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Exode rural et capital social: une opportunité pour la communauté de destin en Nouvelle-Calédonie

Publié le 18 novembre 2009 par Servefa

Le dernier recensement est tombé et confirme durement les craintes des plus grands urbaphobes: l'exode rural s'accélère et frappe durement la brousse. J'aimerai plutôt y voir une forme de rééquilibrage entre les mélanésiens et les autres communautés. Nouméa n'est plus le camp retranché blanc de l'indigénat mais le porte drapeau d'une communauté de destin. Loin des volontés politiques les populations ont préféré au rééquilibrage territorial un véritable rééquilibrage des représentations des communautés dans le monde urbain.

Cela nourrit une double crainte. Pour les coutumiers, de voir disparaître les traditions dans la grande dynamique d'une ville qui éloigne bien du lien matriciel à la nature et en particulier à la terre. Pour les autres populations, l'inquiétude de la cohabitation avec des populations habituées à une vie tribale qui doivent s'adapter au fonctionnement de la ville.

Pour ma part, et pardonnez mon optimisme, j'y vois plus l'opportunité pour le pays de se construire une unité au sein du Grand Nouméa, une opportunité que les politiques publiques doivent faire fructifier avec intelligence.

Mais les évènements récents n'invitent guère à l'optimisme surtout au regard de la marginalisation de la jeunesse kanak (en particulier) et de la violence qui en résulte. L'héritage solidaire mélanésien représente pourtant un véritable atout. D'autant que selon le rapport du Sénat Coutumier sur la jeunesse Kanak il est possible de lire: " les chiffres relevés font apparaître un pourcentage de 92,3 % pour le maintien des dispositions coutumières contre 2.5 % à son abolition." Aussi la jeunesse Kanak est-elle favorable à la perpétuation des mécanismes sociaux traditionnels. J'y reviendrai, mais avant cela, une parenthèse théorique s'impose.

Suite à de longues et importantes études dans plusieurs pays du monde, une influente chercheuse de la Banque Mondiale, Caroline Moser, a établi un nouveau cadre d'analyse de la pauvreté urbaine. Elle constate dans un article de 1998 (1) que la pauvreté qui était jusqu'alors vue comme un état statique quantifié par un manque ou par une faible possession. A la place de cela, elle préfère développer le concept de vulnérabilité au travers de deux paramètres: la sensibilité de la vulnérabilité (est-ce qu'une crise importante va plonger à coup sûr les populations dans une grande misère, ou y'a-t-il une sorte d'amortissement ?) et la résilience des populations aux chocs, c'est à dire leur capacité à se réorganiser suite à un évènement qui déstructure leur capacité à (sur)vivre. Afin de mieux comprendre ce que doit être le développement d'un pays, et donc de sa population (le mot développement étant ici entendu comme la diminution des mécanismes qui conduisent les personnes à vivre en situation vulnérable), la chercheuse a élaboré un cadre d'analyse novateur. Plutôt que d'observer ce qu'ils manquent aux populations pauvres, elle observe leurs atouts et se demande comment faire pour valoriser ces atouts jusqu'à permettre à la personne qui les possède de sortir de son état. Mieux, la chercheuse parle de portefeuille d'actifs (asset portfolio), c'est à dire qu'elle voit chaque personne comme une entreprise qui possède des actifs qu'il s'agit de faire fructifier. Son cadre comprend cinq grandes familles d'actif:

1/. Le travail: principal actif qui permet de nourrir sa famille. Le travail des femmes devient ici un facteur déterminant pour permettre aux ménages défavorisés de vivre décemment, ce qui n'est pas sans conséquence sur l'éducation des enfants, surtout en l'absence de transport collectif de qualité qui éloigne plus longtemps les parents de leur descendance ;

2/. Le capital humain: il s'agit là de tous les services qui permettent d'utiliser ses compétences sans dommage, et de les améliorer. L'auteur place ici les infrastructures d'eau potable, de transport, d'électricité, les services médicaux et sociaux, et bien-sûr, l'éducation.

3/. Les actifs productifs: tout ce que possède le ménage et qui lui permet de gagner de l'argent. Par exemple une machine à coudre, une voiture (pour faire taxi), etc. Le principal actif productif pour l'auteur est l'habitat, qui permet de travailler à la maison, de louer une chambre... Ainsi, la sécurité du logement est-elle pour elle primordiale.

4/. La famille: il s'agit pour elle d'un tissu d'entre aide et d'absorbtion des difficultés sans commune mesure, avec toutefois le risque des familles trop nombreuses.

5/. Et enfin, et c'est là que je voulais en venir avec cette parenthèse théorique, le capital social. L'auteur entend ici les rélations de réciprocité et les réseaux sociaux souvent hérités du monde rural. Elle remarque que ces réseaux sont essentiels pour la consolidation des ménages vulnérables et encourage la création d'associations reposant sur des lieux communautaires (community-based organisations). Ces associations peuvent ainsi par exemple constituée des forces capables de négocier avec les autorités ou d'autres organisations. Ce concept de capital social s'appuie sur les travaux de Robert Putnam qui a défendu la thèse qu'au mieux ces organisations "horizontales" fonctionnent, au plus la communauté dispose d'un stock de capital social pouvant lui permettre de lui apporter les ressources nécessaire à l'entre-aide. Mais dans le contexte de marginalisation des jeunes dont il était question au préalable, le capital social peut permettre l'encadrement des populations aujourd'hui en proie à la violence. Ainsi l’anthropologue Michel Naepels (2) remarque que de nombreuses associations Drehu à Nouméa permettent de récréer une régulation et un contrôle social au sein des communautés originaires de Lifou, ce qui n’est pas le cas des populations en provenance de la région ajië. Les propositions du rapport du Sénat Coutumier abondent en ce sens avec la promotion de l'amélioration des rapports intergénérationnels et de la transmission des valeurs et pratiques culturelles. Mais cela nécessite une réorganisation de la coutume et de la tribu en milieu urbain, au sein du Grand Nouméa, avec des rencontres associatives et des interconnexions améliorées.

Dans le rapport du Sénat Coutumier on peut aussi lire cette phrase (issue de l'approche traditionnelle de la coutume): "Le « vrai homme » est par définition quelqu’un qui appartient à la terre où il est né, et lequel pendant toute sa vie témoigne de l’honneur attaché à son nom." Nous voyons là tout l'intérêt à développer toujours plus de jardins collectifs au coeur d'une ville qui ne manque pas d'opportunité (ne serait que grâce à la topographie qui a préservé certaine zone verte) pour accompagner ce développement coutumier urbain (car voilà bien l'objet à créer).

Par ailleurs,il convient de ne pas couper les populations urbaines de leurs racines rurales. A ce titre, l'amélioration des transports interurbains et vers les îles apparait essentiel.

Mais revenons-en à l'exode rural et à l'opportunité qu'il donne de faire du Grand Nouméa le socle de l'unité de la Nouvelle-Calédonie (ce qu'une dispersion des populations ne permet finalement pas). Pour que cette unité fonctionne, il faut que l'agglomération accepte de ne pas être une enclave occidentale en Océanie, et pour cela, l'organisation communautaire mélanésienne est essentielle pour encadrer les éléments susceptibles de générer les tensions sociales et le repli communautaire qui mènera au refus de l'altérité. Aussi, les autorités coutumières ont-elles un rôle fondamental en milieu urbain. Il n'est plus question de voir la ville comme ce qui va effacer leur tradition, mais comme la nouvelle arène de l'expression de l'identité Kanak. Les autorités civiles devraient quant à elles supprimer les barrières qui entravent le rôle coutumier. Cela passe aussi par une plus grande concertation, par exemple dans les projets urbains. Il s'agit, par exemple, de créer un organe coutumier habilité à donner son avis sur les projets urbains et à soumettre des propositions permettant une meilleure intégration des logiques coutumières urbaines, ou mieux, de multiplier les réunions de présentation publique. Chacun doit ainsi s'organiser pour faire du Grand Nouméa une ville qui ne soit ni blanche, ni Kanak, mais une ville unie symbole de la diversité calédonienne. Alors, la communauté de destin de la Nouvelle-Calédonie prendra moins les allures d'un vague espoir.

François SERVE

(1).  Moser, C. The Asset Vulnerability Framework: Reassessing Urban Poverty Reduction Strategies, World Development. Vol.26, n°1, pp.1-19, 1998.

(2). Naepels, M. Partir à Nouméa. Remarques sur les migrants originaires de la région aijë, in En pays Kanak, éditions de la Maison des sciences de l'homme, Paris, pp355 à 365 (2000).


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