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Dans les limites du raisonnable

Publié le 05 novembre 2009 par Poussemanette


Le stage conduite s'est bien passé. Ce machiniste, marié, deux enfants, a l'étoffe pour être un bon conducteur. Il est sérieux, attentif, fait preuve d'un bon relationnel avec les voyageurs et a un excellent comportement sécuritaire. Durant les trois mois de stage, il a travaillé, laissant durant ce temps la charge de la famille à son épouse qui attend un troisième enfant. Il a de bonnes notes et a bien compris cette disposition d'esprit propre à un professionnel en devenir. Il est au top théorique, a réussi son examen et il ne lui reste plus qu'à acquérir le savoir faire.
Il est heureux d'entrer dans un univers tout nouveau et appréhende un peu cette première journée tout seul à son compte, comme un grand. Il est conscient d'avoir encore à apprendre et en stage il a été prévenu qu'il ne serait vraiment validé qu'au bout d'une année de probatoire et que durant ce temps il sera d'une certaine façon "corvéable à merci", dans les limites du raisonnable.
Son épouse ayant accouché en fin de stage, il demande à bénéficier de ses onze jours de congé paternité.
Son premier jour arrive enfin. Il se prend un peu la tête avec une maîtrise qui a, apparemment, décidé de mater ce petit jeune, cet homme accompli d'une trentaine d'années présent dans l'entreprise depuis plus de dix ans. Il sait qu'il doit se taire donc l'affaire ne va pas plus loin. Il a signé le poste de manoeuvre, donc non dégarnissable. Il manque une équipe et il est envoyé en ligne sur un service complet. Son train est mauvais en pilotage automatique. Il accepte puisqu'il le faut et qu'il n'a pas encore les armes pour se défendre. Il part donc sans même avoir été accompagné comme il est prévu pour une première course qui dure une heure. Il n'a pas trop le choix, le maîtrise l'ayant menacé d'un rapport s'il mettait de la bourre en ligne. De tout son service, il se débrouillera seul comme un grand sans personne pour s'inquiéter si tout se passe bien de la part de l'encadrement. C'est un collègue qui le relève un tour (comment est-il possible qu'il y ait une réserve quand lui-même a dû partir en ligne par manque d'effectif? Mystère...). Qu'importe, il a accompli sa mission, le premier pas est franchi.
Le lendemain, il est envoyé en urgence sur une petite ligne, toute petite ligne de rien. Au terminus de cette ligne, il a à peine mis le pied sur le quai que le chef de Départ, qui devait guetter son arrivée via les caméras, à distance, l'appelle au téléphone, lui demande s'il est bien monsieur machin devant effectuer une partie de l'équipe tant et l'envoie illico presto aller chercher un train en réserve. Le jeune conducteur tout frais sorti de stage n'a pas eu le temps de passer vérifier s'il existe une fiche ligne ni prendre le pap. Il part donc chercher le train sans oser préciser qu'il n'a pas à partir de suite puisqu'il n'a pas utilisé son temps de trajet et qu'il est donc en avance. Tout le monde a l'air si pressé et il n'y a personne dans ce petit terminus pour l'aider ou le conseiller.
A quai, le signal est déjà à l'ouverture. Oui, assurément, il y a urgence, il faut que ça roule et peu importe le reste.
Arriva ce qui devait arriver, il fit une faute. Sans conséquence mais une faute tout de même, une grosse dans la mesure où toutes nos fautes sont de même importance.
Ses cadres furent intransigeants, un surtout, les autres n'osant pas le désavouer publiquement, se retranchant derrière une réglementation pure et dure. Il lui suffisait de dire non. Mais comment dire non quand on n'a pas encore de repères? Que veut dire être corvéable à merci dans les limites du raisonnable? Quelles sont les limites; quid du raisonnable?
Les jeunes conducteurs ne sont pas traités de la même façon selon les terminus. Dans la grosse majorité des cas, ils sont accueillis, accompagnés durant leur premier service afin d'être mis en confiance et se sentir bienvenus. C'est important tant sur le plan psychologique que sur le plan sécurité. Sur la ligne3, par exemple, nos maîtrises mettent un point d'honneur à ce que tout soit mis en oeuvre pour qu'un futur professionnel puisse apprendre le métier dans de bonnes conditions. Oh, bien sûr, les jeunes conducteurs sont corvéables, ils doivent accepter quelques déréglementations afin de prouver qu'ils s'investissent dans leur nouvelle filière, mais rien qui, fondamentalement, mette la sécurité en jeu. Vous noterez que dans ce cas, la réglementation pure et dure n'est plus si importante mais bast...
Nos bons cadres (bons dans le sens radical) étant conscients que ces jeunes conducteurs sont au top au niveau théorique mais non au niveau pratique, il est d'usage, pour la majorité des lignes, de laisser passer deux fautes (qui sont lourdement sanctionnées) avant de les renvoyer d'où ils viennent c'est-à-dire dans le Privé ou dans leur ancienne filière.
Ce jeune conducteur est retourné à bus, humilié, se sentant misérable, bon à rien et assumant une faute qu'il paie sous la forme d'une mise à pied ferme.
Ce cas exceptionnel, bien que restant rare, est en chemin, apparemment, de faire des petits.

Dans les limites du raisonnable?


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