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Lire en Irlande

Par Abarguillet

Juste le temps de troquer un « s » contre un « r » et nous voilà foulant les vertes prairies d’Erin, là où les écrivains poussent aussi drus que le trèfle, où l’encre coule sur la feuille comme la stout dans le gosier des poivrots accoudés aux comptoirs des pubs et où la littérature est la seule alternative à la violence ordinaire.

Avant de rendre visite à ces « Mc… » et à ces « O’… », il me faut saluer Eireann, ce cher blogueur breton qui connaît la littérature irlandaise comme le fond de la poche du suroît qu’il revêt pour se rendre à son club de lecture hebdomadaire. Il faut que je vérifie mes sources pour ne pas me faire tancer pour faute de lèse Irlande et quand on parle de l’Irlande on parle des trente-deux comités et non pas du croupion que constitue la République d’Eire actuelle.

Ces précautions liminaires étant énoncées, nous pouvons partir à la rencontre de Julia O’Faolain qui sera notre guide pour cette première balade irlandaise et qu’il convient de ne pas confondre Nuala qui est décédée il y a quelques mois seulement. Choisir un écrivain en Irlande est tout aussi douloureux que de choisir un nougat à Montélimar, de toute façon on laissera inéluctablement une gourmandise de côté. Donc pour cette première étape, j’ai retenu trois écrivains qui m’ont irrité, agacé, ému mais toujours fait vibrer jusqu’au fond de l’âme car en Irlande tout est trop, l’amour, la haine, la joie, la violence, la stout, la Guinness, le whiskey, … J’ai donc pris le parti de visiter Colum McCann qui a écrit un livre magnifique sur la construction de New York et plus spécialement sur la construction souterraine, « Les saisons de la nuit ». Je vous emmènerai ensuite chez Franck McCourt qui nous racontera dans « Les cendres d’Angela » son incroyable enfance pleine vie, de joie et de misère avec son estomac presque toujours vide. Et nous clorons cette première étape irlandaise avec le grand John McGahern et « La caserne », une histoire triste comme seule les Irlandais peuvent en inventer.


Gens sans terre de Julia O'Faolain  ( 1932 - ... )

" Je ne suis pas folle ! fit-elle. » mais « en rêve elle voyait un homme tenant ses intestins à la main. Sœur Judith qui vient de passer plus d’un demi-siècle au couvent, quitte la règle pour le siècle car ce couvent va fermer ses portes pour envoyer les sœurs auprès des plus nécessiteux. Son petit-neveu Michael, prend en charge cette vieille femme hantée par un secret qu’elle n’arrive pas à exhumer du fond de son subconscient, malgré le départ de sa femme, Grainne, qui est partie avec leur fils pour ne plus subir son alcoolisme chronique. L’arrivée de Sœur Judith à la maison est l’occasion pour Grainne de renouer avec Michael une vie commune un peu illusoire qui s’effiloche vite après l’arrivée d’un Américano-irlandais qui veut tourner un film sur l’Irlande. Mais ce projet ravive bien des souvenirs douloureux liés aux événements de 1921 quand « Même le Dail éclatait, partagé entre ceux qui acceptaient le nouvel Etat Libre, les Etatistes, et les républicains intransigeants, incapables de renoncer au rêve pour lequel ils avaient combattu : une république d’Irlande-Unie, indépendante de l’éternel oppresseur exploiteur et hautain. » Et, dans ce contexte les souvenirs de la vieille sœur deviennent vite très dangereux pour ceux qui ont encore des ambitions, « Le passé peut tuer », car ils pourraient faire surgir de nouveaux éléments sur la mort violente d’un autre Américano-irlandais assassiné à cette époque.

Ce livre, c’est le roman de l’Irlande qui n’arrive pas à réconcilier ceux qui acceptent de vivre libre dans les vingt-six comtés et ceux qui veulent la grande Irlande qui rassemblerait les trente-deux comtés dans une même république indépendante. C’est l’histoire sans cesse recommencée, même si « l’histoire ne ressert jamais les mêmes plats, » de l’Irlande aux prises avec ses mythes et ses fantômes, son honneur et ses malversations, sa fierté et sa cupidité.

C’est aussi le roman de ces Irlandais fiers et excessifs en tout qui se divisent entre ceux qui veulent la guerre, ceux qui veulent la paix, ceux qui veulent juste vivre tranquilles et ceux qui sont punis sans savoir pourquoi. C’est l’histoire de ce peuple qui refuse de se laisser écraser par un adversaire ancestral et trop puissant mais qui se divise sur les méthodes à employer.

C’est aussi l’histoire de cette famille, métaphore de cette la nation irlandaise, qui explose emportée par l’histoire de cette île où les êtres comptent moins que le peuple et que les générations à venir.

Mais, c’est surtout l’histoire de ces femmes et notamment celle de Grainne qui, avec Kathleen, représente tout le drame de la femme irlandaise condamnée à être l’épouse d’un héros, la veuve d’un combattant, la mère éplorée d’un fils décédé au combat, Pénélope attendant désespérément le mari emprisonné, femme génitrice de fiers combattants ne connaissant que l’angoisse, le travail et la frustration car il faut garder toujours la fidélité aux combattants abattus ou internés.

« Un modèle de roman » aurait dit William Trevor, certes « les Irlandais sont des experts en mots » et en … maux, mais il y a dans ce roman, fort comme un vieux whiskey, au style âpre qu’il faut apprivoiser comme un novice amadoue la Guinness, des matières en suspension qui perturbent la clarté du récit. Julia, la stout n’est pas claire, à trop embrasser on finit par mal « étreindre et à trop vouloir en dire on pollue le récit. Digressions, réflexions, considérations diverses encombrent quelque peu le texte et n’en facilitent pas la lecture, c’est dommage car c’est tout de même un grand livre et le vieux Brendan (Behan bien sûr), là haut, accoudé au coin de son bar, doit être fier de toi en sirotant son éternelle Guinness. Car, comme on dit dans les travées de Landsdowne Road « Old soldiers never die ».

Les saisons de la nuit de Colum McCann  ( 1965 - ... ) 

J'ai lu ce livre en 2000 et il reste pour moi l'un des meilleurs livres que j'ai lus au cours des 10 dernières années. C'est la littérature que nous attendons après avoir lu quelques centaines de bouquins souvent redondants. J'ai vraiment eu l'impression d'entrer dans un nouveau monde littéraire et d'aborder un autre plaisir de lire. Et même si ce livre est un livre de souffrance, il laisse une place à la tendresse comme Soljénistyne pouvait trouver des petits bouts de bonheur dans le goulag d'Ivan Denissovitch. Une grande bouffée de fraicheur dans le monde de la littérature qui confirme que ces diables d'Irlandais ont une formidable réserve de talents littéraires.

Les cendres d’Angela de Franck McCourt  ( 1934 - ... )

Ce livre a été tellement encensé que j’ai quelque scrupule à ajouter mon dithyrambe à celles des lecteurs qui sont passés avant moi par cette case. J’ai adoré ce livre et même si Frank fait preuve d’un certain exhibitionnisme en étalant la misère de sa famille, il le fait avec beaucoup de dignité et de sagesse, il ne sombre jamais dans la vulgarité ni le misérabilisme. Il nous raconte seulement d’où il vient avec un certain recule, puisqu’il s’en est sorti, mais aussi avec une certaine ironie et une réelle autodérision qui ne manque pas d’humour.

Cette histoire génère des sentiments et des états d’âme très contradictoires : une envie folle de botter le cul de ce père indigne qui laisse ses enfants crever de faim (au sens littéral hélas !) pendant qu’il s’imbibe de bière jusqu’à l’ivresse totale, une pitié incommensurable pour cette mère qui voit ses enfants mourir les uns après les autres sans pouvoir leur apporter le moindre secours, de la pitié bien sûr mais aussi beaucoup de tendresse pour ses enfants qui crèvent la dalle mais qui trouvent toujours une astuce quelconque pour s’en sortir ou un motif ludique pour oublier la faim et puis aussi, malgré l’exagération paternelle, une certaine admiration pour la dignité de cette famille qui malgré la misère la plus sombre est fière d’être irlandaise et le chante à plein poumons et à faire frissonner Brendan Behan dans sa tombe.

La Caserne de John McGahern (1934 – 2006)

Comment oublier un tel livre tant il vous imprègne de son implacable fatalité. Comment ne pas prendre la place de cette femme dans le couloir de la mort qui voit la maladie avancer inexorablement pour la délivrer d'une vie désespérante et décevante. Une vie ou aucune aspérité ne peut cacher un petit bout de bonheur ou une miette de souvenir. C'est triste, triste comme seul un roman irlandais peut-être triste mais la souffrance et le désespoir restent toujours très digne et très pudique.

La simplicité et le dépouillement du récit accentuent encore cette impression d'étouffement implacable et j'ai eu du mal à respirer ce livre jusqu'au bout tant l'auteur nous implique dans cette descente lente mais inéluctable vers la mort.
J'ai retrouvé ces sensations en lisant "Le bateau-phare de Blackwater" de Colm Tôibîn qui traite lui de la fin de vie d'un jeune atteint du sida avec la même dignité et la même pudeur.


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