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Où tu apprends un tout nouveau proverbe

Publié le 17 août 2009 par Innommables

 Sais-tu, ami lecteur?

La vie se charge, de temps en temps, de t’apprendre certaines maximes entièrement nouvelles, dont la fraîcheur syntaxique et la thématique innovante rivalisent parfois avec les proverbes les plus célèbres et les plus éculés de la noble langue de Molière.

Ainsi, au-delà du fameux Qui vole un oeuf vole un boeuf, toute personne adulte disposant d’un compte en banque, même modestement alimenté par un humble SMIC, a depuis longtemps mémorisé cet autre dicton, devenu tout aussi populaire:
Jusqu’après ta mort le pansu banquier te dépouille, dans ton cercueil il te fait encore les fouilles.
Ceci est bien évidemment valable pour le dicton Tant va la cruche à l’eau qu’à la fin elle se casse, depuis longtemps dépassé et remplacé dans le coeur des vaillants habitants de l’Hexagone par le désormais classique J’ai voté pour lui, pourtant on m’avait prévenu, depuis j’ai de plus en plus mal au cul.

Eh bien laisse-moi, cher lecteur, t’entretenir d’un tout nouvel adage que tu vas pouvoir, dans les années qui viennent, replacer savamment dans les conversations (ce qui te permettra ainsi de passer pour un érudit de première catégorie auprès des plus incultes de tes amis, alors, qu’est-ce qu’on dit? Mmmmm?).

Qui n’a point passé une journée en compagnie d’un cadavre en train de faisander, ne peut prétendre connaître de l’existence tous les secrets.

Oui, cher lecteur.

Si tu ne t’es jamais fait réveiller un samedi matin par un coup de téléphone du commissariat du coin, la voix ensommeillée d’un planton te demandant de te rendre au domicile d’un usager de ton Foyer ("avec son dossier médical, siouplé, c’est rapport à qu’on veut savoir si y’a mort naturelle ou si ça pue"), si tu ne t’es pas habillé en quatrième vitesse (en te cassant bêtement la figure après avoir enfilé les deux pieds dans la même jambe de pantalon) pour foncer récupérer le fameux dossier médical avant de repartir en courant jusqu’à l’immeuble (qui devrait être classé Seveso tellement il ruisselle de substances difficilement identifiables) où ton employeur (une célèbre association caritative) est si fier de loger une poignée d’anciens SDF dans des appartements qu’on ne refilerait même pas à la SPA pour qu’elle y mette des chiens perdus, alors crois-moi, ami lecteur: tu n’as rien expérimenté.

Si tu n’as pas eu l’insigne honneur de passer ensuite sept heures dans un appartement insalubre, en pleine canicule, à attendre l’arrivée des Pompes Funèbres en compagnie de trois (jeunes) policiers affamés dont les talkies walkies crachotent les pires horreurs dans l’indifférence générale, d’un travailleur social à peine remis d’une attaque cardiaque, et d’un macchabée obèse échoué en plein milieu du minuscule séjour (et qui commence à dégager un certain fumet), si tu n’as pas connu cette merveilleuse expérience au moins une fois, tu ne peux t’arroger le droit d’affirmer que tu as définitivement saisi le sens de la vie (du moins, pas à la manière dont l’entendent les Monty Python, qui sont à la philosophie ce que Pythagore est aux problèmes de robinets qui coulent en même temps dans une course de baignoire, et si les deux trains se croisent à 13h42, quel est donc l’âge du capitaine?)

Si tu n’as pas, de surcroît, rencontré Jean-Robert, médecin du SAMU dûment mandaté pour constater le décès, arrivé avec quatre heures de retard et ne perdant jamais une occasion de rigoler, si tu n’as pas vu Jean-Robert chier de toute sa hauteur sur l’éventuelle douleur du frangin du mort en s’agenouillant devant le corps et en s’esclaffant "Putain, le beau bébé! Vous allez vous marrer à descendre les six étages sans ascenseur, avec un cachalot pareil!", si encore tu n’as pas vu (de tes yeux vu) Jean-Robert poser son stéthoscope sur la poitrine (velue) du cadavre en s’écriant "il nous ferait pas une blague, des fois, le gros?", alors crois-moi, lecteur: Tu n’as rien entendu.

Si, encore, tu n’as pas connu les affres de la fringale, la vraie, celle qui te tord les tripes et fait chanter ton estomac pendant que les vagues de sucs gastriques se lancent joyeusement à l’assaut des fragiles falaises tes muqueuses digestives, si la faim du monde ne t’a pas assailli malgré la présence quelque peu odorante du cadavre, et si tu ne t’es pas vu en train d’enjamber ce même cadavre dix ou vingt fois pendant que  tu finissais par mettre la table avec les trois assiettes ébréchées et les couverts dépareillés, tandis que le frère du (toujours immobile et de plus en plus odorant) cadavre improvisait avec brio une salade de tomates dans la cuisine remplie de cafards, si pour finir tu ne t’es pas retrouvé en train de partager un quignon de pain avec les poulets en uniformes afin que chacun puisse saucer son assiette, alors laisse-moi te dire, cher lecteur, que tu n’as rien vu.

Si tu n’as pas fini par éponger les quelques litres de larmes du frangin en deuil, après que ses coups de téléphone successifs au reste de la famille ("Brahim est mort…cancer du poumon…arrêt respiratoire…je suis chez lui…tu viens me rejoindre?") n’aient abouti qu’à des "Je m’en fous" (au mieux) et à des "Bien fait pour sa gueule" (au pire), si tu n’as pas remis au dit frangin la chaîne et la médaille de Brahim, si tu ne l’as pas entendu souffler entre ses dents serrées que "putain, c’est quand même notre frère, merde", alors lecteur, tu n’as rien éprouvé.

Et si tu n’as pas, ensuite, passé le reste de ton week-end à te demander si tu n’as pas merdouillé quelque part, si tu n’aurais pas dû insister davantage pour que ton patient (oui, ton patient, qui vivait dans des conditions dignes d’une favela brésilienne) soit hospitalisé plus rapidement malgré le peu de temps qu’il lui restait à vivre, si tu ne t’es pas soupçonné toi-même d’avoir quelque peu contribué à cette ultime scène de comédie de boulevard (et donc d’avoir failli à l’éthylique éthique de ta noble profession), alors sache bien, lecteur, que tu n’as rien gambergé.

A présent, lecteur, réjouis-toi, car tu viens décidément d’apprendre une toute nouvelle maxime, qui te fera briller en société quand tu parviendras à la recaser:

Qui n’a point passé une journée en compagnie d’un cadavre en train de faisander, ne peut prétendre connaître de l’existence tous les secrets.


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