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Le coût humain de la mondialisation, Zygmunt Bauman

Publié le 27 août 2009 par Edgar @edgarpoe

Le coût humain de la mondialisation, Zygmunt Bauman

Séduit par son livre Modernité et Holocauste, j'ai voulu continuer à lire Zygmunt Bauman et suis tombé sur ce titre. Après lecture, je reste convaincu du brio de l'auteur, même s'il emporte parfois plus la conviction qu'il n'étaie des démonstrations. Au minimum, il faut lui reconnaître une agilité d'esprit impressionnante, et une somme de références actuelles et fort diversifiées. Pour le reste, il faut sans doute se donner le temps de prendre en compte toutes les dimensions d'une pensée extrêmement riche et complexe.

Modernité et holocauste défendait une thèse claire : toute société moderne, rationaliste, peut commettre les mêmes excès que les nazis.

Ici, la ligne directrice est plus difficile à cerner immédiatement, il décrit plus qu'il ne prescrit, et n'ordonne guère ses constats en une thèse facilement résumable. Disons que parmi la foule d'idées intéressantes, le thème principal est que la mondialisation n'est pas le gage d'une future unification des modes de vie globaux, mais qu'elle provoque une dualité mondiale, entre une élite globale et des communautés locales, que l'on désarticule pour en user et en abuser.

Cette nouvelle dualité mondiale n'oppose pas les prolétaires aux capitalistes, mais les mobiles aux localisés :

"...la liberté de circulation, qui a toujours été un avantage rare et inégalement réparti, devient rapidement le principal facteur de stratification sociale de l'âge moderne et postmoderne. [...] Certains peuvent quitter à volonté la localité, n'importe quelle localité. Les autres regardent désespérément la seule localité à laquelle ils sont attachés leur glisser des mains à grande vitesse."

Bien loin de l'optimisme béat d'un Thomas Friedman.

De ce constat d'une dualité planétaire, Bauman donne des explications et aboutit à une claire (claire après décantation) conclusion : l'orchestration actuelle de la mondialisation est criminelle (Voler les ressources de nations entières, c'est faire la "promotion de la libre entreprise" ; voler le gagne pain de familles et de communautés entières, cela s'appelle "dégraisser", ou "rationaliser".)

Je dois avouer que le radicalisme de l'auteur n'est pas évident à première lecture. C'est en relisant mes annotations que je découvre cette citation accusatrice, au milieu de citations très riches et variées, et d'analyses pointillistes.

Pour rendre compte de la totalité d'un livre si riche, le plus simple est sans doute d'en suivre les chapitres.

L'auteur n'a pas voulu rédiger une thèse, ou démontrer une théorie, comme il l'écrit lui-même :

"l'auteur considère ce livre comme un essai. On y trouvera beaucoup plus de questions que de réponses, et on n'y trouvera pas de vision cohérente des conséquences futures qui pourraient être engendrées par les tendances actuelles".

Forcément, le compte rendu d'un ouvage présenté comme tel ne peut être ni court, ni limpide.


Chapitre 1 : le temps et les classes

Bauman y avance l'idée que le combat de la mondialisation néolibérale est celui de la totale liberté des actionnaires. Ce combat est une lutte féroce pour obtenir le droit de faire ce que les actionnaires - délocalisés - souhaitent, sans limites ni surtout considération des conséquences locales de leurs décisions.

Il rappelle que la frontière, la limite, est aussi une protection pour les plus faibles.

Une démonstration brillante, frôlant la philosophie, se termine ainsi : "... on peut conclure que l'opposition entre le proche et le lointain comprend une autre dimension, tout à fait essentielle : l'opposition entre la certitude et l'incertitude, l'assurance et l'hésitation. Etre "loin", c'est être en danger - cela exige donc de l'intelligence, de l'habileté, de la ruse et du courage, il faut apprendre des règles qui ne servent pas ailleurs, et savoir les maîtriser au prix d'expériences dangereuses et d'erreurs qui sont souvent coûteuses. Le proche renvoie en revanche à ce qui ne fait pas problème ; les habitudes acquises sans effort suffiront à la tâche, elles sont familières et ne risquent pas de nous plonger dans l'angoisse de l'hésitation. Tout ce que l'on place sous la notion de "communauté locale" est le produit de cette opposition entre "ici" et "là-bas", "près de " et "loin de"."

Sur les aspects communicationnels de la différence entre proche et lointain, il note que les communications Internet et autres font que la communication au sein d'une communauté peut être court-circuitée par une communication entre communautés, tout aussi rapide et aisée. Ce qui est cependant perdu au passage est la richesses des échanges à l'échelle locale (certes, j'ai 160 amis Facebook sur x pays de la planète. Mais j'ai déjà oublié le visage de nombre d'entre eux, serait bien incapable de nommer le conjoint des neuf dizièmes d'entre eux etc...)

Il y a, au final, une mystique de la communication Internet qui est assez ridicule et permet de croire que la communication instantanée de quelques-uns prépare le paradis pour tous. Bauman cite un texte d'une Margaret Wertheim comparant le cyberespace et la conception chrétienne du paradis ("de même que les premiers chrétiens voyaient le paradis céleste sous la forme d'un lieu idéal [...] les prosélytes du cyberespace proclament que leur domaine est un monde idéal situé "au dessus" et "au delà" des problèmes du monde matériel").

Bauman ne manque pas de relever que parallèlement à cet optimisme immatériel des élites, la réalité est que les élites sont concrètement très situées, et généralement à l'écart des masses qui risqueraient de les gêner ("l'extraterritorialité des élites est assise sur un dispositif des plus matériels, à savoir le fait qu'elles soient physiquement inaccessibles à quiconque ne dispose pas d'un droit d'entrée).

D'un point de vue urbain, les espaces privés se privatisent aussi de la même façon. Les lieux publics encouragent à la dépense commerciale, guère à la rencontre.

Pour conclure ce premier chapitre, les classes dominantes d'aujourd'hui zappent et voyagent, pendant que les spectateurs sont priés de rester derrière les barrières et de subir le spectacle, que celui-ci soit bon ou mauvais, qu'ils y jouent le rôle de la poule ou celui du renard.


Chapitre deuxième : les guerres de l'espace, un autre regard

Le chapitre tout entier est un morceau de bravoure, dont l'idée centrale est la suivante : "auparavant, c'était la carte qui reflétait et enregistrait les formes du territoire. Ce sera à présent au tour du territoire de devenir un reflet de la carte, d'être élevé à la transparence que la carte s'efforçait d'atteindre".

L'idée extraite telle quelle du chapitre a l'air d'un petit morceau de dialectique habile, mais elle est illustrée superbement par un trajet qui démare avec "l'état dentiste" qualifié comme tel par Gellner, où le Prince prélève des impôts avec grande difficulté au sein d'un territoire qui est à peine le sien, jusqu'aux délires d'un le Corbusier qui entend construire des villes fonctionnelles sur les ruines des configurations urbaines héritées de l'histoire.

Bauman poursuit en décrivant le malaise existentiel des individus habitants de ces cités fonctionnelles (Brasilia : "pour ses habitants, Brasilia se révéla être un cauchemar. On entendit rapidement parler d'un nouveau syndrome pathologique dont Brasilia était le prototype et l'épicentre le plus célèbre, et auquel ses victimes infortunées donnèrent le nom de "brasilitis". Tout le monde s'accordait pour dire que les symptômes les plus manifestes de la brasilitis étaient l'absence de foule, les coins de rue vides, les places anonymes, l'absence d'expression des visages, et la monotonie accablante d'un environnement dépourvu de tout ce qui pourrait surprendre, déconcerter ou susciter l'intérêt.")

Bauman poursuit en dénonçant les villes privées principalement américaines, ces gated communities si facilement décriées. Mais là où il est fort, et original, c'est qu'il suggère que ces villes, nées de la volonté d'être en sécurité, finissent par engendrer la peur : "dans une localité homogène, il est excessivement difficile d'acquérir le caractère et les capacités nécessaires pour affronter la différence humaine et les situations d'incertitude ; et quand on ne possède pas ce caractère ou ces capacités, il devient très facile d'avoir peur de l'autre, simplement parce que c'est l'autre."


Il termine enfin par un très long commentaire sur la notion de panopticon, que Michel Foucault, commentant Bentham, donnait comme métaphore du pouvoir moderne : le pouvoir moderne veut tout voir aisément, embrasser d'un seul regard un monde harmonisé, rendu interprétable et lisible. Il dépasse cette notion par celle de "synopticon".  Dans le synopticon, la classe mondiale se donne à voir et à admirer aux "locaux" : "bien que séparés sur terre, les locaux rencontrent les mondiaux au cours d'émissions de télévision quotidiennes retransmises depuis le paradis. Les échos de cette rencontre résonnent à l'échelle mondiale, recouvrant tous les bruits locaux, se répercutant sur les murs locaux, ce qui révèle et renforce d'autant plus la solidité infranchissable de ces murs, solides comme ceux d'une prison".


Chapitre troisième : Qu'est-ce qui va succéder à l'Etat-nation ?
 
Vaste question, à laquelle Bauman apporte des tas d'éléments de réflexion - mais pas de réponse.

Par exemple :

"Le Nouvel ordre mondial, que l'on considère trop souvent avec suspicion comme un nouveau désorde mondial, a précisément besoin d'états faibles pour se maintenir et se reproduire. Les Etats-faibles, les quasi-états, peuvent être facilement réduits au rôle (indispensable) de commissariat de police local, assurant le minimum d'ordre nécessaire pour la consuite des affaires, sans qu'on puisse craindre qu'ils viennent interférer dans la liberté de manoeuvre des compagnies mondiales". (qui n'a pas reconnu là un portrait précis de l'Europe des régions a un problème de vision à corriger au plus vite).

Bauman cite encore Richard Kapuscinski, journaliste polonais, pour expliquer comment on dissimule le fait que la pauvreté dans le monde est un phénomène construit par les pays riches, et non une calamité naturelle (il faut reconnaître ce point à Bauman : il n'hésite pas à reconnaître sa dette à d'autres inspirateurs, à citer le sous-commandant Marcos comme Pierre Bourdieu ou Michel Crozier).

Il conclut ce chapitre en expliquant que le spectacle de la misère des PVD vient à point nommé pour convaincre le riche spectateur que, à rebours même de son idéologie officielle qui consiste à prôner la mobilité, il est urgent de fermer les frontières aux habitants des pays pauvres.

Bref, sans l'écrire, Bauman laisse à penser que le rôle le plus probable de l'état nation, à l'échelle prévisible, est celui de "commissariat local" et de garde-barrière, mais de barrières d'un genre nouveau, non pas entre nations, riches ou pauvres, mais entre un bloc riche et les indésirables.


Chapitre quatrième : Touristes et vagabonds

Très beau chapitre, qui décrit et nomme le bloc des riches : les touristes (nous, habitants aisés des pays développés et non développés).

J'ai noté à part plusieurs citations issues de ce chapitre assez riche, sur la pauvreté, nécessaire à la société de consommation et sur l'illusion que constitue la suppression des visas.

Les touristes sont passionnés d'indétermination : il faut pouvoir acheter et jeter, pour racheter ensuite, pourquoi pas. Pouvoir aussi être demain à Shanghaï et après-demain à Varsovie. Le tout est de bouger, de s'étourdir en s'épanouissant avec le sentiment que le monde est à nous.

Mais pour que le monde soit à nous, pour que nous puissions retrouver un Novotel au Tibet ou à Oulan-Bator, un McDo sur le port du Pyrée [j'ai mangé un McDo sur le port du Pyrée en famille un jour d'égarement, le remords en sera éternel], il faut que les peuplades locales aient été préalablement "neutralisées".

En face des "touristes", la classe suroccupée à acheter sa liberté, il y a donc les vagabonds. Les ploucs qui sont de quelque part, qui gênent la marche et la vue de la classe mondiale. Ils auront donc vite fait d'être déplacés (en 20 ans, de 1975 à 1995, les "réfugiés" pris en charge par le Haut Commissariat aux Réfugiés sont passés de 2 à 27 millions).

Il y a donc un fossé qui se creuse sur la planète entre une classe mondiale et ses pauvres. Ce fossé n'est pas un fait de la nature, c'est ce qu'il importe de comprendre : il est
créé, rendu nécessaire et organisé par le développement de cette classe mondiale.


Chapitre V : loi globale et ordres locaux


Bauman se fait vigoureux. Pour lui, l'objectif de la classe mondiale est de se débarasser des gêneurs. Il en veut pour preuve la prison "modèle" de Pelican Bay. Là, en Californie (dans un état qui dépense plus pour ses prisons que pour ses universités), les prisonniers ne voient personne, sont isolés dans des cellules vides, vivants dans des cercueils.

Bauman rejette doublement cette situation : il y voit une rupture grave avec l'idée ancienne que la prison devrait réhabiliter, d'autant plus grave que la prison, de toute façon est une institution inutile - citation d'un sociologue du droit, Thomas Mathiesen, à l'appui ("au cours de l'histoire, les prisons n'ont en fait jamais permis de réhabiliter qui que ce soit. Elles n'ont jamais permis à quiconque de revenir dans le droit chemin. elles ont au contraire prisonisé leurs détenus").

Il exagère ? Certains faits sont troublants : "dans le district d'Anacostia, où se concentre la plus grande partie de la population pauvre de Washington, la moitié des habitants mâles agés de 16 à 35 ans est soit en attente de procès, soit en prison, soit en liberté surveillée".

De fait, l'homme moderne - et aisé - est confronté dans sa vie à une injonction permanente de bouger, de ne s'attacher à rien, de produire partout, tout le temps, sans question. Ainsi, il devient isolé et se replie sur un territoire qu'il entend contrôler totalement.

Comme il ne rencontre que des inconnus, la règle des relations qu'il noue avec des tiers est plus souvent la loi, abstraite, que l'échange réglé par la connaissance mutuelle des interlocuteurs (si le fils de Jean-Paul pique le vélo du mien et que je sais que Jean-paul vient d'être mis au chômage ou que sais-je, je vais m'expliquer avec Jean-Paul. Si je ne connais pas Jean-Paul, je vais au commissariat demander que le voleur soit châtié).

D'où la croissance fulgurante de la population carcérale (USA : 230 prisonniers pour 100 000 habitants en 1979, 649 en 1997. La Norvège est passée dans le meme temps de 40 pour 100 000 à 60 pour 100 000).

Ce sont bien sûr les vagabonds qui paient cette criminalisation croissante de la vie en société, pas les touristes. Ce qui est intéressant sur ce sujet, c'est que Bauman consacre de longues pages, convaincantes et érudites, à expliquer ce que l'on sait intuitivement : en matière pénale, la délinquance chic passe généralement à travers les mailles du filet.

Il ajoute une dimension mondiale à cette considération : "N'oublions pas, enfin, l'avantage exceptionnel dont bénéficie l'élite mondiale quand elle a affaire aux gardiens de l'ordre : les ordres en question sont locaux, alors que l'élite et ses lois, les lois du marché, sont translocales. Si les gardiens de l'ordre local se montrent trop pressants et désagréables, il reste la possibilité de faire appel aux lois globales pour changer les concepts locaux et les régles locales. Et, bien sûr, si les choses deviennent embarassantes à l'échelon local, il est toujours possible de décamper ; être "globale" pour l'élite, c'est être mobile, et la mobilité, c'est la possibilité de s'échapper, de s'évader. On trouve toujours des endroits où les gardiens de l'ordre sont désireux et même heureux de détourner les yeux en cas de conflit".


Conclusion personnelle, prudente et provisoire :

Par certains aspects, Bauman est un révolutionnaire, que l'on pourrait rapidement qualifier de néo marxiste. D'autres aspects de sa pensée sont plus complexes, conservateurs, voire, pourquoi pas, hayekiens. Lorsqu'il déplore le constructivisme de la raison, le goût humain - le goût des humains au pouvoir - pour les grands schémas nous orientant vers un avenir radieux, il n'est pas loin d'un libéral appellant à un état modeste.

On peut sans doute le classer comme un personnaliste moderne (et irreligieux), ou comme un communautariste (partisan d'une vie locale plus forte, de relations interpersonnelles directes, sans souci du global). J'avoue ne pas connaître assez ni le personnalisme ni le communautarisme pour en juger.
Je suis donc à la fois lecteur ravi et passionné de Bauman, sans être cependant bien sûr d'être en phase avec sa pensée.

Ce livre est en attendant une incitation à réfléchir sur les à-côtés de la mondialisation. Cet amoncellement de faits ennuyeux et sordides, qui se passent loin de nous (expulsions, exploitation, arbitraire), nous en bénéficions au quotidien et ils ne sont bien souvent que la conséquence directe de notre mode de vie.


Il faut retenr surtout de ce livre l'idée que le monde est déjà global : c'est à dire que le monde ne se divise pas entre des pays développés et des pays "en voie de développement", qui n'auraient pas encore été touchés par la grâce de la modernité et pour lesquels il suffirait d'attendre que celle-ci se diffuse de façon magique.

C'est au contraire parce que le monde a été "globalisé" qu'une division s'est créée entre les pays développés et des pays dont les pays développés entendent bien qu'ils restent en développement encore longtemps. La force de cet ouvrage est de montrer à quel point cela est vrai, au-delà du seul domaine économique : que ce soit en matière d'urbanisme ou de politique pénale (et assez peu en matière économique d'ailleurs), il apporte au débat des éléments passionnants.



 




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