Magazine Journal intime

Bordures

Par Eric Mccomber
L’air est parfaitement clair et l’azur semble immobile au milieu des draps séraphiques qui s’étiolent d’un horizon à l’autre. Les deux vélos tanguent et dansent le long de l’Elbe dont les longues courbes étendent leurs cambrures dans la vallée saxonne.
— On va bientôt manquer de lumière.
— Chaque jour un peu plus tôt…
— On trouve un coin ?
— Y a qu’à.
Depuis des heures les lieux propices se multiplient et leur nombre inouï rend paradoxalement le choix difficile. Soudain, l’Elberadweg remonte sur une jetée. Nous apercevons au loin une sorte de tour de guet en briques jaunes qui barre la plaine. Après quelques minutes, nous sommes assez près pour voir que le bâtiment est adossé à une marina désertée. Les terrains autour sont gazonnés et encerclés de haies et de bosquets. Loulou propose d’y planter les tentes. Nous n’avons pratiquement plus d’eau, mais après hésitation, j'acquiesce en me rappelant toutes les fois où la quête du mieux a été l'ennemie du bien. Nous attendrons simplement qu’il fasse presque noir pour s’installer.
Un type vient en jeep décharger des branchages qu’il balance par-dessus un tas servant de clôture entre les pelouses de la marina et la route qui se trouve à trois cent mètres. Nous allons lui demander la permission de camper là et il accepte sans hésiter.
— Kein problem, kein problem.
Ça se passe si bien que je tente ma chance en lui demandant si, à son avis, nous pouvons trouver de l’eau à la marina. Il n’est pas certain, mais finit par m’expliquer qu’il doit retourner chercher du bois et me ramènera de l'eau si je le lui laisse un récipient. Nous nous empressons de lui filer deux bidons d’un litre et je lui offre une nectarine. Il me regarde très intensément pour un instant et accepte avec un sourire étonné. Il revient un peu plus tard avec les bidons pleins. Nous lui offrons de manger avec nous, mais il refuse. Il explique un truc que nous ne pigeons pas, un truc en rapport avec sa femme. Il remonte dans son véhicule et file.
Une demi-heure passe et le revoilà, accompagné de la dame en question, une petite blonde hilare. Ils transportent chacun un panier, le premier rempli de bière et le second contenant de la vodka, du vin, du jus et des croustilles. Nous éclatons tous de rire. Lui et moi buvons la bière et la vodka tandis que Loulou et sa femme travaillent sur le jus et les croustilles. Après deux bouteilles, l’homme m’explique qu’il doivent retourner à la maison, mais qu’ils reviendront à vélo, ce qui leur permettra de boire plus sérieusement. Nous décidons de bâtir un feu, le tout premier de l’expédition, que nous dédions à Mélissa, proto-mollette de la première heure qui a dû nous laisser partir sans elle, mais qui entretenait beaucoup d’espoirs quant aux feux de camp de l’expédition. Nous parvenons rapidement à élaborer un impressionnant bûcher avec la contribution de divers tas de bois sec découverts ici et là.
Ils reviennent à la noirceur, transportant encore plus de bonnes choses. Loulou a droit à un chocolat chaud à l’amaretto, qu’on ne me propose pas. Nous, les hommes, continuons la bière, entrecoupée de rasades de vodka aux cerises. Il y a bien une caisse entière ! Nous amis en profitent pour nous expliquer qu’ils sont les fondateurs d’un club de sauna. La moitié des habitants de Cumlausen en sont membres et chaque hiver ils se jettent dans l’Elbe glacée avant de sauter dans la chaleur du saunamobile qu’ils ont confectionné à partir d’un immense baril de chêne. Ils nous quittent deux heures plus tard en chancelant et nous proposent de revenir nous chercher à vélo le lendemain matin pour qu’on aille tous prendre le petit-déjeuner chez eux.
Cette nuit-là il fait si froid que ça me réveille. Entre trois et six heures du mat, je grelotte tant, malgré tout ce que je peux empiler par-dessus mon sac de couchage, que je n’arrive pas à fermer l’œil. Il faut dire qu’avec toute cette bière, je dois bien sortir de ma tente un minimum de cinq ou six fois pour arroser les rhododendrons ! Stephan est là pile-poil à huit heures, mais nos toiles sont littéralement mouillées de rosée. Nous filons chez lui avec tout notre matériel sauf les tentes et les bâches, qu’on étend au soleil et qu'il faudra revenir chercher ensuite. Nous sommes accueillis par un festin sur la terrasse, où nous dévorons des spécialités locales à belles dents, entourés de chats, de chiens, d’oiseaux, de tortues…
Nous apprenons alors que nous avons dormi en plein dans le no-man's-land qui séparait jadis l'Allemagne de l'Est du pseudo-Monde libre. La vieille tour servait aux impitoyables gardes-frontière staliniens, chargés d'empêcher les uns d'aller visiter les autres, comparer les vodkas ou tâter la laine du mouton voisin.
Ce n’est que vers 11h que nous nous mettons véritablement en route, encore une fois le sourire fendu jusqu’aux épaules, sous un soleil radieux mais clément. Au-dessus des vélos, les volatiles migrateurs forment leurs interminables cancans. Des dizaines de vaches assoupies digèrent en silence. Les branches et les nuages valsent avec nous vers l’Ouest et nous voilà en train de croiser quinze nœuds sur une mer de verdure.© Éric McComber

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