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Cet article n’a pas de titre

Publié le 16 août 2009 par [email protected]

(Parution Journal du Jeune Praticien, n° 44 du 10 octobre 1985)

Nous poursuivons ici notre promenade dans le Wonderland des paradoxes (commencée avec ‘‘Ce qui suit est faux, ce qui précède est vrai !’’). Imitant Martin Gardner, nous aurions pu également titrer : « Ce titre contient sept mots », ce qui eût été manifestement faux. Donc le contraire aurait dû s’avérer authentique, c’est-à-dire : « Ce titre ne contient pas sept mots » mais, contre toute attente…

Une chose et son contraire
En tout jeune praticien il y a un idéaliste qui sommeille, on le sait ! Aussi est-il normal d’ouvrir le bal avec le plus illustre de nos confrères, ce cher Don Quichotte lui-même ! Cervantès rapporte le fameux « paradoxe du visiteur pendu ». À la frontière d’un certain pays, les soldats questionnent tout immigrant : « quel est le but de votre visite ? ». Si le voyageur dit vrai, il franchit la frontière sans encombre ; mais s’il ment, il est pendu sans autre forme de procès. Or survient un jour un visiteur énigmatique répondant aux soldats : « Je viens chez vous pour que vous me pendiez ! »

Don Quichotte (Pablo Picasso)

  Martin Gardner commente [1], en accord avec les théoriciens de la communication paradoxale comme modèle de psycho-pathologie : « la réponse de ce visiteur empêche les autorités d’appliquer leur loi sans l’enfreindre ! » Bateson a montré, de même, comment certains parents disent à leur enfant « viens m’embrasser ! » tout en se reculant pour éviter une effusion de tendresse trop importante, ce qui pourrait contribuer à déclencher ou pérenniser une psychose chez l’enfant ainsi confronté au dilemme d’une chose affirmée en même temps que son contraire, dans les familles où ce mode de communication viciée est courant… Dans le même esprit, le logicien F. Gonseth a imaginé en 1926 un paradoxe, célèbre chez les lycéens, la curieuse « parabole des Géants subtils et cruels ». Une île abrite des Géants à la fois subtils et cruels. Étant cruels, ils mettent à mort tout étranger faisant intrusion sur leur île. Mais étant également subtils, ils donnent au condamné le choix de son supplice ! Pour cela, ils posent une question à laquelle l’étranger doit répondre. S’il dit vrai, on l’immolera à l’Idole de la Vérité ; s’il dit faux, on l’immolera à l’Idole du Mensonge ! Coincé entre Charybde et Scylla, un étranger sauva pourtant sa tête un beau jour. Car les Géants lui demandèrent : « Quel sera ton sort ? » Question moins innocente qu’il n’y paraît, car le pronostic du visiteur fut alors : « Je serai immolé à l’Idole du Mensonge » ! »

Idole Mingei (blog de Bruno Lussato)

Cette prédiction n’est ni vraie ni fausse, illustrant l’insuffisance éventuelle de la logique binaire d’Aristote (une proposition est toujours soit vraie, soit fausse). Certaines choses, dans l’Univers, paraissent bien indécidables (ou « tierces »), c’est-à-dire ni vraies ni fausses (notamment en mathématiques). On connaît, sur ce même principe, l’aporie de Barjavel (dans son roman Le Voyageur imprudent) : un voyageur rétro-temporel veut tuer Napoléon pour voir ce que deviendrait l’Histoire sans l’Empereur… Mais son propre aïeul vient s’interposer entre la balle meurtrière et N. Bonaparte. L’aïeul meurt donc, mais avant d’avoir pu engendrer la lignée aboutissant, dans le futur, au Voyageur du Temps imprudent ! Donc celui-ci ne pourra pas exister, donc il ne tuera pas son aïeul, donc il existera, donc il le tuera, etc.

napoleon
 
Le Voyageur imprudent (Barjavel)

L’existence de paradoxes et de certaines propositions mathématiques à la fois indémontrables et irréfutables (donc ni vraies ni fausses) a conduit certains logiciens à douter de l’universalité de notre logique classique, binaire, héritée d’Aristote, celle qui interdit le mariage à trois, autrement dit la logique du tiers exclu : celle pour laquelle une chose (une propriété mathématique, un statut d’existence, etc.) ne peut être que vraie ou fausse, mais jamais autre. Le logicien Brouwer a construit une logique (dite « intuitionniste ») rejetant le principe du tiers exclus et admettant l’existence d’un statut tiers (ou, selon le terme du critique de science-fiction Jacques Goimard, « disjonctif »). L’existence du voyageur rétro-temporel de Barjavel n’est ainsi ni vraie ni fausse, mais tierce, disjonctive. On peut montrer qu’il en irait de même pour toute particule ou tout objet allant plus vite que la lumière (les hypothétiques tachyons ou les singuliers trous noirs prévus par la théorie). À la limite, dans une cosmologie circulaire où la création de l’Univers s’identifierait à la disparition de celui-ci (ou d’un autre Univers), on peut montrer également que cet événement (la « Genèse ») n’est ni réel ni irréel, mais de nature « tierce ». Ces paradoxes surgissent dès qu’on imagine la réversibilité temporelle, l’infinitude de certains paramètres (densité de matière, gravité à la surface d’un trou noir…) ou une célérité supérieure à celle de la lumière dans le vide (les photons étant les vecteurs les plus rapides de la causalité). Les mathématiciens parlent plus volontiers de propositions « indécidables » (plutôt que tierces) pour désigner des énoncés ni vrais ni faux. Par exemple, le postulat d’Euclide sur le nombre de parallèles est indécidable : il est logiquement tout aussi cohérent d’imaginer l’existence de 0, 1 ou plusieurs parallèles, mais les géométries ainsi définies arbitrairement seront différentes. Il en va de même d’une propriété très importante de l’ensemble R des nombres réels, l’hypothèse du continu : Kurt Gödel a démontré (1938) sa compatibilité avec l’axiomatique de la théorie des ensembles et Paul Cohen (1963) a démontré la compatibilité de l’hypothèse opposée ! L’hypothèse du continu est donc indécidable, eu égard à cette seule axiomatique ensembliste.

Plus ça va, moins ça va
On connaît l’expression « une victoire à la Pyrrhus », vaincu pour avoir d’abord été vainqueur, tandis que les Romains, dans le même temps, jouaient au « qui perd gagne » bien sûr ! Voici deux observations médicales réelles qui vous convaincront, si besoin est encore, de l’utilité concrète pour le praticien de s’initier aux subtilités des raisonnements paradoxaux. Interviewé dans Tonus (n° 792 du 25/11/1983), le Pr. Jean-Paul Tillement, pharmacologue universitaire à Créteil, rapporte une étrange enquête pharmacologique dont nous allons résumer les grandes lignes…

Pr Jean-Paul Tillement (site Canal académie)
Bactéries Gram négatif (Wikipedia)

Le cadre : un service de réanimation ; la victime : le patient souffrant d’une septicémie à bacille Gram négatif ; l’accusé : le germe en question. Le « justicier » : l’antibiotique, en l’occurrence l’acide nalidixique. Le paradoxe observé : plus la guérison avance, plus le malade va mal ! Parfaitement efficace sur le germe, l’acide nalidixique entraîne une amélioration de la septicémie, mais il apparaît alors des effets secondaires indésirables, à type neurologiques (convulsions). Effets qui, normalement, ne devraient pas s’observer aux posologies utilisées pour cet antibiotique ! Perplexité de l’équipe soignante, jusqu’à ce que le Pr. Tillement, par une réflexion physiopathologique serrée, démonte enfin le paradoxe thérapeutique. Septicémie à germe Gram négatif, d’où endotoxines bactériennes déterminant un état de choc chez le patient. Lequel se traduit notamment, au niveau biologique, par l’apparition d’une grande quantité d’acides gras libres dans la circulation sanguine. Lesquels favorisent la libération de la fraction d’acide nalidixique liée à l’albumine. D’où l’augmentation de la fraction d’antibiotique circulant. En pratique, tout se passait comme si l’on avait administré au patient des doses trop fortes de ce médicament, car il n’était plus suffisamment lié à l’albumine. D’où les effets neurotoxiques observés. Pas question de trop baisser les posologies, car elles seraient alors insuffisantes… Encore moins de les augmenter, bien sûr ! Statu quo ante, donc ? Pas davantage ! Car le médicament agissant, on observe heureusement une sédation progressive de l’état de choc endotoxinique, d’où baisse des acides gras libres et neutralisation du surcroît d’acide nalidixique circulant, la liaison albumine-antibiotique n’étant plus contrariée par ces acides gras. Mais, comme la fraction de médicament circulant vient à diminuer, son efficacité anti-bactérienne diminue parallèlement, et elle diminue d’autant plus qu’elle s’était d’abord montrée importante, car le contraste est fonction de l’effet initial de l’antibiotique (intensité de la lyse bactérienne). « Ainsi, le médicament agit moins, et il agit même d’autant moins qu’il a d’abord agi davantage à ses débuts ! Plus ça va, et moins ça va en somme !… » dit le Pr. Tillement. Intérêt de cette observation : elle illustre l’importance d’une posologie constamment adaptée à ses effets ! Les prescriptions classiques sont plus ou moins figées dans le temps et standardisées. Ici, il faut au contraire proportionner en permanence la posologie d’un médicament aux effets (thérapeutiques et latéraux) qu’il entraîne : l’ajustement dose /effet doit être la préoccupation constante du praticien qui ne doit pas se laisser décontenancer par des cinétiques non linéaires aussi curieuses, et savoir adapter son traitement en continu.  Le Pr. Tillement conclut sur l’importance de l’approche cybernétique (étude des boucles de rétroaction) dans le raisonnement médical : « Les effets du traitement (paramètre de sortie) doivent faire partie intégrante des paramètres d’entrée (les signes bio-cliniques) déterminant la posologie précise de ce traitement. Et nombreux sont les médicaments qui, comme l’acide nalidixique, affectent une cinétique non linéaire ! »…

ouroboros
Ouroboros, l’archétype des boucles de rétroaction.

Le succès dans l’échec
Cette seconde histoire montre comment, à titre exceptionnel, on peut conclure, par contre : « moins ça va (pour le patient) et plus ça va ! » Elle est rapportée par le Pr. J. Passeron de Bicêtre (interviewé dans VSD-Médecins n°16 du 7/11/1982). Un homme est hospitalisé pour une fièvre inexpliquée. Ayant une coarctation aortique congénitale, il supporte bien cette malformation et n’a jamais été opéré… Traitement symptomatique de la fièvre, en l’absence de toute étiologie reconnue. On évoque seulement une surinfection de la coarctation aortique… Environ cinq semaines après le début de cette hospitalisation, apparaît une pleurésie… mais pas de germe responsable à la ponction pleurale. Un peu plus tard encore, on diagnostique une péricardite… Après deux mois, le malade va mieux apparemment et sort de l’hôpital. Revu le mois suivant en consultation externe, il souffre d’une baisse soudaine de son acuité visuelle, qu’on rapporte à une choroïdite infectieuse. « La succession d’une pleurésie, d’une péricardite et d’une choroïdite, dit le Pr. Passeron, nous fait penser alors à la tuberculose. » Encore plus tard, après l’institution d’un traitement antituberculeux pour prévenir une localisation méningée, le malade est réhospitalisé en urgence pour œdème pulmonaire. C’est à cette occasion seulement que le diagnostic sera fait : anévrisme ventriculaire, déjà ancien ! Le chirurgien confirme l’existence d’une fissuration ventriculaire gauche, décelée à l’angiographie pré-opératoire. Où réside l’étonnant paradoxe qui sauva la vie de ce patient ? C’est que les adhérences dues à sa péricardite l’ont préservé ! Elles étaient assez solides pour assurer… une hémostase spontanée et empêcher la rupture du péricarde qui eût évidemment entraîné une tamponnade et une hémorragie interne mortelle !… Autrement dit, c’est une maladie gave (la péricardite) qui permit, curieusement, de gagner un temps précieux (plusieurs mois !) dans une pathologie (la rupture du ventricule) habituellement mortelle en quelques minutes : plus les adhérences s’épaississaient, plus la péricardite durait donc, mais plus elles contenaient le risque d’une hémorragie cataclysmique. Sans sa péricardite, le patient serait mort. Heureusement, le diagnostic de cette péricardite ne fut pas immédiat… ce qui permit à cette affection de « traîner » (fièvre inexpliquée) et aux adhérences salvatrices de se développer à temps. Pour le médecin traitant, quel magnifique paradoxe de succès thérapeutique (différé) dans l’échec thérapeutique (immédiat) ! À l’opposé, devinez quelles plantes ont le plus souffert du gel, durant ce rude hiver 1985 ? Celles qui étaient les mieux protégées du gel et les mieux exposées ! Car elles commençaient déjà à débourrer au moment où le gel les frappa. Leur meilleure exposition avait favorisé une montée de sève plus précoce, mais un gel au débourrement fut en général fatal. Alors que les plantes les moins protégées, mal exposées, avaient pris du retard et se trouvaient encore en repos végétatif durant les assauts du gel… ce  qui leur permit de survivre sans encombre jusqu’au printemps. En médecine, comme en botanique, le jeu du « qui perd gagne » et son pendant, la victoire à la Pyrrhus, ne sont pas que des vues de l’esprit…

plante gelée

Ça sert car ça ne sert pas
Le 20/05/1985, le Quotidien du Médecin présentait dans une publicité pour son club d’achat un cendrier tousseur : « non seulement il avale vos cendres, mais il se met à tousser. Le temps de réaliser que c’est bête de fumer, ou le temps de changer de cendrier ! » Bien sûr, on aura compris que la finalité de cet objet (véritable garde-fou contre le tabagisme) ce n’est pas de servir mais, paradoxalement, de n’avoir jamais à servir, c’est-à-dire de ne pas avoir de finalité ! Car il vous agacera tellement par sa toux artificielle (miracle de la synthèse sonore en micro-électronique) que vous serez contraint, comme le dit la publicité, soit de changer de cendrier, en revenant à un classique cendrier muet, soit de vous détacher enfin du tabac ; là encore vous n’aurez plus l’usage de ce cendrier, ni d’aucun autre d’ailleurs !

cendrier tousseur
 

Cendrier tousseur (image du site gizmodo.fr qui précise : "Attention, ce cendrier peut nuire gravement aux fumeurs" !)

Fonctionnement cendrier tousseur

Cendrier tousseur en fonction : cliquer sur l’image pour entendre ce cendrier tousseur (lien vers Dailymotion : http://www.dailymotion.com/video/x1ch2i_cendriertousseur_ads)

Ainsi donc, l’usage de ce gadget réside-t-il bien dans le fait paradoxal de ne pas présenter d’usage, à terme ! Il s’apparente à l’un des gadgets les plus étranges jamais conçus : la « main verte » de Claude Shannon. Ingénieur et mathématicien à la Bell Telephone Company, l’américain C. Shannon édifia, à la fin des années 1940, la théorie de l’information (ou de la communication). Théorie la plus importante, peut-être, du XXème siècle par la diversité étonnante de ses applications : télécommunications terrestres ou spatiales, informatique, ergonomie (avec l’adaptation judicieuse des postes de travail et la saisie optimale des informations), sciences biomédicales (endocrinologie, génétique, immunologie, neuropsychiatrie, etc.). L’École de Palo Alto (Bateson, Watzlawick…) doit beaucoup aux travaux de Shannon.

   [À suivre]

Alain Cohen

[1] Référence :
Martin Gardner : ‘‘La magie des paradoxes’’ (Belin)


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