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Les pratiques culturelles des Français à l’heure d’HADOPI

Publié le 02 novembre 2009 par Delits

Intéressante coïncidence ! La nouvelle vague de l’enquête Les pratiques culturelles des Français à l’ère numérique, conçue et exploitée par le Ministère de la Culture et de la Communication, a été rendue publique le 14 octobre dernier, au moment même où le Conseil Constitutionnel examinait le contenu du second volet de la loi sur la diffusion et la protection de la création sur Internet (dite loi HADOPI).

Cette étude a plusieurs mérites. Elle couvre non seulement les pratiques médias des Français, mais également l’ensemble de leurs pratiques culturelles. Elle permet donc d’analyser en détail l’impact d’Internet sur la consommation des autres médias, mais aussi les arbitrages plus profonds qui sont faits par les Français entre toutes les formes de pratiques culturelles : écrans, audio, écrit, fréquentation des équipements culturels, à domicile ou à l’extérieur… Mieux encore, elle offre de la perspective et du recul, du fait des cinq vagues d’interrogation qui se sont succédées depuis trente-cinq ans (1973, 1981, 1989, 1997 et 2008). Enfin, elle repose sur une méthodologie solide : terrain conduit en face-à-face, auprès de 5 000 Français âgés de quinze ans et plus, et étalé sur plusieurs semaines.

Cette étude est riche d’enseignements, parfois surprenants. Il est intéressant de les confronter à la réalité des choix et des politiques mis en œuvre par les différents acteurs du secteur de la culture (législateur, artistes, industriels, consommateurs…).

Hasardons trois constats, et deux hypothèses, pour tenter de rendre compte de la richesse des ces enseignements.

Constat n°1 : les médias classiques perdent du terrain, mais ne meurent pas

digital tv - new media

Les experts des médias s’accordent généralement pour dire que, jusqu’à présent, aucun média n’a jamais « tué » ses prédécesseurs. Ainsi, l’apparition de la télévision n’a pas entraîné la mort de la radio ou du cinéma, même si elle a provoqué une réaffectation du temps consacré à chacun de ces supports.

Cette règle semble se confirmer de nouveau avec Internet. Selon l’enquête du Ministère de la Culture et de la Communication, 59% des Français sont désormais des internautes au sens large, c’est-à-dire qu’ils déclarent s’être connectés au moins une fois au cours des douze derniers mois, quels que soient le lieu et le mode de connexion. L’enquête fait état, d’une façon générale, d’une poussée de la consommation des « nouveaux écrans » (définis comme écrans d’ordinateurs, de consoles de jeux ou servant à regarder des DVD), au détriment des écrans « classiques » (les programmes de télévision en direct).

Pour autant, ceux-là n’ont pas tué ceux-ci. Les deux pratiques cohabitent plutôt : les nouveaux écrans représentent environ 11 heures de consommation par semaine, pour 21 heures passées devant les programmes de télévision classiques.

Constat n°2 : la « culture d’écran », un phénomène inégalement partagé

Il existe cependant de fortes disparités dans la consommation d’écrans. Des disparités sociales : l’écoute de programmes de télévision classiques est plus importante chez les ouvriers (25 heures par semaine) que chez les cadres (15 heures). A l’inverse, les cadres sont davantage consommateurs de nouveaux écrans que les ouvriers.

Les disparités liées à l’âge sont encore plus fortes. Les 15-24 ans passent aujourd’hui plus de temps devant les nouveaux écrans (21 heures par semaines) que devant la télévision (16 heures). La même désaffection se fait sentir en ce qui concerne la radio : en 1997, 71% des 15-24 ans écoutaient la radio « tous les jours ou presque ». Ils ne sont plus que 56% en 2008… Même constat en ce qui concerne la lecture d’un quotidien ou de livres.

Le plus intéressant est cependant que ces pratiques culturelles paraissent autant liées à des effets de génération que d’âge. Cela signifie que chaque génération conserverait ses habitudes à mesure qu’elle vieillit. Cela transparaît par exemple en matière de lecture d’un quotidien : en 1997, les 45-54 ans étaient à 80% lecteurs de la presse quotidienne payante. En 2008, les mêmes individus (maintenant âgés de 55 à 64 ans) en sont toujours lecteurs à hauteur de 79%. Ces résultats semblent valider l’hypothèse de pratiques structurantes et pérennes, développées au sein de chaque génération, et conservées avec l’âge. Cela donnerait du poids aux analyses qui prédisent notamment l’avènement d’une nouvelle génération de 15-24 ans, aux pratiques bien spécifiques et parties pour durer (les fameux « Digital Natives »).

Constat n°3 : l’utilisation d’Internet, signe d’une activité culturelle importante et diversifiée

Mais le résultat le plus intéressant de cette étude, et le plus contre-intuitif à première vue, est peut-être celui-là : non seulement Internet ne semble pas tuer les formes plus anciennes de pratiques culturelles, mais il paraît, paradoxalement, s’en accommoder, voire les stimuler.

Le rapporteur de l’enquête sur Les pratiques culturelles des Français note en effet que « la profonde originalité de l’internet tient dans ce paradoxe : bien qu’utilisé très largement à domicile, ce nouveau média apparaît plutôt lié à la culture de sortie dont sont porteurs les fractions jeunes et diplômées de la population, celles dont le mode de loisir est le plus tourné vers l’extérieur du domicile et dont la participation à la vie culturelle est la plus forte ».

Les courbes présentées ci-dessous, extraites de l’étude, sont extrêmement révélatrices : plus la fréquence d’utilisation d’Internet à des fins personnelles augmente, plus la fréquentation des cinémas, musées et théâtres, ainsi que la lecture de livres, se fait importante.

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Pourtant, si l’on y réfléchit, ce résultat n’a rien de très surprenant. Plus besoin de prouver en quoi les nouveaux écrans diffèrent des anciens : généralement, ils suscitent l’interactivité, stimulent la créativité et les échanges. L’étude prend ainsi acte de l’émergence « d’une culture plus expressive ». Les possibilités offertes en matière de production de contenus numériques dopent les pratiques individuelles, particulièrement en matière d’image et de son, entre 1997 et 2008.

L’internaute de 2008, face à son écran, n’a donc rien à voir, en termes de profil sociodémographique et d’usages et attitudes, avec le téléspectateur davantage passif et casanier des années 1980 ou même 1990.

Hypothèse n°1 : la marchandise régresse, le spectacle progresse

Toute une série d’enquêtes et d’observations montre par ailleurs que l’idée de la gratuité, particulièrement en matière de biens artistiques, progresse. C’est encore plus vrai parmi les jeunes générations. Le téléchargement illégal, souvent montré du doigt comme un fléau, et contre lequel la loi HADOPI entreprend de lutter, en est le symbole. Tout se passe comme si, en apparence du moins, les barrières à la production de contenus artistiques s’affaissaient, ainsi que la valeur attribuée à ces contenus, et que la propension à payer pour leur consommation.

Dans le même temps, d’autres pans de la culture résistent plutôt bien à l’érosion des pratiques culturelles, et ce sont précisément les secteurs, non de la production ou de la diffusion de masse des œuvres, mais de leur présentation ou représentation. Ainsi, la fréquentation des salles de cinéma, des lieux de spectacles vivants (incluant les concerts), des lieux d’exposition et des lieux de patrimoine résistent à l’effritement qui touche la télévision, la radio et la lecture par exemple.

On peut donc avancer l’hypothèse suivante : tandis que les produits culturels semblent se banaliser et perdre de leur valeur, du fait notamment de la multiplication des modes (légaux et illégaux…) de leur production, diffusion et reproduction, l’expérience culturelle vivante semble conserver tout son sens et tout son attrait.

Une étude Brain Value-Opinion Way pour la Fédération Nationale des Cinémas Français sur le rapport des 12-25 ans au cinéma, également conduite en 2008, et dotée d’un volet qualitatif approfondi (entretiens individuels auprès des jeunes), vient soutenir et étayer ces conclusions. Alors même que les pratiques de téléchargement s’intensifient, la « sortie cinéma » reste une expérience à part, incontournable et irremplaçable. Elle apporte aux adolescents ces choses vitales que sont l’autonomie vis-à-vis des parents, la convivialité du groupe d’amis, la possibilité de construire du lien social hors du domicile familial ou du cadre scolaire. Ainsi, « la sortie cinéma reste une expérience collective, qui a conservé toute sa magie, et que le téléchargement ne peut remplacer ». On pourrait probablement en dire autant de la sortie concert, par rapport au téléchargement et à l’écoute de morceaux de musique à domicile.

Hypothèse n°2 : le « danger » n’est pas que là où on l’attend…

En définitive, quelles sont les implications possibles de ces changements de pratiques pour les différents acteurs du domaine de la culture (artistes, industriels, spectateurs…) ?

Du point de vue des industries de la culture, ces mutations rendent impératif de repenser le modèle de rémunération des artistes et de leur création, afin de permettre à ceux-ci de continuer à exercer leur activité et de toucher pour cela une juste rétribution. Mais elles montrent aussi que les solutions ne sont pas à rechercher uniquement du côté de la production de masse et de la tarification à l’unité de produits culturels manufacturés. Il existe probablement des alternatives à trouver dans la personnalisation du produit proposé au consommateur (éditions limitées, vente en souscription, coproduction des œuvres, etc.) et dans la revalorisation des modes de diffusion et de présentation des œuvres (licence globale, spectacle « live », événements sur-mesure, etc.).

Ensuite, l’un des principaux dangers vient peut-être de là où on ne l’attendait pas : puisque l’expérience collective de la sortie culturelle a généralement pour but de fabriquer une expérience sociale commune, elle s’oriente naturellement vers la recherche du consensus. Cela semble être un des enseignements à tirer de l’étude Brain Value-Opinion Way citée plus haut : la sortie ciné se devant d’être un plaisir et une réussite pour tous les participants, le choix se fait de plus en plus au bénéfice de films consensuels. Les films les plus aventureux artistiquement parlant sont alors réservés à un visionnage dans la sphère privée : location de DVD, dans le meilleur des cas, ou téléchargement selon des moyens plus ou moins légaux… Ici, le téléchargement illégal apporte en supplément le réconfort de savoir que, si le film jugé « risqué » ne plaît effectivement pas, au moins, on n’aura pas dépensé son argent pour le voir !

Ainsi, l’un des risques que ces nouvelles pratiques culturelles pourraient faire naître serait celui d’un nivellement accru des productions culturelles, de leurs modes de diffusion et de leur mise à disposition du grand public. Un public qui, contrairement à ce qu’on entend parfois, ne serait donc pas uniquement en situation de « profiter » de façon plus ou moins légale des soubresauts du système, mais aurait finalement peut-être autant à perdre que les artistes et les industriels eux-mêmes…


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