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Fuir, pour produire du réel…

Publié le 30 novembre 2009 par Perce-Neige
Fuir, pour produire du réel…

On n’écrit que par amour. Et pour produire du réel. C’est Gilles Deleuze qui le dit dans ses Dialogues avec Claire Parnet (Ed. Flammarion) : « La grande erreur, la seule erreur, serait de croire qu'une ligne de fuite consiste à fuir la vie; la fuite dans l'imaginaire, ou dans l'art. Mais fuir au contraire, c'est produire du réel, créer de la vie, trouver une arme. En général, c'est dans un même faux mouvement que la vie est réduite à quelque chose de personnel et que l'œuvre est censée trouver sa fin en elle-même, soit comme œuvre totale, soit comme œuvre en train de se faire, et qui renvoie toujours à une écriture de l'écriture. C'est pourquoi la littérature française abonde en manifestes, en idéologies, en théories de l'écriture, en même temps qu'en querelles de personnes, en mises au point de mises au point, en complaisances névrotiques, en tribunaux narcissiques. Les écrivains ont leur bauge personnelle dans la vie, en même temps que leur terre, leur patrie, d'autant plus spirituelle dans l'œuvre à faire. Ils sont contents de puer personnellement, puisque ce qu'ils écrivent est d'autant plus sublime et signifiant. La littérature française est souvent l'éloge le plus éhonté de la névrose. L'œuvre sera d'autant plus signifiante qu'elle renverra au clin d'œil et au petit secret dans la vie, et inversement. Il faut entendre les critiques qualifiés parler des échecs de Kleist, des impuissances de Lawrence, des puérilités de Kafka, des petites filles de Carroll. C'est ignoble. C'est toujours dans les meilleures intentions du monde: l'œuvre paraîtra d'autant plus grande qu'on rendra la vie plus minable. On ne risque pas ainsi de voir la puissance de vie qui traverse une œuvre. On a tout écrasé d'avance. C'est le même ressentiment, le même goût de la castration, qui anime le grand Signifiant comme finalité proposée de l'œuvre, et le petit Signifié imaginaire, le fantasme, comme expédient suggéré de la vie. Lawrence reprochait à la littérature française d'être incurablement intellectuelle, idéologique et idéaliste, essentiellement critique, critique de la vie plutôt que créatrice de vie. Le nationalisme français dans les lettres: une terrible manie de juger et d'être jugé traverse cette littérature: il y a trop d'hystériques parmi ces écrivains et leurs personnages. Haïr, vouloir être aimé, mais une grande impuissance à aimer et à admirer. En vérité, écrire n'a pas sa fin en soi-même, précisément parce que la vie n'est pas quelque chose de personnel. Ou plutôt le but de l'écriture, c'est de porter la vie à l'état d'une puissance non personnelle. Elle abdique par là tout territoire, toute fin qui résiderait en elle-même. Pourquoi écrit-on? C'est qu'il ne s'agit pas d'écriture. Il se peut que l'écrivain ait une santé fragile, une constitution faible. Il n'en est pas moins le contraire du névrosé : une sorte de grand Vivant (à la manière de Spinoza, de Nietzsche ou de Lawrence), pour autant qu'il est seulement trop faible pour la vie qui le traverse ou les affects qui passent en lui. Ecrire n'a pas d'autre fonction: être un flux qui se conjugue avec d'autres flux - tous les devenirs-minoritaires du monde. Un flux, c'est quelque chose d'intensif, d'instantané et de mutant, entre une création et une destruction. C'est seulement quand un flux est déterritorialisé qu'il arrive à faire sa conjonction avec d'autres flux, qui le déterritorialisent à leur tour et inversement. Dans un devenir-animal, se conjuguent un homme et un animal dont aucun ne ressemble à l'autre, dont aucun n'imite l'autre, chacun déterritorialisant l'autre, et poussant plus loin la ligne. Système de relais et de mutations par le milieu. La ligne de fuite est créatrice de ces devenirs. Les lignes de fuite n'ont pas de territoire. L'écriture opère la conjonction, la transmutation des flux, par quoi la vie échappe au ressentiment des personnes, des sociétés et des règnes. Les phrases de Kérouac sont aussi sobres qu'un dessin japonais, pure ligne tracée par une main sans support, et qui traverse les âges et les règnes. Il fallait un vrai alcoolique pour atteindre à cette sobriété-là. Ou la phrase-lande, la ligne-lande de Thomas Hardy: ce n'est pas que la lande soit le sujet ou la matière du roman, mais un flux d'écriture moderne se conjugue avec un flux de lande immémoriale. Un devenir-lande; ou bien le devenir-herbe de Miller, ce qu'il appelle son devenir-Chine. Virginia Woolf et son don de passer d'un âge à un autre, d'un règne à un autre, d'un élément à un autre: fallait-il l'anorexie de Virginia Woolf ? On n'écrit que par amour, toute écriture est une lettre d'amour: la Reel-littérature. On ne devrait mourir que par amour, et non d'une mort tragique. On ne devrait écrire que par cette mort, ou cesser d'écrire que par cet amour, ou continuer à écrire, les deux à la fois. Nous ne connaissons pas de livre d'amour plus important, plus insinuant, plus grandiose que les Souterrains de Kérouac. Il ne demande pas « qu'est-ce qu'écrire? », parce qu'il en a toute la nécessité, l'impossibilité d'un autre choix qui fait l'écriture même, à condition que l'écriture à son tour soit déjà pour lui un autre devenir, ou vienne d'un autre devenir. L'écriture, moyen pour une vie plus que personnelle, au lieu que la vie soit un pauvre secret pour une écriture qui n'aurait d'autre fin qu'elle-même. Ah, la misère de l'imaginaire et du symbolique, le réel étant toujours remis à demain. »


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