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De si grandes extrémités

Publié le 23 septembre 2009 par Jlhuss

lenainpaysans.1253568818.jpg Imaginez, sous le Roi soleil, un petit bourgeois de sagesse et d’esprit, entré au personnel d’un prince du sang chez qui fraye la faune des “grands”: fats titrés et fauves en dentelles. Classique. Mais supposez que ce bourgeois ait l’art d’écrire acéré, comme au même moment Le Nain a l’art de peindre vrai : déjà plus rare. Imaginez maintenant que, fatigué de ronger son frein, de ravaler les morgues,  de tenir sa langue sans cesser d’ouvrir les oreilles et les yeux, ce larbin intello décide à la fin de se lâcher, de tendre aux aristos et à leurs satellites le miroir de leurs grimaces, à la société de son temps la comédie de ses impostures, à la postérité le portrait de l’homme universel, cela donne Jean de La Bruyère et l’ironie terrible des Caractères, sensible dans les cinq extraits épars réunis ici.

Si je compare ensemble les deux conditions des hommes les plus opposées, je veux dire les grands avec le peuple, ce dernier me paraît content du nécessaire, et les autres sont inquiets et pauvres avec le superflu. Un homme du peuple ne saurait faire aucun mal ; un grand ne veut faire aucun bien, et est capable de grands maux. L’un ne se forme et ne s’exerce que dans les choses qui sont utiles ; l’autre y joint les pernicieuses. Là se montrent ingénument la grossièreté et la franchise ; ici se cache une sève maligne et corrompue sous l’écorce de la politesse. Le peuple n’a guère d’esprit, et les grands n’ont point d’âme : celui-là a un bon fond, et n’a point de dehors ; ceux-ci n’ont que des dehors et qu’une simple superficie. Faut-il opter? Je ne balance pas : je veux être peuple.

Il y a des misères sur la terre qui saisissent le coeur.Il manque à quelques-uns jusqu’aux aliments ; ils redoutent l’hiver ; ils appréhendent de vivre.L’on mange ailleurs des fruits précoces ; l’on force la terre et les saisons pour fournir à sa délicatesse : de simples bourgeois, seulement à cause qu’ils étaient riches, ont eu l’audace d’avaler en un seul morceau la nourriture de cent familles. Tienne qui voudra contre de si grandes extrémités ; je ne veux être, si je le puis, ni malheureux, ni heureux ; je me jette et me réfugie dans la médiocrité.

L’on voit certains animaux farouches, des mâles et des femelles, répandus par la campagne, noirs, livides, et tout brûlés du soleil, attachés à la terre qu’ils fouillent et qu’ils remuent avec une opiniâtreté invincible ; ils ont comme une voix articulée et, quand ils se lèvent sur leurs pieds, ils montrent une face humaine ; et en effet ils sont des hommes. Ils se retirent la nuit dans des tanières, où ils vivent de pain noir, d’eau et de racines : ils épargnent aux autres hommes la peine de semer, de labourer et de recueillir pour vivre, etméritent ainsi de ne pas manquer de ce painqu’ils ont semé.

Champagne, au sortir d’un long dîner qui lui enfle l’estomac, et dans les douces fumées d’un vin d’Avenay ou de Sillery, signe un ordre qu’on lui présente, qui ôterait le pain à toute une province si l’on n’y remédiait. Il est excusable : quel moyen de comprendre, dans la première heure de la digestion, qu’on puisse quelque part mourir de faim ?

Il y a des âmes sales, pétries de boue et d’ordure, éprises du gain et de l’intérêt, comme les belles âmes le sont de la gloire et de la vertu ; capables d’une seule volupté, qui est celle d’acquérir ou de ne point perdre ; curieuses et avides du denier dix, uniquement occupées de leurs débiteurs ; toujours inquiètes sur le rabais ou sur le récri des monnaies ; enfoncées et comme abîmées dans les contrats, les titres et les parchemins. De telles gens ne sont ni parents, ni amis, ni citoyens, ni chrétiens, ni peut-être des hommes : ils ont de l’argent.

La Bruyère , Les Caractères,1690 

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Arion


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