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"J'aimerais aimer mais je n'y arrive pas"

Publié le 20 novembre 2009 par Deschibresetdeslettres
Clément m'avait dit ça il y a quelques années à propos de si je me souviens bien Joy Division : « J'aimerais aimer mais je n'y arrive pas ». Je prends cet exemple mais j'aurais pu en prendre bien d'autres tant nos parcours de mélomanes semblent joncher de ces expériences de regrets très étranges, où malgré tous nos efforts et un désir bien concerné, nous n'aimons pas une musique. Ce qu'il y a d'étonnant et d'intéressant, ce n'est bien sûr pas le fait de ne finalement pas aimer "sensoriellement" tel ou tel groupe. Non, la vraie question est plutôt : pourquoi avoir eu de telles attentes ?
Dans les rapport que l'on entretient humainement à la musique, on identifie très facilement ce qui est de l'ordre de la réminiscence. Cette chanson me rappelle tel souvenir et l'effet que le morceau produit sur moi dépend intimement de la valence affective du souvenir associé. Là je ne vous apprends rien, c'est le b.a-ba de l'analyse. Mais ce qui m'intéresse aujourd'hui est d'un autre ordre et renvoie sans doute à quelque chose de plus existentiel, d'un possible rapport à la musique comme miroir de soi, ou tout du moins comme surface de projection identitaire. Parce qu'il y a la musique pour ce qu'elle est (du son) et la musique pour ce qu'elle représente. La musique, si elle n'est pas une parole, est pourtant bien vivante dans un bain de langage (Dolto style). On la parle, on la discute, on lui attribue du sens et des images. Je ne parle bien sûr pas du microcosme des blogueurs, des journalistes et des passionnés : cela concerne y compris celui qui ne regarde que les variétés sur TF1. Du coup, la musique est instrumentalisée. Elle est instrument du sujet humain en bataille perpétuelle avec sa définition, avec sa propre identité aux yeux du monde.
Assez trivialement, on peut le voir dans les liens indéfectibles tissés entre genre musicaux et catégories socio-culturelles. À chaque style sa population si l'on fait une cartographie très grossière du monde. Je prends cet exemple parce que même si assez réducteur et raccourci, il permet de voir un peu où je veux en venir. En fait, ce double mouvement d'identification (je m'identifie à ce que représente une musique / on se fait une représentation de moi parce que j'aime ou déteste une musique) me semble être un des ressorts essentiels du goût musical. Pas d'angélisme : il me semble que la musique que nous aimons, nous l'aimons avant tout pour nous. Et c'est quelque chose qui serait structurel : personne n'y échappe, surtout pas les plus érudits.
Je vais essayer de donner un exemple personnel de ce que je viens de dire. Quelque chose de bien plus subtil que rap = cité en mal de reconnaissance. J'ai en fait depuis plusieurs années voué un culte à Talk Talk. Alors que Such a shame reste pour moi immonde et que leurs albums expérimentaux de fin de carrière m'emmerdent. Vraiment, écouter Talk Talk, ce n'est pas un cadeau pour moi. J'ai un problème indépassable avec la voix de Mark Hollis et puis bon, soit je trouve ça trop pop FM, soit trop soporifique. Ce qui me fait aimer ce groupe est finalement une pure idée. Talk Talk, c'est à mes yeux un groupe paradigme d'un processus qui me touche très intimement, celui du passage du second degré au premier, de la blague au sérieux, plus concrètement de la variétoche à la pure expression artistique.
Talk Talk, c'est pour les quarantenaires ce qu'est The Calling pour ma (notre?) génération. J'exagère beaucoup, mais ce n'était pas un groupe très respecté, des vendus à la télé qui font des tubes à chier et qui ravissent leurs maisons de production stupides. Pourtant ce même groupe a sorti Spirit Of Eden (1988) et Laughing Stock (1991), à savoir deux albums d'une importance capitale dans la complexification du rock. Un peu comme en leurs temps les proggeux ont éclaté la structure canonique du rock à refrains, Talk Talk a ouvert les voies de la pop fleuve. Avec un allongement radical de la durée de ses compositions, Mark Hollis a finalement théorisé autrement la pop, il l'a envisagé non pas comme un magma irréductible (et irrésistible) de 3 minutes, mais comme un espace à tiroirs où l'on s'amuse de chaque instrument et du silence en toute liberté – une démarche pas très éloignée de ce qui fait le jazz. D'ailleurs le Talk Talk de fin de carrière est parfois considéré comme la première étincelle qui entraînera quelques années plus tard le post-rock. On en pense ce qu'on en veut mais on peut au moins faire le syllogisme suivant : le terme de post-rock a été utilisé pour la première fois à propos de Bark Psychosis en 94 et Talk Talk était l'influence première de ce génial groupe méconnu, on peut donc dire que Talk Talk et l'émergence du concept de post-rock ne sont pas sans rapports.
Bref, Talk Talk, c'est l'a priori naze, la devanture potache et l'envers du décor sublime. Et peu importe si leur musique ne m'est pas si agréable : cette identité à deux signifiants m'est chère. C'est pour cette même raison qu'un mec comme Christophe est un de mes héros. Et c'est aussi pour ce paradoxe que le cinéma qui me parle le plus aujourd'hui est un cinéma de l'ambiguïté : Miami Vice, La Guerre des Mondes et toute la nouvelle comédie américaine (Appatow et affiliés), des blockbusters malades ou des films de genres qui visent autre chose. Ouais, en fait, j'aime Supergrave et Talk Talk de la même façon, dans le même respect du loser qui devient winner mais pas tout à fait quand même (Such a shame viendra toujours faire tâche).
Ce que cela exemplifie au final, c'est que l'on peut aimer un artiste sans sa musique et inversement. Le plus drôle est qu'on confond souvent cet écart avec de l'objectivité. Combien de fois on peut entendre ou lire "je reconnais que c'est bien mais j'y arrive pas". On reconnaît que dalle : aucune musique n'a de caractéristiques internes permettant de juger de sa qualité (on pourrait en discuter une autre fois). Ce que cela veut seulement dire c'est : "j'aimerais aimer". Pour des raisons qui concernent chacun. Ce qui ne veut pas dire que ça ne regarde pas tout le monde. Cf le journaliste qui n'est dans l'objectivité, pas dans le ressenti non plus et qui se positionne plutôt dans l'introspection ou l'empathie du lecteur fantasmé, dans l'investigation de ce qui fait lien entre des hommes – dont lui – et des musiques insaisissables.
P.S : ce qui m'a permis d'avoir cette réflexion sur Talk Talk, c'est que j'ai finalement fini par tomber amoureux d'un de leurs morceaux. Il en aura fallu du temps. Et c'est un espèce de soulagement que j'ai ressenti. Enfin mon désir venait trouver un point de butée dans le Réel. Ce morceau était After The Flood.

Illustration : schéma L de Lacan

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