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Régler la crise / par Alain Sueur

Publié le 09 juillet 2009 par Argoul

Nous sommes en crise. Initialement financière, elle a dégénéré en crise économique, est en train de gagner le social, puis se pervertit en crise morale. Quels sont les enchaînements qui permettent de comprendre ? J’y vois pour ma part une suite d’excès : excès de réglementation, excès de liquidités, excès de contraction des salaires et des impôts, excès de laisser-faire dans les mœurs d’une génération. Il s’agit donc non pas du système – l’économie de marché – mais des comportements. La sagesse populaire affirme volontiers qu’un mauvais ouvrier n’a que de mauvais outils : ce n’est pas l’outil capitalisme qui a failli, mais son mauvais usage.fugue-ma-photo.1246872022.jpg

La crise financière n’est née ni des innovations de la finance, ni des fonds à effet de levier (hedge funds), ni des places offshore, mais du crédit au logement. Ces crédits subprimes ont été accordés par des banques - et qui oserait dire que la banque n’est pas un secteur réglementé ? Mais qui a contrôlé les risques des banquiers ? Les dérivés de crédit, servant à couvrir le risque de remboursement, ont été souscrits massivement par les assureurs - et qui oserait dire que l’assurance n’est pas un secteur réglementé ? Mais qui a contrôlé le bon sens des risques accumulés et de leur valorisation aux prix de marché ? N’est-ce pas cet excès de réglementation même et ce laxisme du contrôle qui ont permis la crise ? Excès, car on a tant réglementé que les investisseurs se sont sentis protégés. Infantilisés, ils ont oublié de prendre leurs propres responsabilité en examinant tous les risques. Excès, car on a tant réglementé que les rares innovations financières qui permettaient d’échapper à ces contraintes de risques (mais aussi de rendement…) ont fait l’objet d’un engouement disproportionné. L’être humain est moutonnier et volontiers confiant : comme investisseur, il fait comme le voisin et, puisque ce n’est pas interdit, il y va à fond. La réglementation en excès a donc eu sa part dans l’explosion financière qui vient d’avoir lieu.

Mais elle n’est que le comportement des financiers, pas la cause de la crise. Cette cause, il faut probablement la chercher dans l’euphorie monétariste, que les démagogues appellent « libérale » alors qu’elle est favorite des néo-conservateurs américains. L’action des Etats dégénérant vite en bureaucratie, il paraissait plus simple et moins contraignant de n’agir sur l’économie que par la masse monétaire. En la restreignant, on freinait la surchauffe ; en l’augmentant, on fournissait des liquidités à toutes les initiatives. C’est beau en théorie ; en pratique, on oublie les limites. Le double choc, à quelques années d’intervalle, de la bulle Internet et des attentats du 11-Septembre a incité la Réserve Fédérale américaine à offrir tant de liquidités à taux bas que n’importe quel investissement devenait rentable. Il n’y avait pas assez d’actifs à acheter pour le crédit disponible, ce qui a fait monter les obligations, puis les actions, puis l’immobilier, puis les matières premières. Les plus malins ont joué sur l’effet de levier, celui de l’achat à découvert, celui de la revente du risque, celui du refinancement des emprunts non solvables. Lorsque l’économie s’est cycliquement retournée – situation classique tous les 5 à 7 ans comme Juglar l’a montré – la finance spéculative brutalement dégonflée a eu un effet multiplicateur. L’excès de liquidités de la part de la Fed a donc eu sa part dans l’explosion financière.

Mais elle n’est qu’une cause monétaire, probablement pas la cause économique sous-jacente de la crise. Cette cause, il faut probablement la chercher dans la rémunération du travail et dans la fiscalité. Etre propriétaire de sa maison sans voir son salaire augmenter ou financer un appareil social croissant sans mettre en rapports les impôts, cela revient à vivre à crédit, c’est-à-dire sur la confiance des autres et sur le futur. Tout roule quand tout va bien ; tout s’écroule quand stoppe le vélo. Les propriétaires insolvables sont chassés de leur maison saisie par la banque ; les Etats voient leur dette s’envoler et hypothèquent le niveau de vie de la génération future où moins d’actifs paieront plus d’impôts pour rembourser la dette et plus de cotisations sociales pour payer l’afflux des retraités. Quand je pense que certains riaient des Japonais, dans les années 1980, qui s’endettaient sur deux générations pour rembourser leur maison… Nous sommes en train de faire pareil pour notre gabegie sociale. Non qu’il faille tailler à la serpe dans le filet de sécurité (éducation, santé, emploi, retraite) ! Mais il serait de bonne gestion durable d’ajuster nos dépenses à nos recettes en rythme moyen. Or, que fait un gouvernement lorsqu’un surplus fiscal arrive ? Il le considère non pas comme une réserve pour les mauvais jours, mais comme un prétexte à baisser les impôts (Etats-Unis de Clinton) ou une « cagnotte » à dépenser aussitôt (France de Jospin) ! Même chose en ce qui concerne les salaires. A trop considérer le grand large et la concurrence des pays émergents à bas coûts et à politique sociale nulle, la pression sur les salaires (accentuée en France par les 35 h) a gelé le pouvoir d’achat. Il fallait attirer les capitaux pour investir dans les pays en développement, l’entreprise a donc donné du dividende aux actionnaires ; il fallait attirer des manageurs pour conduire les entreprises, on a donc assuré des bonus, des stock-options et des retraites dorées aux hauts cadres. Mais pas grand chose aux salariés, ils sont d’une génération trop nombreuse, celle du baby-boom, soumise à la concurrence des plus jeunes à l’aise en anglais et en informatique. Le gros des salariés est menacé d’incompétence, de placardisation ou de chômage. Cela au moment où des syndicats dispersés, trop politiciens et arc boutés sur leurs petits zacquis, se gardent bien de proposer un partage plus équitable de la valeur ajoutée, préférant leurs traditionnels corporatismes. L’excès d’inégalités de la politique salariale des entreprises et de la politique fiscale de l’Etat a donc eu sa part dans l’explosion financière.

Mais elle n’est qu’une cause économique et politique, probablement pas la cause morale sous-jacente de la crise. Cette cause, il faut probablement la chercher dans la libération totale du désir. Il fut un temps où le regard des autres obligeait les grands capitalistes à la vertu ; c’était l’exemple des grandes familles austères qui firent la banque, l’auto ou le pneu en France. Au temps suivant, la morale commune issue des privations de la guerre, de la lutte contre les totalitarismes et de l’idéal de la Résistance engendre une quête du bien-être sans gaspillage, avec le souci du lendemain et des générations. Après 1968 en Occident, toute morale est jetée aux orties, chacun a le devoir de faire ce qu’il veut, de « jouir sans entraves ». Tout en consommant à outrance les réserves de la planète. Comme dans toute libération, il y a du bon (pour les mœurs, les femmes et les minorités) et du mauvais (l’arrivisme, le gaspillage de surconsommation, la pub, la télé-poubelle, la pornographie à tous les étages, le zapping, le people et le krach financier de la raison pure). L’individu, sorti de tout ce qui civilise (désormais considéré comme ringard), redevient sauvage, avec la puissance intacte de ses désirs. No limits ! Just do it ! Gagner beaucoup d’argent ? Pas de problème, fondez une entreprise high-tech ou une escroquerie en pyramide aux Etats-Unis, entrez dans un parti politique ou devenez vendeur d’armes en France, devenez trader ou commercial au bonus : exploitez, servez-vous !

Que faut-il donc tirer comme leçons de cette analyse ?

Probablement que l’économie n’a pas sa justification dans le jeu de ses seuls mécanismes. L’économie n’est qu’un outil pour mener une politique débattue en commun et tirée par une philosophie. Quelle est notre philosophie ? Notre conception du monde ? Notre sens de la vie ? Est-elle celle de l’exploitation capitaliste décrite par Marx il y a 150 ans ? Est-elle celle de l’Etat-providence, dont le capitalisme régulé a été pensé par Keynes il y a presque un siècle ? Est-elle celle de l’aventure scientifique et technologique, dont le capitalisme entrepreneur a été chanté par Schumpeter ? Ou faut-il inventer notre propre modèle, humaniste et scientifique, fondé sur l’égale dignité des hommes, le respect de la nature et sur l’intelligence ?

Revenir à l’ordre moral ? Certes non, les meilleures innovations de la génération ont été celles d’originaux inspirés par les années hippies : Apple, Microsoft, Facebook, le VTT, la voile, la maison écologique, le voyage nature… Le bouillonnement des désirs n’est pas à brimer, au risque d’en revenir à la société de haine et d’envie sociale décrite par Marx au 19è. Il est à canaliser pour le faire servir, comme le prônait Schumpeter pour l’innovation des entrepreneurs. Pas d’ordre moral, mais revenir à une certaine morale de responsabilité individuelle et collective. Cela commence tout petit dans la famille où l’enfant n’est pas roi mais à sa place, mineur protégé, éduqué, « élevé ». Cela se poursuit lors des études où l’élève n’est pas roi mais responsabilisé, guidé, « formé ». Cela s’épanouit dans la société adulte, où le citoyen n’est pas l’usager mineur à qui politiciens ou « experts » disent ce qu’il faut penser ou faire, mais où l’information est réfléchie, l’opinion s’exprime, le débat existe, les choix de société sont rendus conscients.

Ainsi du modèle de protection sociale. Selon leur histoire, certains voudront le moins de contraintes possibles, préférant tout choisir eux-mêmes des écoles privées, des mutuelles santé, des réserves chômage et des placements retraite – pour cela ils épargneront sans plus vivre à crédit. D’autres voudront déléguer à un tiers neutre, Etat ou association – pour cela ils paieront les impôts qui vont avec si l’Etat s’en charge. Mais le partage de la valeur ajoutée doit faire l’objet d’une participation dans les entreprises. Certaines auront besoin d’investir et donneront des parts de capital en attendant les profits (stock-options) ; d’autres, plus assises, préféreront les avantages en nature ou les primes salariales. L’UE mettra des droits de douanes ou des quotas aux produits dont les trop bas coûts résultent de normes sociales inacceptables. Mais c’est aussi aux associations de citoyens de militer pour le boycott des produits « socialement irresponsables » et aux consommateurs de ne pas acheter n’importe quoi à n’importe quel prix trop bas - chacun doit se prendre en main !

Les politiques des banques centrales devraient être plutôt du modèle européen, où la BCE ne desserre pas le robinet du crédit aussi facilement que la Fed, gardant plus que cette dernière l’œil rivé sur le long terme. Mais pour cela, une politique économique par zone devra être définie afin que le policy mix (l’adéquation entre politique économique, fiscale et monétaire) soit cohérent. En Europe, nous en sommes loin. Aux Etats-Unis, le dollar menacé dans sa suprématie devrait inciter à agir dans le bon sens.

Enfin, gare à la réglementation ! Les revanchards du recul de l’Etat voudraient bien regagner du pouvoir et n’importe quelle idée leur sied, surtout celles d’hier. Réglementer en est une alors que la mal-réglementation et la faillite des bureaucraties de contrôle ont été parmi les causes de la crise globale. Plutôt réduire les règles à de grands principes compatibles avec la philosophie choisie et compréhensibles par tous, sans descendre dans ces détails qui rassurent mais qui excluent les risques non listés. Avec, pour contrepartie, des contrôles plus efficaces et moins dispersés (27×3 organismes de contrôle en Union Européenne !) et des responsabilités des contrôleurs mieux établies (la SEC n’a rien vu des pratiques du fonds Madoff).

En bref, il y a du travail, mais ce n’est pas la fin du monde. Celui des jouisseurs sans entraves peut-être, mais certes pas celui des adultes citoyens ancrés dans le 21è siècle.

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