphysique dont elle est porteuse. L’institution ecclésiastique ne peut être pleinement au service de l’esprit car elle est avant tout placée au service d’un collectif anonyme, grégaire, réactif et passif potentiellement et effectivement soumis à toutes les manipulations, dominations, crispations et fascinations inhérentes à l’existence de tout groupe mondainement institué. En soi, l’Eglise terrestre historique n’est pas une version négative et critiquable d’une possible Eglise terrestre idéale qu’il s’agirait de retrouver ou d’instituer, elle est seulement le versant mondain, et donc irrémédiablement et nécessairement soumis aux effets négatifs de toute pesanteur liée à une spatiotemporalisation et à une collectivisation de l’esprit, d’une épreuve spirituelle personnelle et extramondaine. Toute Eglise terrestre, quel que soit son nom : catholicisme, protestantisme, église orthodoxe, et qu’elle que soit sa nature, ne fait qu’accomplir son destin d’institution de pouvoir et de contrôle. Les exemples historiques et structurels de l’usurpation comme des dérives ne manquent pas ; citons, entre autres points que nous mettons en évidence dans notre livre, la constitution de l’orthodoxie au IVe siècle, les baptêmes de masse ou des enfants, la duplicité des rapports entre le spirituel et le temporel, les violences liées à l’Inquisition et aux Croisades, le contrôle des consciences (confession, casuistique, directeur de conscience) ou encore l’instrumentalisation du savoir. Entropie, moralisation et inclination sociopolitique sont les principaux facteurs faisant obstacle à une conséquente conversion des individus, seul objectif et enjeu d’importance pour une religiosité soucieuse d’opérativité. La seule véritable et féconde Eglise, c'est-à-dire communauté digne de ce nom, est l’Eglise invisible ou, pour le dire dans un registre plus phénoménologique, la communauté transcendantale des êtres communiant dans le Sens universel, ce que le catholicisme a appelé la « communion des saints », court-circuitant toute médiation et toute représentation institutionnelle et mondaine. Selon nous, hors de l’Eglise terrestre est le salut. Le salut se trouve hors de l’institution. Le chemin vers le Soi universel se trouve hors de l’institution. Le chemin vers l’autre se trouve hors de l’institution. Le chemin vers l’Autre se trouve hors de l’institution.

  • D'un point de vue historique et philosophique, cet éloge de l'Origine et cette accusation contre les prétendus fidèles constitue un couple lié, répété, observable autant pour le christianisme que pour l'Islam (dans le wahhabisme par exemple). Et lorsque ces exégètes "puristes" prennent de l'importance dans les communautés de foi, on peut observer une surenchère dans les choix et les impératifs "durs". Or votre livre laisse penser que vous pourriez développer une spiritualité positive, qui est implicite dans ce livre. Comment éviter les erreurs de la chrétienté, ce formalisme dogmatique ?

Plutôt que d’effectuer une « éloge de l’origine », très souvent génératrice de ce double écueil qu’est, d’une part, la croyance en une vérité perdue, et, d’autre part, la naissance d’une nostalgie pathétique, c’est un retour au principe (au sens de l’archê des Grecs, c'est-à-dire à la fois commencement et commandement transcendantaux) fondateur que nous mettons en perspective. Ce principe est le fond d’un sens universel impliquant pour chacun interpellation, conversion, renaissance et accomplissement, épreuve personnelle s’il en est. Quant à votre question, ce que j’ai avancé précédemment y répond en partie. Il est encore question de la nature du rapport entre le divin et la conscience, une conscience non pas collective mais individuelle. Le formalisme dogmatique, qu’il prenne la forme d’un intégrisme et d’une intolérance radicales ou qu’il se traduise par des croyances et des pratiques cultuelles, qu’il soit l’œuvre des « gardiens » autoproclamés de la droite foi ou se manifeste chez la très grande majorité des fidèles, qu’il s’actualise comme violence physique, psychique et(ou) symbolique, ce formalisme a toujours pour cause principale ce que nous appelons l’usurpation par la représentation. Qu’elle se présente sous la forme d’institutions, de rites ou de discours, la représentation, lorsqu’elle n’est pas support et médiation d’une épreuve de reconduction-renaissance à ce fond dont nous parlions mais s’impose ─ et dès lors s’interpose ─ de l’extérieur aux êtres comme autorité souveraine, devient immédiatement source de domination, de fascination, d’imposture, d’idolâtrie, d’entropie, d’affectation, de simulation, de passivité, de formalisme, d’ostentation, source de grands airs et de grandiloquence. La représentation n’est plus alors moyen mais fin, elle n’est plus activation du noyau mais génératrices d’automatismes aliénants. C’est au fond l’histoire circonstanciée de cette usurpation que j’ai essayé de mettre en évidence dans mon livre.

  • De Jesus, Iéchoua, "Christ", il y a et il n'y a que les Evangiles, les 4 textes, semblables et différents, qui, par leur nombre, se légitiment chacun par l'autre, tout en incarnant, pour la première fois dans cette aire-là, la subjectivité du témoin. Nous qui sommes habitués aux dialogues platoniciens et à la figure civique socratique, ce Jésus n'est pas un homme de Jérusalem. Il fréquente plutôt les malheureux, les miséreux, les souffrants, et, s'il ne leur parle pas d'espoir, il leur donne espoir, par ses actions "magiques". Sans magie, la "divinité" de Jésus aurait eu du mal à être perçu et cru. Or, c'est précisément une des dimensions que l'Eglise catholique s'est obstinée à relativiser, voire nier. Comment interprétez-vous la figure de ce fondateur, notamment dans ses actions "héroïques", magiques mais aussi de contestations des pouvoirs établis ?

A propos de Jésus-Christ, n’oublions pas les textes que l’on qualifie d’apocryphes, c'est-à-dire ces textes que l’orthodoxie catholique, pour des raisons à la fois théologiques, tactiques, stratégiques et dogmatiques n’a pas désiré retenir dans la constitution du Canon officielle, comme par exemple l’Evangile de Thomas. Ce que vous appelez « magie » correspond dans l’économie du récit chrétien à la présence et à l’action du Verbe fait chair. Elle renvoie à la figure de Jésus-Christ thaumaturge. Que cela soit pris au premier ou au second degré, c’est la question d’un pouvoir qui est mise en évidence, celle de l’esprit incarné, ce qui peut valoir comme spécificité radicale de Celui venu annoncé et manifesté la Bonne Nouvelle ou comme horizon spirituel et motif d’une nouvelle considération de la connaissance. Je ne crois pas que l’Eglise refuse de reconnaître, tout au moins de croire, à ce qu’elle appelle des « miracles », certainement pas pour ce qui est de Jésus-Christ mais pas non plus dans l’histoire des hommes ; il semblerait par contre qu’elle fasse preuve à ce sujet de prudence et qu’elle préfère ne pas s’attarder sur cette question là. Pour qu’elle raison et que faut-il en penser, je n’ai pas de réponse à ces questions. Une chose cependant est sûre, que reconnaissent du reste la plupart de ceux qui ont réfléchi aux origines du christianisme, sans la Résurrection qui accompagne et, peut-on dire, accomplit la Passion, il y a peu de chance qu’il y ait eu un mouvement chrétien. L’angoisse et le doute l’auraient sans doute emporté sur la force de conviction ou sur ce que vous nommez « l’espoir ». Mais ceci concerne, dirons-nous, les faits. Sur le plan de la symbolique spirituelle et du récit initiatique, la Résurrection constitue, par rapport à la Passion, l’étape indispensable venant compléter la structure traditionnelle mettant en scène une mort symbolique suivie d’une renaissance spirituelle. La figure du Jésus contestataire fait effectivement partie des possibilités de lecture du récit chrétien. Au risque de me répéter, je dirai que s’il existe une dimension « subversive » du christianisme, comme le pense Jacques Ellul, elle provient du fait, et c’est là selon moi ce qui constitue l‘originalité et la force du christianisme, de la double affirmation de l’importance spirituelle de l’individu comme lieu d’une épreuve fondamentale d’une part, de la vie transcendantale comme source et milieu essentiels d’autre part. Autrement dit le christianisme conduit de surcroît à relativiser et le groupe, et la société et ce que nous appelons le monde, c'est-à-dire les préoccupations, les intérêts, les orientations, les enjeux, les conceptions et l’ensemble des formes, toujours transitoires, partiaux et partiels, qui constituent l’environnement transcendant des hommes. Relativiser n’est pas ici nier mais renvoyer ces réalités à ce qu’elles sont, c'est-à-dire des écorces se détachant de la vie même dont nous faisons en permanence, pour la plupart sans le savoir, l’épreuve.

  • Dans votre "épilogue faisant office d'ouverture prophétique", vous déclarez que "la religion du Fils ne s'est encore jamais accomplie", en ajoutant que "C'est le retour du Christ, le nouvel avènement du Fils qui demeure le seul véritable impératif civilisationnel et spirituel. La matrice de cette renaissance n'est pas mondaine, mais transcendantale, ce n'est donc pas dans le monde qu'il faut chercher cette venue -qui est en réalité un advenir à- mais au plus profond de l'individu, dans l'extramonde où, où de toute éternité, brûle le divin." N'est-ce pas là le signe le plus important de changement dans un discours chrétien, qui cesse d'en appeler au dehors, à la foi des autres, aux masses, ... et qui invite chacun à devenir un peu plus "divin", par ses efforts personnels ?

La « religion du Fils » est impossible car la conjonction opérative de l’institution ecclésiastique temporelle avec l’être individuel est elle-même un processus impossible. Parlons plutôt de « religiosité du Fils », ce qui implique le maintien à distance de toute institution temporelle et le recentrement des enjeux sur l’épreuve spirituelle individuelle accomplie à travers un rapport immédiat au divin. Cette épreuve est effectivement le changement le plus conséquent qu’il puisse y avoir chez un être et je pense que notre époque est en quelque sorte une matrice en même temps qu’un creuset favorables à cette transformation personnelle. C’est toute la question du Royaume de Dieu qui est ici posée, et son avènement est notre épreuve fondamentale. Tout dépend en réalité de l’orientation du regard et de la nature de notre rapport au réel. L’alternative est au fond très simple : ou bien je suis soumis au prince de ce monde et à son royaume, c'est-à-dire diverti et fasciné par les constructions sociopolitiques, positivistes et idéologiques jusqu’à l’aliénation totale de ce qu’il y a de plus intime, de plus précieux et de plus actif en moi ; ou bien je retrouve une communication féconde avec la vie universelle, avec le cosmos et avec les autres, ce qui constitue le chemin le plus sûr vers la communion dans le Sens. Ou je suis tourné vers la source transcendantale de vie dont je porte en conscience la charge génésique que j’incarne et transfigure à la fois, ou je suis détourné d’elle et j’erre indéfiniment au milieu des formes désincarnées et défigurées qui tendent à me réifier. Ou je livre ma puissance d’être aux multiples injonctions émanant des formes et des forces contingentes, ou je fais coïncider cette puissance avec la Puissance et le Sens unifiants dont est grosse la vie. Ou j’attends en vain une solution d’envergure en provenance du monde dont ce n’est pourtant en aucune manière la vocation, ou j’accompli de moi-même, par moi-même et en moi-même ce qui, du plus profond, du plus singulier et pourtant du plus universel de l’être, s’adresse à moi et se présente comme mon destin plénifiant. Ou je suis actif, ou je suis passif. Ou je reste mineur et dépendant des matrices mondaines, ou je deviens majeur et m’en libère pour renaître à l’universel devenir. Nous sommes de ceux qui, à la suite notamment de Raymond Abellio et Michel Henry, chacun très différemment, pensent qu’il y a une étroite parenté et conjonction entre le christianisme et la phénoménologie initiée par Husserl. L’introduction que je propose est une tentative, évidemment très esquissée, de lecture phénoménologique du christianisme.

  • Vous venez de créer une nouvelle revue, "Trans-humance", avec un premier numéro. Pourquoi une telle revue, et de quoi parlez-vous dans ce premier numéro ? Où est-il possible de se la procurer ?

Les motifs explicites ayant conduit à la création de Trans-Humance sont quadruples : la revue est tout d’abord le fruit d’une heureuse rencontre humaine et intellectuelle entre des êtres ayant décidé un beau jour, un de ces jours où naissent les enthousiasmes féconds, de constituer et de participer à une expérience créatrice commune ; il y a ensuite le désir d’articuler, de faire signe vers, de rendre visible et d’ouvrir des perspectives, certes différentes mais toutes relativement inactuelles et radicales, sur le réel, de ces perspectives intellectuelles et éthiques qui ne sacrifient en rien aux enjeux sociopolitiques ou aux idoles de la tribu et valorisent plutôt l’expérience personnelle ; c’est aussi l’envie de mettre en œuvre une plateforme d’ouverture, d’exigence et d’intransigeance, sans a priori, sans chapelle, sans inertie, sans condition, sans formalisme, afin de fédérer et de réunir, sous une forme ou sous une autre, des consciences, des êtres, des individus habités par le souci et la joie de comprendre, d’éclairer et de partager ; une question précise constitue la quatrième motif, celle de la représentation (sa nature, ses enjeux, sa positivité, ses limites) que nous n’abordons pas nécessairement de front mais au travers d’un thème clé, à savoir l’être humain, son être et son devenir, ses modes de connaissance et d’existence.

Compte tenu de ce dernier point, chaque numéro comporte un dossier thématique annoncé sous la forme d’une périphrase à la structure récurrente : L’homme qui… Le premier numéro porte sur L’homme qui parle tout seul, figure généralement associée à une forme de déséquilibre mental et psychologique, être que l’on observe de loin et duquel on se détourne car il incarne le hors norme, l’asocial ou la folie. Pour nous, cette figure est celle de l’être en mutation, de l’être en communication avec le divin ou encore celle de l’artiste inspiré. Le second numéro (à paraître courant décembre 2009) traitera de L’homme qui porte des prothèses. Trans-Humance comporte aussi ce qu’on appelle habituellement des rubriques, c'est-à-dire des cadres récurrents, que nous avons nommé Grand Largue & Labyrinthes ainsi que des confrontations en vis-à-vis de représentations baptisées En regard. Pour accéder au sommaire, obtenir certaines informations et savoir où trouver Trans-Humance, nous renvoyons au blog de la revue : http://transhumance.hautetfort.com/


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