Magazine Voyages

Dure traversée en mer croate vers Vela Luka

Publié le 31 août 2009 par Argoul

Le lendemain matin est toujours emmoustiqué. Il faut s’habiller bien vite, voire prendre un bain froid, comme Laine, pour chasser la chaleur du corps qui attire les insectes. Nous partons pour la dernière étape, Vela Luka. Il faut une fois de plus suivre la côte en direction de l’ouest, comme nous le faisons depuis deux jours, avant de remonter vers le nord en épousant l’extrémité de l’île, jusqu’à la baie qui s’ouvre profondément vers l’est, au fond de laquelle se trouve le grand port protégé. De multiples îlots rocheux parsèment le chemin.

gamin-croates-vela-luka.1248681053.jpg

Mais le vent ne tarde pas à se manifester, c’est le Bora, le Borée des anciens Grecs, le vent qui vient du nord. Il nous repousse de la côte en soufflant dans les creux de falaise, puis nous l’avons carrément de face. Il forcit jusqu’à un bon 4, faisant crêter les lames de quelques moutons qui, parfois, déferlent sur nos bras et nos poitrines. Le vent dans le nez avec une houle d’ouest qui balance les bateaux crée des conditions que ni Rosâne, ni Jipi n’auraient appréciées ! Il nous faut faire effort pour avancer, toute rupture de rythme casse immédiatement l’erre et fait presque reculer le kayak dans le vent. Il faut pagayer puissamment et maintenir un battement continu pour tailler sa route. A l’avant, j’ai souvent l’impression que mes pagaies ne mordent pas mais c’est une illusion, soit j’accompagne la vitesse, d’où cette impression de caresser l’eau, soit la houle soulève la proue du kayak, ne permettant pas à la pelle de s’enfoncer beaucoup, ce qui diminue la résistance du liquide à l’effort. Mouillé pour mouillé, mieux vaut laisser la peau à l’air car le vent frais réfrigère le coton. Je suis donc torse nu, comme Braque. Nous prenons plusieurs fois des gifles de mer par les vagues déferlantes, ce que Braque appelle joliment « prendre un mouton ».

ado-croate-vela-luka.1248681036.jpg

Aujourd’hui, l’adolescent a remplacé son père dans le kayak tout seul. Hier soir, le Vieux hésitait, en raison de la durée de l’effort à fournir. Les conditions ce matin sont encore pires que celles d’hier. Laine est inquiète. Nous tous, les adultes, avons surveillé le jeune solitaire de loin, mais Braque s’en est parfaitement tiré. Il a pagayé mieux, plus vite et plus frugalement qu’hier son père. Plus léger, il s’est moins fatigué ; responsable, il ne s’est pas éloigné. C’est une leçon pour le Vieux qui aime à se laisser croire, parfois, que rien ne peut arriver correctement sans lui. C’est une leçon à tous les pères, qui ne s’aperçoivent jamais que leurs fils grandissent et qu’eux sont moins vifs en vieillissant. Nous avons tous félicité Braque et ses 16 ans tout frais. Discrètement, mais avec obstination, il cherche à devenir un homme malgré sa carrure d’éphèbe et ses enfantillages de petit dernier. Il tient probablement ce caractère de son père qui n’a pu réussir sa carrière sans s’accrocher ni s’obstiner.

croatie-gamin-sucant-une-glace.1248681045.jpg

Nous avons mis 3h20 à pagayer presque sans pause (les pauses n’étaient possibles que sous le vent de l’île, impossibles dès que nous avons viré la pointe vers le nord). Mariam et moi sommes arrivés les premiers sur l’île qui ferme l’entrée de la baie de Vela Luka, Mariam parce qu’elle avait fortement envie de pisser, moi parce je voulais en finir et que mes muscles en pleine action chantaient sous le soleil et les embruns. Malgré ce record, je n’hésite pas à dire que cette épreuve, si elle était nécessaire pour arriver, ne m’a pas fait plaisir. Contrairement à ce social-démagogue de Vieux : « ah ! j’ai aimé ce matin, on en a bien chié ! » Pour ma part, « en chier » n’est jamais un plaisir, je ne suis pas masochiste et ne jouis pas sous le fouet ou en donnant la torture. C’est plutôt quelque chose que je subis si cela doit survenir, et qui survient inévitablement dès que l’on aime un peu l’action, mais ce n’est qu’une étape désagréable, pas un moment de jouissance ! Je me demande si cette affectation d’aimer souffrir n’est pas un théâtre pour leurrer les autres, voire se leurrer soi-même. Elle vient peut-être de la culture catholique, pour qui l’ascétisme dans cette « vallée de larmes » plaît à Dieu parce que tout plaisir terrestre vient du Diable. L’activisme de « qui en veut », la compétition sociale, sont peut-être utiles pour motiver une jeunesse qui a naturellement tendance à se laisser vivre, mais j’ai passé l’âge de me mentir à moi-même. Tant pis pour le socialement correct qui aime à faire accroire que ceux qui apprécient « d’en chier » réussissent seuls dans la vie. Réussissent quoi ? Telle est la vraie question.

gamin-plage-vela-luka.1248681072.jpg

Nous faisons le tour du port en kayak pour trouver un emplacement d’échouage. Nous débarquons au fond, là où sont amarrés les bateaux de pêche. Après avoir enfilé un tee-shirt propre et sec, nous faisons un petit tour dans la ville et buvons un bière, le temps qu’Eff courre chercher un endroit stable pour remiser les kayaks durant les deux prochains jours, dans l’attente du stage suivant. Ils feront l’itinéraire dans l’autre sens. Il doit trouver une pension pour les accueillir la première nuit et, pour nous, un endroit pour camper ce soir en attendant le ferry de 5h30 demain matin. Nous déjeunons dans une ruelle ombrée et peu passante qui donne sur le port. Restes de fromage, salami, fruits, pain d’hier et un yaourt fraîchement acheté composent l’en-cas. Nous allons boire un café ensemble avant de nous séparer en attendant le rendez-vous de fin d’après-midi. Chacun ira à ses affaires.

gamin-croates-vela-luka-2.1248681063.jpg

La famille et moi faisons le demi grand tour du port à pied, passant devant les bateaux, les baigneurs, la forêt de pins. Deux gamins en slip, blonds et bronzés, plongent et nagent dans l’arrière port. Ce sont des rejetons du coin, robustes et délurés, aux muscles fermes et longs de nageurs. Laine me déclare : « ils sont mignons, tu les as pris en photo ? » En kayak, tout prend l’eau à un moment ou à un autre; les autres n’ont pas pris d’appareil ou l’ont laissé au fond du sac, bien enveloppé. Je suis le seul à avoir un appareil étanche, d’où cette proposition, parfois, de prendre des photos pour le groupe. Je n’y avais pas pensé, tout à mon regard de sympathie et je m’exécute, une première fois en passant, une autre fois en leur demandant formellement. Ils en sont ravis. Deux se jettent à l’eau, en arrière, le ventre tendu. Un autre est assis sur le ponton en train de lécher une glace et il prend des poses de séduction pour se faire tirer le portrait. Une vielle dame, assise là et qui regarde la scène, sourit. Elle aime que l’on aime les rejetons de sa race.

A 16h, nous vidons les kayaks de toutes nos affaires, séparons le matériel qui doit rester, et pagayons à cinq une dernière fois, seul par kayak, pour les mener tout au fond du port jusque dans un jardin privé qui veut bien les garder. Je crois que la famille fait aussi pension. Les petits garçons de la maison nous regardent faire, assis sur un banc en train de goûter. Deux des petits blonds que j’ai pris en photo tout à l’heure se jettent à l’eau et traversent le bras de port à la nage pour venir assouvir leur curiosité pour ces étranges embarcations. Ils arrivent tout ruisselants, les yeux frétillants, leurs corps de bronze frémissant encore de l’effort. J’aime cette vie puissante qui est en eux, cette âme d’explorateur dans ce physique de Spartiate.

Une dernière peine, nous portons nos affaires dans les sacs jusqu’au restaurant-hôtel Dalmacija en face de l’embarquement du ferry. Nous n’aurons ainsi pas à les transporter loin demain. Comme nous dînons au restaurant, l’hôtel nous permet d’entreposer pour quelques heures nos sacs dans une salle vide. Nous dormirons à quelques dizaines de mètres, derrière la petite église tout près qui offre son square ombragé et un endroit plat. La grande église, nous l’avons visitée tout à l’heure ; elle est récente, dépouillée, aux placages de rose italien sur ses murs intérieurs. Un facteur réparait l’orgue, à l’étage, et l’escalier qui y menait sentait le bois neuf.

En cette fin d’après-midi, je peux enfin écrire. A midi, j’ai acheté Le Monde en kiosque pour 13 kunas, le prix d’une bière. Les nouvelles internationales n’ont rien de neuf et la bourse est au calme plat.

ûé

ûé


Retour à La Une de Logo Paperblog

A propos de l’auteur


Argoul 1120 partages Voir son profil
Voir son blog

l'auteur n'a pas encore renseigné son compte l'auteur n'a pas encore renseigné son compte

Magazine