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Cette incrédulité là

Publié le 20 octobre 2009 par Menear
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J'aurais aimé pouvoir enregistrer cette conversation qu'on a eu H. et moi avant qu'il parte travailler ce matin, comme j'aurais aimé pouvoir enregistrer n'importe quelle conversation qui compte et sur lesquelles je n'ai jamais beaucoup de prise : une fois que les mots ont été dits, rien ne reste, on a encore perdu les phrases, les sons. Il y a cinq six mois, aussi, j'aurais aimé pouvoir enregistrer la conversation qu'on a eu, V. et moi, sur le rebord de la fenêtre de la cuisine, parce qu'on s'y est dit, je crois, des trucs importants, mais des trucs déjà un peu éparpillés et que je me rappelle mal.
Il y a dix jours quand j'ai vu N. je lui ai dit : Coup de tête ça n'avance plus, je suis en panne sèche, je brasse de l'air. Avant-hier dans mon mail à V. j'écrivais : Coup de tête se termine, je n'en ai plus que pour quelques mois, j'ai la trouille de voir ce qui va venir après. Parfois je me dis que s'ils s'échangeaient entre eux les différentes versions des discours que je leur tiens, ils pourraient bien se marrer. On le fait bien, nous aussi, de temps en temps.
Je reviens à Coup de tête. Plus que quelques pages encore et la partie III sera terminée, chronologiquement terminée, avant quelques semaines de relectures assidues. J'arrive à un passage que je ne savais pas indispensable, tellement pas qu'il me semblait d'ailleurs qu'il pouvait être coupé au montage. Ce que j'ai fait. Pas indispensable, mais important. C'est un dialogue qu'il y a entre le narrateur et un autre, c'est un de ces moments où l'un des personnages dit : voilà, je vais te raconter mon histoire. Ces moments que je crains, que je fuis, que je découpe, car ils me paraissent toujours trop artificiels et je ne les maîtrise pas. Personne ne dit jamais, face à son interlocuteur : voilà, je vais te raconter mon histoire. Alors pourquoi lui devrait le faire ? Ce problème est lié à un autre problème, celui de raconter une histoire, n'importe laquelle. J'ai toujours trouvé cons les gens qui disent : aujourd'hui on ne peut plus raconter d'histoires. Je découvre à présent que je me plie aussi à ces salades, car ces histoires là me font peur, ou plutôt : j'ai peur des histoires que moi j'ai envie de raconter. Alors le plus souvent je m'échappe et je coupe : j'ampute le texte directement. Les choses sont dites, les paroles prononcées, les histoires racontées, simplement le texte les écarte. Les personnages réagissent en fonction de ces évènements masqués, restés hors champs. Voilà le sujet de notre conversation de ce matin. H. m'a dit : écris quand même et assume et j'ai dit oui mais (comme souvent). J'ai quand même tranché dans le texte, retiré cette partie là. Je m'en arrangerai autrement, par des moyens détournés car je ne peux toujours pas assumer cette image d'un personnage qui dit, face relevée contre la caméra : voilà, je vais te raconter mon histoire.
Il a commencé par : quand j'avais quinze ans, mon père était vivant, je détestais mon père. On n'habitait pas là, on habitait ailleurs, j'avais une chambre à moi. Il a invité un gamin de mon âge, il avait quoi deux ans trois ans de plus que moi, ok, mais moi je savais qu'il avait mon âge, qu'il était de mon monde je veux dire et pas celui de mon père. Dans d'autres vies ça aurait pu être mon pote ou un connard qui t'agresse après les cours à coups de bar de fer mais au moins, tu vois, ça aurait été normal. Je sais pas pourquoi il est venu vivre avec nous, j'ai pas demandé et je m'en foutais, dans ma tête il avait pas de famille et c'était mieux comme ça. La nuit ma chambre c'était sa chambre, mon lit c'était son lit, mes murs c'était ses murs. Moi je dormais ailleurs dans une autre pièce, une pièce qui était pas une chambre. Des fois il se tirait pendant des semaines, on le revoyait même pas. Des fois il revenait pendant des mois, il vivait avec nous. J'en ai jamais parlé à mon père. J'ai jamais parlé avec mon père. Quand il me parlait, lui, je lui répondais d'aller se faire foutre et honnêtement j'avais raison. Je veux dire : c'était ce que je pensais vraiment, vraiment quand je le voyais. Je me barrais en claquant la porte, y a des nuits où je revenais pas. Ma mère elle disait rien. Ma mère jusqu'à ce qu'elle claque la porte aussi elle a jamais rien dit. Ma mère elle trainait dans l'ombre de la cuisine et elle regardait les trucs se passer et je vois pas pourquoi elle aurait pu faire autrement parce qu'en vrai elle savait pas faire. La journée l'autre gamin il y était pas, il était ailleurs. La nuit mon lit redevenait son lit. Entre temps on se voyait pas assez pour se parler, on se croisait trop pour s'en foutre. Un jour j'ai vu mon père et je lui ai dit, je lui ai gueulé : lui c'est juste un autre moi que tu peux avoir à ma place, un autre que tu peux baiser et il m'en a pas retourné une, non, il m'a pas claqué les mâchoires, il a juste rien dit et il a fait comme si mes mots c'était que dalle. La nuit dans ma chambre qui était pas ma chambre j'aurais bien aimé qu'il vienne pour m'écraser les côtes et me tabasser par terre mais jamais il l'a fait. Après le gamin c'était plus un gamin, il est parti bosser, il est plus revenu. On a déménagé. Ma mère elle est partie. Mon père il a continué à vivre sa vie, ça veut dire qu'il était tout seul et que de temps en temps y avait des types comme l'autre ou des types comme toi qui venaient gratter à sa porte et lui il leur ouvrait. Après je suis parti aussi. Mon père il est mort tout seul parce qu'il avait personne, je vais pas pleurer sur lui. On l'a cramé, jeté ses cendres, fait tout comme il voulait pour plus en entendre parler. Aujourd'hui il me reste cette boite bourrée de merdes qu'il voulait qu'on donne. A toi, aux autres, je m'en fous, je vais pas m'amuser à trier. Puisque t'es là prends la et pars avec. Après on vendra tout, on reviendra plus. Viens, la boite est à la cave.
Ce paragraphe ne me paraît pas mauvais, c'est le comble, mais comme détaché du reste de Coup de tête, il n'est pas crédible, certes, mais il n'est pas cohérent, surtout, et c'est ça qui dérange. Ces trucs là, j'ai envie de dire, on s'en fout. Qu'est-ce qui est important ? La sensation physique de se trouver en face de lui à ce moment là, de savoir que ce moment est important. La fuite qui suit la scène et conduit les deux personnages un étage plus bas. La façon dont le narrateur régurgite cette même scène, un peu plus tard, et la façon dont il l'a assimilée, comment il se l'est appropriée. Ce n'est pas un problème d'histoire à raconter ou d'histoire qu'on voudrait raconter mais bien de personnage : cette histoire est celle d'un autre, mon narrateur ne voit que la sienne. Celle-ci est une parenthèse, une amputation de plus à faire sans état d'âme entre lui et les autres. L'écrire ici me permet aussi de le comprendre, d'apprendre et d'assumer.
Je vois aussi d'autres choses, sans doute importantes. Les choses dites, celles qui me paraissent, justement, artificielles, le sont trop simplement, d'un coup sec, comme si c'était réel. Or ça ne l'est pas. Le discours est chaotique, haché, il s'ampute lui-même. Mes personnages ne parlent pas clairement mais par ellipse : ils enjambent, reviennent en arrière, se coupent, s'arrêtent. Au risque de (et parfois pour) ne pas se comprendre, passer à côté des choses. Mes personnages passent à côté des choses, ils se manquent, s'évitent et se haïssent. Ils se trouvent nez à nez sans rien avoir à se dire et partagent un silence qu'ils meublent accessoirement et ensuite ils se séparent et se disent, sans doute chacun de leur côté : voilà ce que j'aurais dû faire, voilà ce que j'aurais dû vivre. C'est aussi pour cette raison que ce paragraphe-confession face caméra n'est pas crédible, pas possible : il est frontal, il confronte l'autre, il part à l'assaut. Comment pourrait-on l'envisager ?

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