Magazine Culture

Lettre à Yanick Lahens sur La Couleur de l'aube

Par Tichapo
Chère Yanick,

   Mon petit blog balbutiant qui se propose, entre autres motivations, de faire de la publicité à la littérature haïtienne, doit maintenant franchir une étape et, non content d'offrir un aperçu de quelques textes parmi les plus intéressants à travers des parcours thématiques (un extrait de Dans la maison du père figure dans la partie sur le vaudou), réagir à l'actualité.

   Une amie (merci M-R) m'a offert, avec La Couleur de l'aube, l'occasion rêvée d'entamer ma carrière de critique. Cependant j'hésite: vais-je me livrer au ridicule exercice de j'aime/j'aime pas pratiqué par tant de chroniqueurs littéraires plus ou moins improvisés sur toutes sortes de médias, rivalisant de commentaires impressionnistes du genre « un roman fantastique écrit dans un style limpide et évocateur qui vous prend à la gorge et aux tripes pour ne plus vous lâcher jusqu'à la dernière page », ou encore « un livre qui vous tombe des mains »? Plutôt me taire alors. Ou bien assumer la totale subjectivité de mes propos et les présenter pour ce qu'ils sont, une expérience personnelle de lecture qui ne peut prétendre en imposer. Donc la première personne, qui n'est pourtant pas ma tasse de thé.

   Ceci étant dit, il faut donc que je précise dans quel état d'esprit j'ai abordé votre roman. Il se trouve qu'après plusieurs années de découverte jubilatoire des oeuvres d'auteurs haïtiens (une conférence donnée par vous à la Jacmélienne en 97, alors que je débarquais dans le pays, m'a d'ailleurs fourni de précieuses informations et mis un peu plus le pied à l'étrier), jubilation qui confinait à l'idolâtrie tant il me plaisait de compléter par une approche livresque mon immersion dans ce pays qui, comme vous le dites si bien, m'a « coupé le souffle et cloué l'âme » (Dans la maison du père ), la passion aveugle a laissé place à la construction d'un amour plus profond, plus lucide aussi. Et donc à la possibilité de la critique. Et même au besoin de châtier, un peu comme pour rétablir un équilibre et m'ancrer autrement. Vous êtes mal tombée... ou bien. C'est à voir.

   A la lecture de la quatrième de couverture, je n'ai pu m'empêcher de me dire: encore une plongée dans le chaos des événements récents, dans le désespoir que s'évertue à fabriquer l'histoire haïtienne. J'avais en tête Rue des pas perdus et Bicentenaire de Lyonel Trouillot, ou encore quelques tentatives de Gary Victor, plus ou moins réussies à mon goût, comme Je sais quand Dieu vient se promener dans mon jardin. Il est tout à fait illégitime de vous reprocher l'évocation des malheurs vécus par la population haïtienne ces dernières années, mais le fait est que ce sentiment a priori de déjà vu m'a conduit à chercher, en commençant le roman, les traces de ce qui avait été écrit avant lui.

   Comme on trouve ce qu'on veut trouver, j'y ai bien vu du Trouillot, l'écriture à la première personne, un certain lyrisme, un prophète-président synthèse du grand dictateur Décédé-Vivant-Eternellement et du Prophète, d'autres expressions à traits d'union (« ce quartier de-qui-se-bat-les-dents-dehors-pour-ne-pas-mourir »); J'ai vu aussi Marie Chauvet dans cette opposition version populaire entre une soeur pleine de vie, séductrice, et une autre qui se dissimule sous le masque de la dévotion, voire de la bigoterie. Je me suis dit qu'il pouvait aussi y avoir là une nouvelle illustration de de la dualité Fréda/Dantor, la première volage, la seconde sévère, génitrice de surcroît, hypothèse encouragée par les croyances de la mère, possédée par l'une au début, par l'autre à la fin. Enfin j'ai retrouvé le goût et l'odeur des jeunes filles chères à Laferrière dans l'évocation par Joyeuse de l'équipe qu'elle forme avec Lolo:

   Lolo et moi faisons désormais équipe contre la vindicte publique. Un tandem redoutable. L'adversité est un feu qui nous réchauffe et qui nous soude l'une à l'autre. On dirait deux Sioux ou deux Cheyennes qui auraient scellé un pacte, du sang de nos poignets. Ames vertueuses, âmes sensibles, s'abstenir. Nous sommes deux tueuses lâchées dans les rues de Babylone. Deux fauves à l'affût dans cette ville dévoreuse.

   Ces reproches, il est certes possible de les écarter d'un revers de main: on n'écrit pas à partir de rien, et faire apparaître des références n'empêche pas l'originalité. D'autre part si certains personnages se ressemblent d'une oeuvre à l'autre, c'est parce qu'on les a puisés à la même source, le réel.

   Passons à autre chose donc. A travers les pensées et souvenirs d'Angélique et Joyeuse sont parfois évoqués des lieux, des aspects de la société, et si je ne vois rien à redire sur la vérité du propos, il me semble que cette réalité extérieure, aussi paradoxal que ça puisse paraître s'agissant du point de vue des personnages, ne nous est donnée à voir qu'à distance, par des plans d'ensemble rapides. Des exemples? Le quartier qui jouxte celui de tante Sylvanie. Le tableau est dressé par accumulation rapide, énumération (« Là-bas, de l'autre côté, là où les vies tiennent en équilibre entre les pelures de tout ce qui se mange, les cadavres d'animaux, les incontinences des vieillards, les visages poisseux de morve des enfants et l'eau aigre que rejettent les estomacs affamés ») et accompagné de sentences (« Parce que dans cette île, la misère n'a pas de fond »). L'évocation n'est pas plus abjecte que la réalité, elle passe dessus un peu comme la caméra d'un reporter occidental dans un pays du tiers-monde, elle reste extérieure. Certes, Joyeuse justifie cela: « De l'autre côté de la rive, je regarde souvent ce monde comme quelqu'un qui, dans une bataille rangée, aurait échappé de justesse à la lance d'une machette bien aiguisée ou aux rafales d'une mitraillette. » Il est en Haïti des filles vivant au milieu de la misère, sur la crasse et qui, pouvant aller jusqu'à paraître snob, s'acharnent à l'éviter/léviter, façon de préserver leur dignité. Mais je ne peux m'empêcher de sentir une troisième voix, au-dessus, qui se masque mal.

Autre passage, un peu plus loin, par Angélique cette fois-ci:

   Malgré nos mises en garde, elle a voulu consulter tante Sylvanie, « Rien ni personne ne m'en empêchera ». Pas plus tard que la semaine dernière, elle s'est installée à l'arrière d'un taxi-moto et a foncé tout droit, traversant seule cette partie de la ville où des milliers de corps se croisent dans un mélange d'agitation et d'indolence entre les trottoirs et la chaussée en dépit du trafic des taps taps et des autobus qui foncent à toute allure dans un bruit à faire éclater votre tympan. On fuirait sur-le-champ si on ne craignait pas sur les trottoirs de s'emmêler les pieds avec d'autres pieds calleux. Ceux des mendiants, des charretiers et des badauds qui se disputent le moindre espace. Alors on se faufile, agile, entre trois mangues francisques, quatre bananes grosse botte et deux marmites de pois France étalées à même le sol. Les odeurs courent partout, partout et menacent de vous étouffer. Essences de tabac. Huile rance. Pelures de fruits et légumes. Rejets de viande que se disputent des chiens exsangues. Effluves qui montent des aisselles et des entrecuisses. Mère traversera ce flot en cognant contre les culs-de-jatte, les enfants aux narines effervescentes de mouches, les femmes maigres comme des clous, contre les boiteux et les aveugles et passera enfin devant l'étal tout au bout, là où sont suspendus les machettes, les rigoises et les coutelas avant de s'avancer vers le quartier de Sylvanie. »

   Le voyage de Venante chez tante Sylvanie devient ici le prétexte à une nouvelle description de l'horreur que constitue la rue port-au-princienne. Une gradation sans appel, pas vraiment contestable dans les faits (les fruits et légumes sont bien vendus par terre, les chiens maigres et les éclopés ne sont pas rares), mais encore une fois il me semble que ce sentiment d'effroi traduirait mieux l'impression d'un étranger découvrant le pays pour la première fois que celle de la plupart de ceux qui se meuvent quotidiennement dans cet environnement. Non qu'ils s'estiment heureux, qu'ils soient si bien acclimatés à la crasse qu'ils ne veuillent en sortir (certains disent en Haïti que les microbes ne tuent pas les Haïtiens: les chiffres de la mortalité invitent à ne pas croire ces optimistes), mais en dehors des périodes de grands troubles politiques où tout le monde est aux aguets (c'est le cas à l'époque où le roman se déroule), dans la rue, sur les marchés, il y a de la couleur, de la musique, des rires! Je sais que ça fait cliché, les pauvres qui savent mieux jouir de la vie que les riches, n'empêche: lorsque des bouffées de nostalgie m'assaillent, ce n'est pas sur les plages (que j'ai peu fréquentées) mais bien dans la rue grouillante qu'elles me transportent. Vue de l'intérieur, impossible (comme vos personnages le disent à plusieurs reprises) de ne pas y sentir les forces de la vie.

   Dernier exemple, le tap tap, au début du chapitre 21: « un grand théâtre » dites-vous? Comme j'aurais aimé assister à une représentation, ne serait-ce que le temps d'une courte scène, telle que celles dont je fus témoin lors de mes nombreux voyages Jacmel-Port-au-Prince-Jacmel, en bus ou en canter. Ce n'était pas votre propos, ce n'était pas celui d'Angélique, et il est plus légitime de reprocher à un auteur ce qu'il a fait que ce qu'il ne s'est pas proposé de faire, mais vos personnages suggèrent, brossent la réalité à gros traits, et il me semble que celle-ci, pour n'être pas trahie, demandait que soit brisé l'écran que dressait entre elle et le lecteur un langage trop policé et qui s'arrête au bord du gouffre. Lolo est une IGV (Injurieuse à Grande Vitesse), elle peut aligner « des gros mots capables de te faire perdre ton pantalon ou ta culotte, ou d'ébranler même une tenancière de bordel ». Bien, je m'installe dans ma dodine, sur ma galerie, je mets une paille dans mon soda glacé, et, comme beaucoup de gens quand un spectacle s'annonce, j'attends... mais rien ne vient. Quelle frustration! Pour ramasser mon sentiment dans une formule dont le sens ne doit se limiter ni à un type de discours, ni au choix de personnages comme médiateurs, j'ai l'impression que vous évoquez certains aspects de votre pays au style indirect.

   Au fait, j'ai aimé La Couleur de l'aube.

   « Qui a mis une seule fois les pieds dans ce faubourg sait à jamais pourquoi les rues écartent quelquefois les jambes au plus offrant ou mettent du sang sur les calendriers. » Cette phrase, qui contient en négatif mon principal reproche (qui n'a mis qu'une seule fois les pieds dans ce faubourg), me rappelle aussi à ce qui fait la force tragique de votre roman, l'évocation des ressorts psychologiques que le chaos et la misère mettent en jeu dans tout un peuple et de leur rôle aliénant et cyclique dans l'histoire du pays. Vous faites très bien sentir combien les relations sociales, familiales, amoureuses, peuvent être tendues par la lutte, la nécessité de dominer pour ne pas être dominé, caractéristiques qui ne sont certes pas exclusivement haïtiennes ou tiers-mondistes mais auxquelles l'héritage de la société esclavagiste, pas si lointain que certains voudraient nous le faire croire, combiné à une promiscuité soumettant à chaque instant au regard de l'autre, donne une intensité insoutenable. L'épisode du fouet, au début du roman, illustre très tôt l'idée souvent observée et énoncée en Haïti que chacun a besoin d'un souffre-douleur sur qui exercer un pouvoir trop souvent compris comme le pouvoir de contraindre. A ceux qui sont tout en bas, comme Ti-Louze, petite domestique désignée en Haïti sous le nom rendu presque célèbre par quelques reportages étrangers, de « restavek », il ne reste que les chiens à lapider. Angélique frappe tout en sachant au fond d'elle-même que les phrases qui légitiment son action (« Le fouet n'a jamais fait de mal au petit nègre », « Ti-Louze doit s'estimer heureuse que nous l'ayons sortie de sa campagne ») lui viennent de l'extérieur, ne lui appartiennent pas. Mais ses regrets semblent ne concerner réellement que les coups donnés à son fils Gabriel.

   Autre lutte évidemment centrale dans ce roman, et que vos personnages rendent très sensible: la guerre des sexes et les souffrances que des hommes toujours de passage, condamnés à se construire en caricatures, infligent aux femmes. Angélique s'est donnée à un homme qui n'a fait que prendre et s'en est allé, puis elle s'est réfugiée dans la religion. Joyeuse, habituée à lutter, paraître, pour exister parmi des condisciples d'une autre classe sociale, a choisi d'affronter le regard des hommes et de le soumettre. Quant à la mère, les hommes qui font un petit tour dans sa vie, dans son lit, trouvent dans ses gestes et ses paroles un carburant pour remplir leur narcissoire, et croient peut-être, mais alors à tort, être les dieux devant qui elle s'agenouille.

   L'ennemi, le macho par excellence, est incarné par Jean-Baptiste. Parce qu'il est un cliché et une caricature, il n'atteint qu'à un ridicule degré d'existence, de substance, il n'est qu'un rouage dans la mécanique tragique. Je n'insinue pas par là que c'est un personnage raté par vous: la rue pullule de Jean-Baptiste. Contre lui, du point de vue de Joyeuse, il y a Vanel et Fignolé. Vanel le guitariste qui n'aime pas que les femmes:

   Quand Vanel ne me soûle pas de confidences ou ne me commente pas le dernier épisode du feuilleton Au coeur du péché sous la galerie exiguë devant la maison, nous rions comme deux complices qui ne croient plus à l'enfer. Qui croient que la terre est un paradis brutal. J'aime Vanel, j'aime la fragilité de Vanel, les longs cils de Vanel qui lui font ces yeux mouillés.

   Rien que de très classique dans cette attribution aux homosexuels d'une féminité et d'une fragilité sinon plus grandes que chez les autres hommes, du moins plus assumées, mais on retient surtout la possibilité de l'amour dégagé de la lutte dans ce monde. L'affection vouée à Fignolé est également liée à sa sensibilité, sa fragilité et à l'inadaptation au monde que ces qualités constituent. Joyeuse, soeur complice, se sent comme des responsabilités de mère pour ce jeune homme blessé.

   Angélique, moins proche, n'en a pas moins d'amour. La blessure est également au centre de sa vie. Sa blessure d'abord, celle qu'un homme lui a infligée et qui lui a laissé, en plus d'une amertume par rapport à l'amour, un fils qu'elle essaie de protéger des attaques du monde en le vouant à Dieu. Cette dévotion rend d'ailleurs le personnage de la jeune femme problématique. Elle affirme très tôt ne pas être ce qu'on croit, mais ce n'est pas une façon de mettre en doute l'existence du Dieu vers qui elle se tourne. Elle évoque les cérémonies dans son église pentecôtiste sur un mode ambigu: elle semble adhérer pleinement:

   Entre les quatre murs de l'église nous exultons à l'écoute des mots que pasteur Jeantilus lance du haut de sa chaire. La beauté de toutes ces fables et leur extravagante poésie nous entrent dans le coeur par surprise: Lazare surgissant de sa tombe, Jonas du ventre de la baleine, les murs de Jéricho s'écroulant au son des trompettes, la foisonnante pêche de Jésus, lui-même marchant sur les eaux! »

   Pourtant les mots « fables » et « poésie » introduisent le doute et s'accordent mal à la ferveur de ce genre de fidèles. C'est comme une façon d'avouer que les croyants veulent être des enfants qu'on rassure avec de belles histoires. Et puis il y a ce pasteur dont Angélique dit qu'il est « un vrai magicien », expression à double tranchant, et dont elle montre les prouesses scéniques jusqu'à ce qui peut difficilement passer pour autre chose que de l'ironie:

   D'autres miracles se produisent sous nos yeux, jour après jour. Pasteur Jeantilus a agrandi l'église et depuis peu vient jusqu'à nous porter le message de Dieu dans une voiture flambant neuve. Décidément les voies de Dieu sont impénétrables!

   Madame Lahens, cette distorsion est ce qui rend en même temps votre personnage émouvant et sa crédibilité fragile. Cette dernière a flanché pour moi par moments, notamment lorsqu'Angélique résume les postures des frère et soeurs en une phrase digne de figurer en quatrième de couverture:

   Face à l'irrémédiable et l'infernal, nous allions réagir tous les trois de façon différente: Fignolé dans la bravade absolue, dans l'entêtement à mettre à distance les séductions qui tentent de faire oublier la cruauté du monde. Joyeuse dans l'affrontement de biais. Et moi dans la soumission au monde tel que Dieu l'avait créé.

   Qu'Angélique doute, d'accord, elle s'en rend finalement compte elle-même. Mais une telle lucidité, qui ne semble condamner aucune voie au nom d'une autre, me paraît improbable dans la bouche de qui s'enivre régulièrement parmi les aveugles à l'idée qu'il n'est d'autre chemin, hors la voie qui mène à Dieu, que celui balisé par Satan.

   Cela ne m'a pas empêché de suivre Angélique et d'apprécier l'importance d'une autre blessure: celle de l'homme qui, à l'hôpital, la regarde et la trouble. Angélique travaille sur les terres de la mort, dont les pratiques apparaissent dans l'agonie d'un jeune homme blessé par balle. Mais un autre malade réveille en elle le souvenir d'une femme qu'elle a voulu faire disparaître. Est-ce sa faiblesse physique qui la rassure contre la violence des hommes. Pourtant son regard est une force. En tout cas il provoque une renaissance à la vie chez Angélique qui l'exprime dans un passage que je suis tenté de citer, ce que je ne ferai cependant pas car il mérite de n'être découvert qu'au terme du chemin sur lequel les deux jeunes femmes nous invitent à les accompagner.

   Et Joyeuse donc? Son amour pour Luckson, auquel elle veut s'abandonner tout en le craignant suscite un même type d'émotion. Il est d'ailleurs le centre de la tragédie, plus même que la mort de Fignolé. Les deux femmes passent une journée à chercher ce qui est arrivé à leur frère, mais espèrent-elles vraiment? La vérité, quand elle arrive, afflige Angélique mais la libère, comme une chose qui devait arriver. Cette certitude joue-t-elle un rôle dans le report de l'amour qui se transformera en pure et simple annulation? Joyeuse, habituée à la lutte, ne peut que craindre ce « sauveur » qui la dépossède d'elle-même:

   Luckson sait que cette femme qui passe de main en main est une torche qui brûle. Luckson sait que je suis déjà dans l'éblouissement. Dans le ravissement de lui. Il le sait. Pourtant je ne lui souris pas. Je ne lui parle pas. Au moindre sourire je peux être perdue. A la moindre parole aussi. Et je ne veux pas perdre.

   Cette dernière phrase annonce l'impossibilité de l'amour alors même qu'il est là, que les yeux « trop brillants » ne savent déjà plus mentir. Joyeuse incarnait la vie, mais à force de jouer, de lutter, elle en a peut-être perdu la capacité d'aimer en femme (et non en mère) et trouve plus facile de se tourner finalement vers la vengeance et la haine, recyclant la malédiction dont tant d'écrivains haïtiens se font l'écho. Angélique, faisant le va-et-vient entre le monde de la mort corporelle (l'hôpital est un mouroir) et celui de la mort au monde que constitue son église, est peut-être la seule capable de vivre et de quitter ce cycle.

   Pour finir sur ce point, j'ajouterai que parmi les personnages secondaires certains me semblent bien campés, comme maître Fortuné, et qu'il en est d'autres que j'aurais aimé connaître davantage, comme ce forgeron-prophète des temps derniers, et surtout Ismona, restée dans l'ombre d'un personnage déjà brumeux, dont le nom m'évoque Ismène et plus encore Desdémone, pourrait être cette fée qui, réunissant les deux soeurs, a accepté l'amour et le monde, la révolte et le destin. Votre drame en un jour, qui donc me rappelle Antigone et Ismène, mais aussi Electre et Chrysotémis, me donne envie de citer la fin célèbre de l'Electre de Giraudoux:

La femme Narsès: Oui, explique! Je ne saisis jamais bien vite. Je sens évidemment qu'il se passe quelque chose, mais je me rends mal compte. Comment cela s'appelle-t-il, quand le jour se lève, comme aujourd'hui, et que tout est gâché, que tout est saccagé, et que l'air pourtant se respire, et qu'on a tout perdu, que la ville brûle, que les innocents s'entre-tuent, mais que les coupables agonisent, dans un coin du jour qui se lève?

Electre: Demande au mendiant. Il le sait.

Le Mendiant: Cela a un très beau nom, femme Narsès. Cela s'appelle l'aurore.

   Oui, je sais, les coupables n'agonisent pas encore, la vengeance n'est pas encore accomplie, mais pour celle qui n'a pas besoin de vengeance, l'air se respire à nouveau, et l'aube a sans doute un peu la couleur de cette aurore.

   Vous me direz, à propos d'Ismona, que je ne suis jamais content. Vous aurez tort: je suis content d'avoir lu ce roman dont les personnages principaux, illustrant bien la difficulté de survivre, d'exister, d'aimer dans un monde hérité du macoutisme où l'oeil et l'oreille du voisin sont une menace, où toutes les lois découlent de celle du ventre, outre la bataille pour ne pas être mangé par le monde, ont dû en livrer une autre pour trouver leur voix et leur souffle propres contre mes réticences, au-delà des stéréotypes et des lignées mortifères. Ils ont au moins gagné la seconde.

   Je n'en ai pas pour autant fini. Il y a un autre thème que je veux aborder, que le roman aborde, et pour cela il faut évoquer un personnage jusqu'ici absent des débats, secondaire certes, mais pourtant important: John, le journaliste américain , l' « ami » qui vient faire sa petite révolution loin de chez lui, sans prendre trop de risques, et sans remise en cause de sa propre démarche, de son idéologie si tant est qu'on puisse lui appliquer ce mot. Commençons par un extrait:

   John a posé son sac à dos à côté de sa chaise et d'entrée de jeu nous a dit:

« J'aime ce pays, j'aime les pauvres. »

Il a prononcé cette phrase comme d'autres disent je suis médecin, plombier ou avocat. Avant de rencontrer John je ne savais qu'on pouvait gagner sa vie à aimer les pauvres. Qu'aimer les pauvres était un métier.

   Voilà un passage qui doit inviter tous ceux, moi compris, qui se disent amoureux d'Haïti, à un examen de conscience. Qu'aimons-nous dans ce pays? Y aimons-nous autre chose que ce que nous y projetons? Les descriptions du chaos que j'ai critiquées plus haut pourraient être une réponse à John, une façon de lui montrer qu'il aime ce qui n'a rien d'aimable, la mort, comme un charognard. Mes critiques elles-mêmes pourraient être mises sur le compte de la facilité qu'il y a à ne voir que le meilleur côté des choses, parce qu'il y en a eu un pour moi, mais peut-être seulement pour moi. Tant pis, je les maintiens.

   Ce qui me semble intéressant dans ce personnage, c'est qu'il est une manifestation du regard étranger dans le roman, donc potentiellement de celui du lecteur, et donc un avertissement. Paradoxalement je trouve que dans le texte se révèle la soumission à ce regard. On a déjà souvent l'impression que le réel étouffant s'impose à la littérature haïtienne, elle apparaît également parfois dépendante du regard de l'autre, de l'étranger, au point de se laisser envahir par ses attentes, quand l'auteur lui-même, ayant voyagé, vivant parfois même hors du pays, n'est pas devenu l'autre auquel il s'adresse. C'est le drame de certaines littératures dites du sud qui trouvent principalement leur lectorat au nord. Rien de nouveau là-dedans.

   Eh bien les passages que j'ai incriminés ne me semblent en aucun cas pouvoir être destinés à des lecteurs haïtiens vivant en Haïti. Ce n'est pas un reproche en soi, le rôle de tous les écrivains n'étant pas forcément d'écrire Dezafi ou L'Oiseau schizophone, (loué soit Frankétienne!) qui d'ailleurs ne peuvent atteindre qu'un nombre extrêmement limité de lecteurs. Mais cela pose problème. Il y a certes un aspect positif à cela: étant contrainte à écrire pour l'Autre, vous tentez de le contraindre à mieux vous regarder. Et notamment à comprendre la vraie nature de la souffrance que représente la vie, et spécialement la vie d'une femme, en Haïti. Mais d'autre part il y a dans cet affrontement un écueil dont la littérature souffre: l'Autre sait qu'Haïti est frappé par la misère, il a entendu parler des troubles politiques, de l'insécurité, des récents cyclones, et de même qu'il ne peut que s'apitoyer sur le sort de « ces pauvres gens », mauvaise conscience et condescendance réunies, il ne peut pas critiquer le roman qui lui montre mieux tous ces malheurs. Les commentaires évoquent certes l'écriture, l'émotion, mais le roman n'en est pas moins assimilé à un témoignage. On ne critique pas le témoignage d'un ex-enfant-soldat, on se recueille devant lui.

   Des preuves? Difficile d'en apporter, mais je vais évoquer deux ou trois critiques piochées sur internet. Voyons d'abord un compte-rendu qui figure sur le site de la librairie Lucioles, à Vienne dans le sud de la France, écrit par François Reynaud:

   La couleur de l’aube est un texte magnifique sur lequel pèse une fatalité tragique. Imagine-t-on d’ailleurs un seul instant quelconque histoire se terminer bien dans cette contrée maudite qui baigne depuis trop longtemps dans une torpeur régulièrement secouée d’accès de violence meurtriers ? Dans ce roman sensuel et douloureux, Yanick Lahens raconte ce pays misérable peuplé de vaincus qui n’en finissent pas de perdre, tout en laissant transparaître l’amour infini qu’elle lui porte. De son écriture rythmée, légèrement répétitive, se dégage une musicalité envoûtante, litanie tour à tour pleine d’espoir, de colère et de désarroi qui tente de donner, enfin, la parole aux habitants de ce point noir de l’Atlantique qui sombre chaque jour un peu plus dans un oubli planétaire.

   Il s'agit du commentaire après un paragraphe qui résume le roman. Passons sur le pléonasme qui veut que la fatalité soit tragique. Le moins qu'on puisse dire, c'est que notre libraire n'attendait rien d'autre qu'une représentation des plus chaotiques de ce « point noir de l'Atlantique ». Accorde-t-il aux écrivains haïtiens le droit de raconter une histoire qui finirait bien, où percerait un peu de bonheur? Il ne s'agit pas de vous reprocher votre roman mais simplement de montrer que le commentaire parle autant du pays que du texte, et que les expressions « écriture rythmée », « musicalité envoûtante », « litanie », pour évoquer celui-ci sont pour le moins passe-partout, au point que ce paragraphe pourrait resservir sans problème pour d'autres romans, notamment certains évoqués plus haut, tous ceux de Trouillot par exemple, et peut-être pour votre prochain ouvrage.

   Tenez, en continuant mes recherches sur le net je viens de voir que vous dédicacerez votre roman et rencontrerez vos lecteurs dans cette librairie le 13 mai prochain. Je remercie le libraire de vous promouvoir, et je ne l'en invite pas moins à des commentaires plus précis.

   Allez, toujours dans la catégorie libraire, voici Mireille Pares, de la librairie Prado Paradis, à Marseille:

   Fignolé a disparu !  Dans la ville de Port au Prince en pleine révolte des jeunes qui ne supportent plus leurs conditions de vie misérables, deux sœurs sont à la recherche de leur frère qui n'est pas rentré à la maison depuis deux jours. A travers cette recherche l'auteur nous fait une description très imagée du quotidien des haïtiens de milieu modeste dans cette ville à la fois enchanteresse et effrayante. Les deux sœurs, de caractères très différents parlent de leur enfance et de leur jeunesse, de leur désespoir devant cette vie sans avenir avec des mots justes dans un langage très coloré.

On n'oubliera pas facilement ce roman poignant ; si le désespoir y transparaît il laisse malgré tout entrevoir le désir de se battre de ces jeunes femmes qui ne veulent pas baisser les bras.
   Les libraires ont beaucoup de travail et pas forcément beaucoup de temps pour rédiger chaque compte-rendu de livre. De plus ils doivent faire court et attirer le lecteur, pas se livrer à une analyse en profondeur. Et puis ceux-ci ont au moins le mérite d'avoir distingué votre ouvrage, ce qui n'est pas si courant tant on se rue facilement sur les produits des grosses machines, qui ne présentent pas tous tant d'intérêt. Ma méchanceté est donc un peu déplacée. Je relèverai tout de même « une description très imagée » et « un langage très coloré ». Il me semble là que le propos n'est plus seulement envahi par les a priori sur le pays, mais aussi par ceux qui concernent la Caraïbe et la littérature tropicale, haute en couleur, solaire et enflammée, que sais-je encore? Il me semble encore une fois que le discours tenu se situe au-delà, ou en deçà de l'oeuvre.

   L'article du Monde des livres, écrit par Christine Rousseau, n'est pas censé obéir aux mêmes impératifs. Pas grand chose à en tirer pourtant. Tout d'abord parce que vous partagez la vedette avec Edwidge Danticat et Gary Victor qui publient en même temps que vous, ensuite parce qu'il n'y a dans les propos vous concernant rien de plus qu'auparavant, une autre quatrième de couverture en somme. Le titre qui vous concerne est: « Violence et pauvreté », le roman est une nouvelle fois « magnifique » (pourquoi s'en plaindre?) Cela se termine ainsi:

   A travers l'alternance de leurs voix, pleines de rage, de colère, de désirs inassouvis, mais aussi d'amertume et de rancoeur, Yanick Lahens dépeint d'une écriture fine, précise, poétique et sensuelle, le destin d'une famille ordinaire.

Elle évoque avec force la décomposition d'un pays, où se dessinent pourtant les ferments d'un espoir: celui d'une dignité retrouvée.

   Quatre adjectifs cette fois-ci pour l'écriture, pas mal, et surtout encore une fois la peinture d'un pays, dont la « décomposition » ligote le regard critique (dans la partie sur Edwidge Danticat, la journaliste se risque à évoquer « quelques affadissements »... « dus à la traduction », ouf!). Seule réaction possible: la compassion, et parfois l'affirmation que malgré tout, avec vous, on veut espérer.

   Le problème de beaucoup de romans haïtiens, et c'est le cas du vôtre, c'est qu'ils disent à l'étranger auquel ils sont destinés: « voici mon pays », et que l'étranger vous félicite en disant: « oui, c'est à peu de chose près ce que je pensais. » Tout tient peut-être dans ce peu de chose pour vous, pas pour lui. En 1998 ou 99 un journaleux du Républicain lorrain a fait un petit passage en Haïti, s'est promené avec une certaine crainte dans les rues de Port-au-Prince (sur le Champ-de-Mars sans doute, à la sortie de l'ambassade), a interrogé des témoins fiables comme la femme de l'ambassadeur (qui entre deux Ferrero rocher, pardon pour la pub, lui a affirmé qu'en créole, « cette langue si imagée mais parfois si cruelle », les enfants en domesticité s'appelaient des « là-pour-ça ») et un curé alsacien (pas breton pour une fois, tant mieux pour moi, et pour vous dont le prénom sonne si joliment à mes oreilles) chargé d'enseignement, résumant ainsi la situation: « mauvais enseignants, mauvais élèves ». Je cite de mémoire, mais je suis sûr de moi, et encore plus lorsqu'il s'agit de donner les titres des deux articles qui parurent ensuite à une semaine d'intervalle: « Port-au-Prince, la capitale la plus sale du monde », et le meilleur, tenez-vous bien: « Haïti, le pays où le rire est mort », avec la photo d'une enfant au visage un peu fermé et la légende suivante: « Même les enfants, universellement insouciants, ici sont graves. » Eh bien, chère Yanick, je crains, et ceci n'est pas une remise en cause de la qualité de votre roman, qu'en le lisant, ces personnes sans doute peu sensibles à la chose littéraire, salueraient son adéquation avec une réalité à laquelle ils ont si peu compris.

   Allez, encore un coup, sur le site « montagny69 », un comité de lecture:

   Une découverte malheureusement très réaliste de la vie en Haïti. Une situation à peine croyable ! Très intéressant par cette réalité très peu connue. Très facile à lire. La poésie des mots permet de transcender toutes ces vies brisées.

   L'oeuvre est intéressante parce qu'il y a le pays. Est-ce qu'un roman français est intéressant parce qu'il montre la France? Pour des étrangers parfois, peut-être, mais le lectorat est principalement français. Veut-on lire enfin quelque chose d'intéressant sur La couleur de l'aube? Il faut consulter l'article d'Yves Chemla, bien sûr, sur le site... Africultures!

   Alors, que fait-on? Ecrit-on? La présence de John, même si le personnage est inconsistant et s'efface rapidement, est peut-être aussi une façon de poser cette question.

   Très immodestement je vais proposer une réponse: il faut oublier Haïti en écrivant. Il faut appliquer au roman la liberté de ton et de sujet qu'on s'accorde dans la nouvelle, malgré les contraintes formelles, où on s'attache à des faits divers tout simples, des situations banales, drôles ou tragiques. Il faut faire comme Jacques Stephen Alexis qui, partant de Compère Général Soleil, à forte tendance édificatrice, arrive à L'Espace d'un cillement et Romancero aux étoiles. Il faut que Gary Victor retrouve le goût d'adapter et de trahir les aventures d'Esmeralda et Quasimodo en Haïti. Le pays y sera toujours, sans chercher à tout prix à se montrer. Il faut que le lecteur étranger ait l'impression que ça n'a pas été écrit pour lui, qu'il s'y sente non comme un voyeur mais comme invité dans une famille où, contrairement aux habitudes haïtiennes, on ne fera pas vraiment attention à lui et parlera comme à l'accoutumée, qu'il n'y trouve ce qu'il y cherche que par accident et que ça s'éclipse derrière ce qui le prend et l'emmène. L'un des meilleurs genres pour arriver à cela serait le polar, idéal pour révéler une société et ses secrets sans que ce soit là ce qui motive en premier lieu le lecteur. Là il jugera aussi une histoire, une technique. Gary Victor s'y est essayé, notamment dans Les Cloches de la Brésilienne, avec un succès mitigé. Il faudrait un Stanley Péan de l'intérieur, qui y gagnerait en profondeur. Il ne faut pas craindre le roman historique, qui n'empêche pas de parler d'aujourd'hui. Oserais-je suggérer l'anticipation? Luxe de riches sans doute...

   Je parle trop. Je crains même, à force de parler, d'être plus négatif que positif, alors que je recommande chaudement la lecture de La Couleur de l'aube. En fait, mes reproches et objections, me piquant moi-même d'écrire, c'est aussi à moi que je les fais. D'ailleurs je dois à l'honnêteté de dire, même si ça vient un peu tard, que sur la question du traitement réservé aux femmes votre roman s'adresse très clairement à la partie mâle de la population haïtienne, qu'à l'autre moitié le miroir renvoie une critique du réflexe ancestral consistant à chercher le blanc, et que donc vos compatriotes jouent tout de même un peu des coudes pour se trouver une petite place parmi vos destinataires.

   Voilà, j'en ai terminé. Il me reste à vous remercier pour ce roman qui chez moi, c'est visible, a suscité intérêt et questionnement. Si par le plus grand des hasards vous lisez un jour cette lettre, soyez assurée que mon souhait n'est autre que d'avoir à lire prochainement un nouvel ouvrage de votre cru, et ce n'est pas une formule de politesse. N'ayant d'ailleurs lu que vos romans, je vais me précipiter sur vos nouvelles. Peut-être m'inspireront-elles d'autres commentaires...

   Bien à vous.

                                                                                                                                        Tichapo.


Retour à La Une de Logo Paperblog

A propos de l’auteur


Tichapo 12 partages Voir son profil
Voir son blog

l'auteur n'a pas encore renseigné son compte l'auteur n'a pas encore renseigné son compte

Dossier Paperblog

Magazines