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Fragment pseudotobiographique VI : Prélude à l’insurrection

Publié le 20 février 2009 par Agar

 

VI. (IC : 5/5)

        Tocqueville nous avait pourtant prévenus : « Dans les aristocraties, la langue doit naturellement participer au repos où se tiennent toutes choses. [...] Le mouvement perpétuel qui règne au sein d’une démocratie tend, au contraire, à y renouveler sans cesse la face de la langue, comme celle des affaires. »

        Mais qu’aurait écrit Alexis, je vous le demande, s’il avait cessé cinq minutes de faire du trekking dans les Rockies pour prendre le bus 126 ? Qu’aurait-il pensé en entendant cette femme, femme dont le seul souvenir des paroles suffit à me plonger dans des abîmes d’effroi ?

        Elle n’était ni jeune ni vieille, ni laide ni belle. Contre le côté droit de son visage, elle écrasait un minuscule téléphone portable auquel elle confiait ses faits et gestes les plus anecdotiques avec un entrain juste suffisant pour convaincre les autres passagers de l’urgente nécessité d’assortir le cinquième commandement de sévères amendements.

        Et puis cette phrase, horresco referens… « J’en parlerai au meeting de demain où je ferai remonter mes besoins. ». Tout le monde avait entendu, c’était évident, mais personne ne tiquait. Seul au milieu de la foule, je fixais le visage de ce phénomène de foire capable de régurgiter ses excréments au cours d’une réunion de travail. C’était donc cela, la fameuse « insurrection qui vient » chère à Julien Coupat ? Allions nous voir, bientôt, dans l’Europe entière, des millions de travailleurs soudain écoeurés par la marche de ce monde capitaliste vomir leur fèces sur le bureau de leur supérieur hiérarchique direct ? Que les discours de Besancenot, déjà pas follement enthousiasmants, paraîtraient fades après ça ! Je tournais et retournais dans ma mémoire les mots entendus, persuadé d’avoir mal interprété, sans succès. Aucune erreur possible : la révolution était en marche. Pas plus d’extrême-gauche que je ne le suis depuis l’abandon des oripaux de ma folle et niaise jeunesse mais comme toujours conscient de l’inestimable valeur du suivisme pour qui souhaite conserver une espérance de vie respectable au sein d’une société animale, fût-elle humaine, je me tenais prêt à rejoindre le mouvement. J’allais me lever, la rose au poing et la crotte aux lèvres, pour entonner une version scatologique du chant des partisans, lorsque la réalité me tomba sur la tronche comme la récession sur un pays de l’OCDE : par « faire remonter mes besoins », la sibylle voulait dire « communiquer mes désirs aux personnes situées au dessus de moi dans l’organigramme de la société ». Quelle ironie : ce que j’avais pris pour une exhortation à la lutte armée n’était qu’une forme particulièrement vulgaire de la novlangue néocapitaliste, dont cette anecdote dénote une fois de plus le pouvoir de sujétion(1).

        No pasaran !

        (1) Si le Monde Diplomatique ne m’embauche pas après une phrase pareille, c’est à n’y plus rien comprendre…


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