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Hommage à André Chouraqui: Conscience et Présence

Publié le 16 août 2007 par Sarah Oling
Le 9 juillet 2007, André Chouraqui, un des maîtres lumineux qui furent guide et conscience dans mon existence, décédait à Jérusalem. Dix ans plus tôt, il me recevait dans son bureau, tout en haut de sa maison, ce bureau d'où l'on apercevait les symboles des trois religions pour lesquelles il avait tant oeuvré, le dôme de la Mosquée d'Omar, le toit de l'église de la Dormission et le Mur des Lamentations. Cette interview était l'une de celles devant s'inscrire dans un ouvrage réunissant des penseurs des trois courants monothéistes, collection dirigée par Eric le Nouvel.   " Rencontrer André Chouraqui, c’est, à l’image de Jérusalem, cette ville qu’il "habite de sa présence", se placer dans la lumière de son esprit… Essayer de lui tendre un cadre, tissé de mots que l’on croit essentiels, devient alors un exercice de style périlleux. Laisser échapper le cadre, pour que s’installe un vrai dialogue rendit enfin sa vibration première à cet entretien… Juillet 1997 Jérusalem Sylviane Oling : Existerait-il une expression ou une intuition de la Présence ? Vous-même, comment situez-vous dans votre vie cette notion de Présence ? A.Chouraqui : L’un des noms des plus magnifiques du Dieu d’Israël, l’un des noms les plus concrets, c’est "Ha Maqom". Ha Maqom, qui signifie le Lieu. C’est le lieu d’une rencontre entre la personne et Celui qui est Le Lieu, dans le lieu. C’est bien sûr le créateur du lieu et très certainement aussi celui qui remplit le Lieu. C’est à dire que l’Hébreu, l’Homme, a la conscience permanente de la rencontre. Toute l’aventure d’Israël, c’est de donner à ceux qui y vivent la conscience d’une rencontre, c’est à dire du Lieu. Cela ne doit pas être compris seulement sur le plan kabbalistique, pour lequel cette divinité sans nom, sans forme, sans visage, qui est le Dieu d'Abraham, d'Isaac et de Jacob se concrétise dans le lieu d'une rencontre. S.O. : Cela m’amène à formuler autrement ma question… La Présence peut-elle exister indépendamment de la conscience que l’on peut en avoir ?  A.Chouraqui. : Bien sûr que non. Il est évident que si l’on est pas conscient, cela, la Présence n’existe pas… S.O. : Si nous voulions donner une représentation de la Présence, quels mots emploierions-nous. Serait-ce une image, une idée, une notion, une certitude ou un doute ?  A.Chouraqui. : C’est une présence ! C’est-à-dire un Etre qui habite le Lieu, qui remplit le Lieu.  S.O. : Alors, peut-être, pourrions-nous définir la Présence selon l’éclairage de Kant, comme "transcendantale", une connaissance qui dépasserait l’expérience ?  A.Chouraqui. : Cela dépend de ce que vous mettez dans le mot "transcendant". La notion philosophique de Kant, n’est pas la même que celle des Hébreux. Les Hébreux sont des gens concrets. Dans le mot de Présence "Ha Maqom", le Lieu est le Lieu d’une Présence concrète. La définition la plus charnelle du Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, c’est justement le Lieu . S.O. : J’essaye toujours de "cerner" la Présence avec vous, et j’en reviens à Kant, pardonnez-moi ! La Présence serait-elle un phénomène, au sens défini par Kant de ce qui est objet d’une expérience que l’on peut appréhender dans l’espace et dans le temps ?  A.Chouraqui. : Bien sûr qu’un Lieu n’est pas mort. Il vit des présences qui l’habitent. C’est donc nécessairement le lieu d’une rencontre. Ce dont je vous parle maintenant s’exprime dès les premiers mots de la Genèse : "Au Commencement, Elohim a créé les cieux et la terre". C’est la définition de lieux qui naissent par le pouvoir créateur d’Elohim, dont le nom lui-même évoque les puissances créatrices de l’univers. Elles émanent de cet Adonaï, qui est l’Etre qui a été, qui est, qui sera et qui fait être et cristallise le Lieu de la rencontre. S.O. : Pour l’Etre humain, le Monde créé est en lui-même inexplicable. Pour celui qui a la foi, le Monde prend son sens à travers Dieu, qui est le créateur et l’organisateur, ce que vous venez de me dire. Pensez-vous que la foi est un moyen de perception de la Présence ?  A.Chouraqui. : La "Foi", Emouna en hébreu, signifie un acte d’adhérence à l’Etre. Ce mot de "foi" a été si souvent galvaudé et prostitué, déformé qu’il vaut mieux, pour moi, revenir au vocabulaire biblique. Emouna veut dire Amen, c’est-à-dire adhérer. La Foi, pour un Hébreu, c’est adhérer au Lieu. On en revient toujours à ce Lieu. La Loi Fondamentale de la Bible, c’est, bien sûr, la Création, mais aussi l’Alliance. L’Alliance c’est adhérer à la rencontre et au Lieu, sans aucune restriction, avec Amour. La Loi de l’Alliance, c’est le Cantique des Cantiques. S.O. : D’après vous, la Foi, Emouna, serait-elle forcément d’essence divine, ce qui tendrait à dire qu’être athée serait se couper de la Présence… A.Chouraqui. Ce que j’essaye de faire, c’est de vous faire sortir des concepts ! Dès que vous prononcez le mot "Foi", vous retombez dans le langage convenu. Je vous comprends, mais pour moi, qui suis un amant de la Bible, les choses ne se situent pas dans l’abstrait.  S.O. : Mais la Foi n’est pas abstraite… A.Chouraqui. : Elle l’est si elle n’est pas un acte d’adhérence et d’adhésion au lieu. S.O. : Pour moi, qui suis croyante, je ne vis pas cette croyance dans l’abstraction… J’ai un lien intime, privé, total et absolu, avec cette présence, cette permanence de la Foi. "Cela" m’habite, tous les jours, dans les rencontres que je fais, dans mon ouverture au monde, dans cette émotion chaque matin renouvelée devant la beauté dispensée par l’Eternel… A.Chouraqui. : Vous venez de me donner la plus belle définition de la Croyance et la plus belle réponse aux questions que vous me posez !  S.O. : Je sens bien que vous voulez dépasser le cadre des questions que je vous pose… En fait nous parlons d’Amour absolu…  A.Chouraqui. : Savez-vous pourquoi je suis rétif à certains mots ? Ouvrez n’importe quel catéchisme de n’importe quelle religion, vous verrez qu’avoir la Foi ne signifie plus rien. La plus belle définition de l’Amour est extraite du livre "Les Devoirs du Cœur". C’est l’un des plus grands livres de pensée, que j’avais découvert dans une bibliothèque juive, pillée par les Allemands et que j’avais sauvé et traduit en 1950. Il est dit dans ce livre que : "L’Amour est un élan de l’Etre qui en son essence se détache vers Dieu pour s’unir à sa Très Haute Lumière". C’est à mon sens la définition la plus belle, la plus bouleversante de toute philosophie, de toute théologie. On trouve des mots fondamentaux, l’Elan, s’il n’y a pas d’élan, il n’y a rien. Elan et Détachement, sans détachement, l’élan est brisé. Puis, l’union et c’est là ou se situe, pour moi, le mystère de l’Amour, c’est-à-dire l’Union a sa très Haute Lumière. De cette union naît la lumière, qui arrache l’Homme à ses ténèbres et le situe dans ce que vous appelez la transcendance. S.O. : Pour en revenir a ma précédente question, pardonnez-moi d’insister, mais pourrait-on dire qu’être athée, c’est se rendre indifférent à la Présence ? A.Chouraqui. : Un athée, dans sa définition première, c’est quelqu’un pour lequel Théos n’existe pas. Vous pouvez nier l’existence de Théos, c’est à dire le Dieu Païen. S.O. : Mais nier c’est déjà avoir la volonté de rejeter…  A.Chouraqui. : Peut-être. mais on ne peut pas nier l’existence d’Elohim, qui est par essence l’Etre qui Est. Je Suis qui Je suis. Si je devais définir le Dieu d’Israël, je dirai qu’il est athée, en ce sens qu’il nie l’existence de tous les Dieux. Il les nie, par le fait que le vrai Dieu d’Israël est une divinité sans forme, sans nom, sans visage, sans histoire. C’est un Etre en devenir, un Etre ouvert vers le Lieu, vers la rencontre.  S.O. : En extrapolant, pourrait-on supposer que l’athée se donne une liberté par rapport à la primauté de la présence, en la refusant, la niant ou ne la nommant pas ? A.Chouraqui. : En fait, je ne connais pas d’être qui soit athée, c’est à dire coupé de tout le réel. On choisit ses dieux et l’athée qui dit que Dieu n’existe pas, est esclave de lui-même d’abord, de son sexe, de ses passions…  S.O. : Il a ses propres enfermements ? A.Chouraqui. : Mais bien sûr, on ne peut pas être et nier l’Etre. Je vous ai déjà dit que je me méfie des mots, je n’aime pas être enfermé dans les mots.  S.O. : Ce cadre de mots que je vous tend, vous avez tout liberté de le faire voler en éclats. Permettez-moi de continuer et de vous demander si pour vous, il y a une "évidence" de la Présence.  A.Chouraqui. : On ne peut discuter de "ce qui est". On peut nier la Présence, ne pas la voir, ne pas vouloir la reconnaître, il n’empêche qu’elle Est.  S.O. : Comment symbolisez-vous la Présence ?  A.Chouraqui. : On peut la dépeindre sous toutes sortes de mots, de mythes et l’Humanité entière a passé sa vie à essayer de situer la Présence, de la décrire, de l’idolâtrer…  S.O. : Pour vous, que représente-elle ?  A.Chouraqui. : Pour moi, c’est l’ineffable…  S.O. : On en revient au Lieu, à l’adhésion, à l’Amour… Comment se véhicule - t-elle, cette Présence, à travers qui ou quoi ? A.Chouraqui. : Pour l’instant, en ce Lieu, la présence, c’est vous et moi. Cette présence emplit le Lieu. Je reviens à la définition que je vous est donné de l’amour. Le détachement est l’articulation de toute conscience et de toute présence.  S.O. : Le détachement à soi et l’attachement aux autres ?  A.Chouraqui. : Le détachement, c’est ce qui distingue le vivant du mort. S.O. : On peut dire de la Présence qu’elle est comme un fleuve qui s’écoule, ou qu’elle est immuable ? Est ce notre perception qui la rend soit immuable soit fluctuante ?  A.Chouraqui. : C’est une force de vie ou Dieu, puisqu’il n’est question que de Lui,"El", c’est à dire la Puissance, La Force Créatrice dont nous émanons tous. Le seul lien tangible entre nous tous, c’est cette force créatrice dont nous sommes le fruit. S.O. : D’après vous, la Présence est-elle vécue, ressentie, évoquée, sous tous les cieux, par toutes les religions. Est-elle universelle ?  A.Chouraqui. : Certainement. Vous savez que Dieu, qui est la Source et l’aboutissement de tout a deux noms. le premier, "Adonaï", est le Dieu ineffable, il est l’Etre. Vous savez que les philosophes ont mis des siècles à définir cette notion de l’Etre, les Grecs y sont parvenus au cinquième siècle avant Jésus. Si l’on en croit la chronologie, Moïse et les Hébreux, au treizième Siècle avant notre ère, dès cette époque, ont décroché de toutes les mythologies antiques. Ils reconnurent la puissance du Nom…  S.O. : La puissance vibratoire ? A.Chouraqui. : La puissance de l’Etre, du tétragramme, qui situe Dieu non pas dans la mythologie ou dans l’Histoire, mais dans l’Etre de l’Etre.  S.O. : Serions-nous donc tous depuis devenus des messagers ?  A.Chouraqui. : Ou peut-être des anges. Cela justifie aussi l’exigence de l’Alliance, qui est l’Amour. Il n’y a pas d’amour sans justice. C’est aussi la signification de la Présence à soi-même, avant d’être présent aux autres, il faut être présent à soi. Ce qui me frappe, c’est que l’on puisse être présent aux autres, alors que l’on est absent à soi-même. S.O. : Etre présent aux autres implique un don de soi, un acte d’amour… A.Chouraqui. : Lisez dans la Bible ce qu’est l’Amour, s’il n’est pas incarné… Dans Saint Paul, il y a une définition merveilleuse de l’amour : "L’Amour croit tout, veut tout, espère tout, et donne tout". S.O. : Pour sortir du cadre des mots, et conclure notre entretien, quelle définition la plus libre et la plus entière pourriez-vous maintenant me donner de la Présence ?  A.Chouraqui. : C’est…   * Je suis l'auteur de la photo illustrant illustrant notre entretien  

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LES COMMENTAIRES (1)

Par pastor
posté le 15 octobre à 07:19
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Anfré Chouraqui prônait la tolérance entre les peuples. Vous avez su rendre claire sa pensée. C'est une chance d'avoir pu le rencontrer...

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