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Chute mécanique

Publié le 19 octobre 2009 par Menear
radio_genou.gifJ'ai manqué une marche, escaliers Gare de Lyon, pris le rebord sec sur genou droit : la marque de la marche est restée imprimée sur la peau. Une seconde arrêté le temps de me dire : putain de merde, temps de me demander : est-ce que quelqu'un m'a vu ? je suis remonté sur une jambe, me suis traîné jusqu'à la ligne 14. N'ai pas pu faire une station, me suis retenu de vomir sur les gens autour, ai dit pardon à ceux qui bouchaient la porte, un pardon que j'ai vu prononcé mais pas entendu, les visages autour ont viré flou et je suis tombé contre l'armoire électrique près du wagon de tête. J'ai pensé entre deux souffles : j'étais sûr que je tomberai quelque part et aussi : au moins j'ai pas bloqué le métro (c'était une peur primaire). Deux ombres sans tête m'ont demandé : vous voulez qu'on appelle les secours et j'ai dit oui. Un type est arrivé, m'a demandé qu'est-ce qui s'est passé ? et j'ai raconté. Allongé par terre dans un courant d'air devant les portes du métro je voyais rien, je voyais à peine la tête du type penché sur moi à qui je parlais, je voyais le néon plaqué plafond par dessus moi, me suis dit pendant dix minutes : cette photo là tu devrais la prendre, mais l'ai pas prise, de peur que l'autre penché sur moi me dise : mais qu'est-ce que vous foutez ? Le type penché sur moi m'a demandé vous avez froid ? et j'ai dit oui parce que c'était vrai. Il a sorti la couverture allu et attendu à côté de moi que les pompiers arrivent. J'ai attendu avec lui en silence, en me disant : il doit penser que je n'ai aucune conversation et il aurait raison. Sur la droite j'aurais pu compter le nombre de métros entrants, portes ouvertes, corps vidés, échangés, portes fermées, métros sortants : au moins dix, au moins quinze, ce qui me donne vaguement une idée du temps qui passe. Le type penché sur moi m'a dit : vous êtes très pâle quand même, et je lui ai dit non, ça c'est normal.
Quand je suis parti avec les pompiers le type qui jusque là était penché sur moi, je l'ai loupé, je sais pas où il est passé, mais j'ai pas pu lui dire merci au revoir, ce qui était quand même la moindre des choses. On est parti à pieds, mon genou droit me faisait mal, on a pris les escalators. On a pris mon nom, mes coordonnées, ma tension, on m'a dit : vous êtes très pâle quand même et j'ai dit oui je sais, c'est normal. Arrivé devant l'Hôtel Dieu les pompiers ont roulé sur un pigeon et moi j'ai repensé au jour où j'avais accompagné N. à l'hôpital de Bellevue il y a trois ans.
Salle d'attente de l'hôpital, sur la télé fixée au mur ils passent un épisode de Bob l'éponge mais en allemand. J'appelle H. qui me dit j'arrive, je lui dis non, c'est idiot, tu vas pas venir pour ça, puis raccroche, tout en sachant qu'il viendra quand même parce qu'il aura écouté l'inverse de ce que j'aurais pu lui dire et il aura raison de le faire. Je suis pris en charge par une infirmière qui me transfère à Lucy Knight qui fait mon examen. Je raconte pour la cinquième ou sixième fois la même histoire, chaque fois différemment, me disant que chaque version sera archivée dans un rapport et qu'on pourra voir, en les compilant, l'évolution de la scène à mesure que la mémoire avale, déforme ou régurgite la ou les images originelles. Sur son écran d'ordinateur années 90 Lucy Knight écrit : chute mécanique, puis elle me dit je pense que vous avez fait une réaction vaso-vagale suite à la douleur et je lui dis oui, c'était aussi mon diagnostique. Ensuite Lucy Knight me transfère à un interne qui valide le diagnostique après successions d'examens identiques et questions idem. Je sors au bout d'une heure, parvis de Notre Dame. J'appelle H., lui dis ne vient pas, sinon on va se croiser. Je boite jusqu'au métro, puis boite jusqu'aux tapis roulants à Châtelet. Perdue au milieu de la foule une femme demande : can you help me please I don't speak french please alors je lui dis hi, how can I help you ? Je pensais qu'elle cherchait une direction et même si je ne sais pas trop où je me trouve je me dis que j'aurais pu l'aiguiller malgré tout, mais elle me demande de quoi manger et ça je n'ai pas. Je lui dis sorry I don't have any cash right now et c'est vrai, je n'en ai pas, puis je m'éloigne en boitant, rejoins le deuxième tapis roulant plus loin qui m'emporte.

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