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Pessimisme appliqué II : Tendanciel dégradé

Publié le 03 novembre 2008 par Agar

  « Nos lecteurs nous ont signalé que certains produits lactés
de discounteurs étaient devenus subitement plus liquides fin 2007,
d’autres que le même papier toilette était devenu plus rêche,
le pain de mie plus sec, sans changement de prix ni d’emballage.
 »
 
Marie-Jeanne HUSSET, directrice de la revue 60 Millions de consommateurs
in Marianne n°597
 

        Les changements avaient été si subtils, si infimes, si progressifs, que personne n’avait rien remarqué. Les pâtes à tartiner ne contenaient plus de chocolat depuis longtemps, aussi l’ajout d’huile de vidange passa inaperçu – sauf auprès de certains consommateurs qui se réjouirent d’une soudaine amélioration de la teinte et de la texture du produit.

        Habitués au pain sec et rassis vendu sous le nom de brioche, les clients ne furent pas désagréablement surpris en trouvant, au lieu des habituelles tranches puantes et moisies, de belles et lisses galettes de plâtre.

        Durant les vingt derniers mois, la viande était progressivement devenue caoutchouteuse, difficile à mâcher, impossible à cuire. L’évolution, graduelle, avait été imperceptible. Aussi personne ne prit la peine de regarder l’étiquette où l’on pouvait lire, en petits caractères, les mots : « présence possible de tendons de rongeurs ».

        Le vin était imbuvable depuis si longtemps que seuls les plus anciens clients se souvenaient que le mot avait autrefois désigné un breuvage qui ne causait pas ulcères, brûlures de l’oesophage et fonte des gencives. Dans l’esprit de la plupart des acheteurs, le vin avait toujours été cela : une boisson d’homme qu’on avale en serrant les dents, généralement pour la vomir quelques minutes plus tard. Les fabricants dormaient tranquilles : qui allait bien prendre la peine de lire la minuscule étiquette de mise en garde ? « Compost liquide réalisé à partir de vignes malades issues de zones inhabitables de la communauté européenne » – comment prendre cela au sérieux ?

        L’environnement aussi avait changé. Les hauts-parleurs des supermarchés ne diffusaient plus les derniers succès de la variété internationale mais des grésillements et sifflements dont la fréquence était comprise entre cinq et quinze kilohertz, générés aléatoirement par un potentiomètre de mauvaise qualité. Les clients ne s’en plaignaient pas et les enseignes, n’ayant plus à payer de droits d’auteur, réalisaient de substantielles économies.

        Les produits étaient de moins en moins mis en valeur. Des lampes de deuxième ou de troisième main éclairaient d’une lumière blafarde des emballages dont la laideur et la fragilité allait chaque jour s’accroissant. De certains néons fendus s’échappait du gaz, effet secondaire mais pas inutile de cette politique de réduction des coûts : l’odeur acide et irritante qui émanait des tubes endommagés n’était peut-être pas agréable, mais la puanteur dégagée par la viande pourrissant dans des congélateurs constamment en panne l’était encore moins.

        Le personnel était de toute façon si mal payé qu’il se fichait comme d’une guigne de l’état du matériel. Les magasiniers ne rangeaient plus les rayons et se contentaient de déverser à même le sol des cartons sommairement éventrés à l’aide un couteau sale emprunté au rayon boucherie. Les caissières insultaient les clients qui, dociles, les yeux rougis et l’esprit embrumé par les émanations toxiques flottant dans l’air, n’avaient plus la volonté ni les moyens intellectuels de se défendre. Parfois certains disparaissaient pour ressurgir des semaines plus tard, amnésiques, hagards, errant au milieu d’un parking où rouillaient des Logans. D’autres ne réapparaissaient jamais, mais personne ne s’en souciait : les prix étaient restés stables, c’était le plus important – mieux valait ne pas lire les étiquettes.


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