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Alberto Giacometti à la Fondation Beyeler

Publié le 16 juillet 2009 par Savatier

 Si les expositions temporaires de la Fondation Beyeler (Bâle, Suisse) s’inscrivent toujours en première place dans l’agenda culturel européen, ce n’est pas par hasard. Bien sûr, le bâtiment de verre qui les abrite, conçu par l’architecte Renzo Piano, y est pour beaucoup, puisqu’il dispense sur chaque objet un éclairage naturel, tout en s’ouvrant sur le paysage verdoyant de Riehen. Mais, quelle que soit la magie du lieu, c’est bien la qualité de l’accrochage, la sobriété élégante des soclages, l’intelligence de la muséographie et le caractère exceptionnel des œuvres sélectionnées qui retiennent l’attention du visiteur. Une œuvre présentée à la Fondation Beyeler bénéficiera toujours d’une mise en valeur particulière, permettant à chacun de la redécouvrir.

Cette année, le thème choisi, Alberto Giacometti, semblait une gageure. Comment, en effet, faire preuve d’originalité, alors que d’autres expositions lui avaient déjà été consacrées (l’an dernier au Centre Pompidou) ou s’inscrivent encore au calendrier (à Zurich et à Genève) ? La Fondation a relevé ce défi avec brio, en présentant 150 toiles, sculptures, dessins et objets provenant de collections publiques et privées, dont certains n’avaient jamais été vus auparavant.

Pour replacer Alberto Giacometti dans son contexte, le parcours s’ouvre sur son environnement familial, avec des toiles de Giovanni Giacometti, son père ; un univers coloré de paysages montagnards et de portraits, à la lisière de l’impressionnisme et du fauvisme, voire de l’expressionnisme. On notera en particulier Le Sculpteur, toile de 1923 représentant Alberto réalisant un buste, face à son modèle. Des toiles de son cousin Augusto figurent aussi, ainsi que des meubles très curieux créés par son frère cadet Diego, accueillis dans une salle spécifique.

Contrairement à beaucoup d’artistes, Alberto fut encouragé dans sa voie par sa famille ; pour autant, il se remettra toujours en question ; l’œuvre de Giacometti, c’est d’abord l’expression du doute permanent qui le pousse, sans cesse, à corriger, à modifier. Sur les photos qui le figent dans son atelier, s’il n’est pas surpris en train de sculpter, il donne souvent l’impression distraite ou gênée de ne jamais être exactement à sa place. Jean Genet écrira de lui : « Toute sa personne a la couleur grise de son atelier. Par sympathie peut-être il a pris la couleur de la poussière. »

Les œuvres exposées rendent compte de sa carrière. Premières sculptures, portraits de famille, autoportraits des années 1910 au milieu des années 1920. Puis l’influence surréaliste apparaît, parfois avec une touche d’inspiration africaine (Femme cuillère, 1927 – Main tenant le vide, 1934-35) ou toute personnelle (Boule suspendue, 1930-31 – Objet désagréable à jeter, 1931). Certains arrangements ne sont guère éloignés de Duchamp (Circuit, 1931, Main prise, 1932). Tête-crâne (1934) et Cube (1933) témoignent d’une courte tentation cubiste et abstraite. Moins connus du grand public, peut-être, sont les vases, les lampes, objets usuels aux lignes pures que l’artiste créa vers 1937.

Les années 1940 consacrent un retour à la figuration, dans un style personnel qui devient rapidement très affirmé. Il faut ici noter la mise en valeur d’un bronze étonnant par sa taille minuscule et sa force, Petit homme sur socle (1940-1941), mais aussi de fragments du corps isolées (Le Nez, 1947 – La Main, 1947 ou La Jambe, 1958). De nombreuses figures longilignes sont offertes au public, de la fantomatique Place (1948) aux représentations déclinées sur le thème de la Femme debout (1946-1949) et Femme de Venise (1956), sans parler du surprenant Chariot de 1950.

Il n’est naturellement pas possible d’évoquer les sculptures du maître sans citer l’Homme qui marche II, de 1960, l’une des pièces les plus emblématiques de la collection permanente de la Fondation Beyeler, d’une rare puissance évocatrice, ainsi qu’un certain nombre de bustes (qu’il qualifiait de « conventionnels »), dont la Grande Tête de Diego (1954) qui n’est pas sans rappeler les sculptures caricaturales de Daumier.

Filiformes et fragiles au premier abord ces figures, pures et inquiétantes, dès qu’on s’en approche, acquièrent une force difficilement descriptible, qui vient sans doute de leur facture synthétique : l’être réduit à l’essentiel, la surdimension des membres, l’impression paradoxale de mouvement. Jean Genet l’avait remarqué :

« Dans une telle sculpture, chaque organe ou membre est à ce point le prolongement de tous les autres afin de former l’individu indissoluble, qu’il perd même son nom. ʺCeʺ bras ne s’imagine pas sans le corps qui le continue et le signifie à l’extrême (le corps étant le prolongement du bras) et pourtant je ne connais pas de bras plus intensément, plus expressément bras que celui-là. […] Leur beauté – des sculptures de Giacometti me paraît tenir de cet incessant, ininterrompu va-et-vient de la distance la plus extrême à la plus proche familiarité : ce va-et-vient n’en finit pas et c’est de cette façon qu’on peut dire qu’elles sont en mouvement. »

Toutes les facettes de l’artiste étant représentées, la peinture de Giacometti n’est pas oubliée, avec des scènes d’atelier et une intéressante série de portraits, notamment Caroline (1961), Isaku Yanaihara (1961) et la superbe Tête noire (1951). Devant ses portraits, fascinants, j’avoue refaire souvent une expérience que je conseille à tout spectateur et qui fut décrite, une fois encore, par Genet qui la consigna dans son beau texte L’Atelier d’Alberto Giacometti publié par Barbezat en 1958 :

« Enchevêtrement de lignes courbes, virgules, cercles fermés traversés d’une sécante, plutôt roses, gris ou noirs […] enchevêtrement très délicat […]. Mais j’ai l’idée de sortir le tableau dans la cour : le résultat est effrayant. A mesure que je m’éloigne […] le visage, avec tout son modelé, m’apparaît, s’impose […] vient à ma rencontre, fond sur moi et se précipite dans la toile d’où il partait, devient d’une présence, d’une réalité et d’un relief terribles. »

A la Fondation Beyeler, on sent que Giacometti est, en quelque sorte, chez lui. Rien de commun, certes, entre ce bâtiment lumineux et le petit atelier du XIVe arrondissement qu’il occupait et où sa femme Annette se gardait, paraît-il, d’enlever la poussière des vitres pour ne pas le fâcher. Mais on ne peut oublier le lien amical et puissant qui unissait l’artiste et Ernst Beyeler, lequel fut non seulement l’un de ses marchands, mais aussi son collectionneur avisé. Signalons, pour conclure, le très beau catalogue de l’exposition (Hatje Cantz Verlag, 224 pages, 68 CHF).

Illustrations : Alberto Giacometti dans son atelier de la rue Hippolyte Maindron, 1927, Photo Eberhard W. Kornfeld – Giovanni Giacometti, Pensierosa, 1913, Collection particulière, Suisse, Photo: Claude Mercier, Genève – Alberto Giacometti, Main prise, 1932, Alberto Giacometti-Stiftung, Zurich, © FAAG/ 2009, ProLitteris, Zurich – Alberto Giacometti, L’homme qui marche II, 1960, Fondation Beyeler, Riehen/Basel, © FAAG/ 2009, ProLitteris, Zurich, Photo Jean-Jacques Nobs, Basel – Alberto Giacometti, La mère de l’artiste, 1950, The Museum of Modern Art, New York, © 2008 Digital image, The Museum of Modern Art, New York / Scala, Florence, © FAAG/ 2009, ProLitteris, Zurich.


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