Magazine

Tandis que j’agonise – William Faulkner

Publié le 10 août 2009 par Livraire @livraire

Titre original : As I Lay Dying
Traduction de Maurice Edgar Coindreau

Tandis que j’agonise est le cinquième roman de Faulkner. Publié en 1930, il n’a été traduit en français qu’en 1934. Il aurait dû être le premier des romans de Faulkner à paraître en France, mais Sanctuaire parut finalement quelques mois avant, en novembre 1933.

* * *

Addie Bundren vient de mourir. Auparavant, elle a fait promettre à son mari, Anse, d’être enterrée à Jefferson avec les siens. Anse et leurs enfants, Cash, Darl, Jewel, Dewey Dell et Vardaman feront donc le trajet jusqu’à la ville, située à quarante miles (environ soixante-cinq kilomètres) de là.

Toute l’essence de l’histoire semble être contenue dans ces quelques lignes, et pourtant, ce résumé simple passe sous silence ce qui fait de Tandis que j’agonise un superbe roman, à la fois macabre et plein de vie, chanté par des voix inoubliables. L’histoire comporte quinze narrateurs, et ce sont le fil de leurs voix qui s’entremêlent, nous racontant l’histoire.

Se sachant mourante, Addie a demandé à Cash, son premier fils, charpentier, de construire son cercueil sous ses yeux. Elle meurt avant qu’il ait pu le terminer. Le roman commence avec la voix de Darl racontant son retour à la ferme avec Jewel, et les premiers bruits qu’ils entendent sont la scie et l’erminette de Cash. Ces sons rythment tout le début de la narration : Addie est morte, le cercueil n’est pas terminé, la famille tente d’encaisser le choc causé par la mort de la mère et n’arrive pas réellement à se décider à partir pour Jefferson.

Il faut plusieurs jours de voyage pour parvenir à destination, et des crues ont emportées les ponts. Le temps presse pourtant, le corps de la défunte n’a pas été embaumé, et après les bruits des outils de Cash contre le bois du cercueil, ce sont les busards dans le ciel et la décomposition du corps qui font office de métronomes.
Les obstacles se multiplient. Dans leur tentative de traversée, Cash se casse la jambe. Les mules se noient. Le père ne pense qu’au dentier qu’il désire s’acheter. Dewey Dell est enceinte et cherche à se faire avorter. Vardaman, le dernier-né, a pêché un poisson au moment de la mort de sa mère, dans son esprit, le poisson et la mère se confondent. Jewel n’est pas le fils d’Anse, mais issu d’une relation adultérine. Darl est considéré comme un simple d’esprit, un fou inquiétant ; avant la fin du récit, il sera interné. Pendant ce temps, le corps d’Addie continue de pourrir, et l’odeur est devenue insoutenable.

Aux voix d’Anse, Cash, Darl, Dewey Dell, Jewel et Vardaman, viennent s’ajouter, entre autres celles du docteur, du voisin et de sa femme, du révérend et même d’Addie Bundren, magnifique, brûlant de tristesse lucide.

L’édition Folio comporte, sur la quatrième de couverture, un commentaire de John Brown tiré du Panorama de la littérature contemporaine aux Etats-Unis.

« Une farce très haute en couleur, à la flamande. »

Appellation qui peut sembler déroutante au premier abord. On a du mal à faire le lien entre la mort d’une mère, le chemin de sa dépouille vers sa dernière demeure et une farce flamande. Pourtant, au fil de la lecture, cette appellation perd de son étrangeté pour devenir un parfait résumé de Tandis que j’agonise. Si leurs douleurs, le déchirement et le sentiment de conscience intérieur des personnages sont complexes, ils restent intériorisés et l’action proprement dite tient plus du burlesque, de la farce. Les détails de vie quotidienne, les préoccupations terre-à-terre des personnages (Dewey Dell qui se demande si elle va arriver à vendre ses gâteaux) mais aussi leurs manières de s’exprimer qui fluctue entre une langue familière à la syntaxe très libre (le lire en anglais doit être une expérience aussi passionnante que redoutable) et le registre plus biblique, plus épique même d’un conteur qui modifie imperceptiblement les accents de sa voix pour mieux souligner toutes les subtilités, toute la richesse de son histoire.

Ce n’est pas un roman triste, mais c’est un roman poignant qui tient en haleine, tant on reste sans voix devant cette partition magistralement écrite, devant ces accords faussement dissonant que l’on écoute à plusieurs niveaux, dépassant largement le cadre du récit, un épisode particulier dans la vie d’une famille de paysans habitant le sud des Etats-Unis au début du XXème siècle.

Je n’avais jamais eu l’occasion de lire Faulkner auparavant et je voulais profiter des vacances pour me plonger dans ce roman qui me tentait depuis un bon moment. Non seulement c’est chose faite, mais en je ne compte pas m’arrêter là.

Extraits

(les mentions figurant entre crochets ont été ajoutées pour une meilleure compréhension)

JEWEL

Si ça n’avait tenu qu’à moi quand Cash est tombé du haut de l’église et si ça n’avait tenu qu’à moi quand le père a reçu toute la  charretée de bois sur le dos, on ne verrait pas, aujourd’hui, tous les salauds du pays s’arrêter pour la dévisager, parce que s’il y a un Dieu à quoi foutre peut-il bien servir ?

* * *

DARL
[parlant de Cash, en train de fabriquer le cercueil de sa mère]

Il lève les yeux vers la face décharnée qu’encadre la fenêtre aux lueurs du crépuscule. C’est un tableau composé de tout le temps, depuis l’époque où il était encore enfant. Il laisse tomber la scie et, les yeux fixés sur la fenêtre où le visage n’a pas bougé, il soulève la planche pour qu’elle puisse la voir. Il tire une seconde planche et les ajuste ensemble dans leur position définitive. D’un geste il indique celles qui sont encore par terre et, par une pantomime de sa main droite, il montre quelle sera la forme du cercueil une fois fini.

* * *

DEWEY DELL

Il pourrait tant faire pour moi s’il le voulait. Il pourrait faire tout pour moi. C’est comme si, pour moi, tout ce qu’il y au monde se trouvait dans un baquet plein de boyaux, tellement qu’on se demande si autre chose de très important pourrait y trouver place. Lui, c’est un très grand baquet de boyaux, et moi je suis un petit baquet de boyaux, et s’il n’y a de place pour rien d’important dans un grand baquet de boyaux, comment pourrait-il y en avoir dans un petit baquet de boyaux? Mais je sais que c’est là, parce que Dieu a donné un signe aux femmes pour leur indiquer quand il leur est arrivé un malheur.

* * *

VARDAMAN

Ma mère est un poisson.

* * *

ANSE
[à propos de Jewel]

Je lui avais dit de ne pas amener ce cheval, par respect pour sa défunte mère, parce que ça n’a pas bonne façon de le voir caracoler ainsi sur ce sacré cheval de cirque, alors qu’elle voulait que nous soyons tous avec elle dans la charrette, tous ceux de sa chair et de son sang ; mais, nous n’avions pas plus tôt dépassé le chemin de Tull que Darl s’est mis à rire. Assis sur la banquette avec Cash, sa mère couchée sous ses pieds, dans son cercueil, il a eu l’effronterie de rire!

* * *

ADDIE BUNDREN

Et c’est pourquoi, quand Cora Tull venait me dire que je n’étais pas une vraie mère, je pensais combien les mots s’élèvent tout droits, en une ligne mince, rapides et anodins, alors que les actions rampent, terribles, sur la terre, s’y cramponnent, si bien qu’au bout d’un certain temps, les deux lignes sont trop éloignées l’une de l’autre pour qu’une même personne puisse les enfourcher. Je pensais que péché, amour, peur, tout cela n’était que des sons que les gens qui n’ont jamais péché, ni aimé, ni craint, emploient pour ce qu’ils n’ont jamais eu et ne pourront jamais avoir, à moins qu’ils n’oublient les mots. Comme Cora, qui n’a même jamais été capable de faire la cuisine.

Posted in américaine, Littérature Tagged: I like it, Littérature américaine, Prix Nobel de littérature, William Faulkner, XXème siècle


Retour à La Une de Logo Paperblog

A propos de l’auteur


Livraire 180 partages Voir son profil
Voir son blog

l'auteur n'a pas encore renseigné son compte