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Exode rural et primauté urbaine: un enjeu du destin commun ?

Publié le 21 octobre 2009 par Servefa

Dans la construction de son tissu urbain la Nouvelle-Calédonie représente un bon exemple du concept de primauté urbaine (urban primacy) (1). En effet, non contente de concentrer plus de 60% de la population calédonienne, l'agglomération de Nouméa accueille de plus une très grande part de l'activité économique du pays (si un économiste de passage pouvait fournir des données chiffrées cela ajouterait à la crédibilité de ce billet...) et des équipements, qu'ils soient publics ou privés. Il en fallu moins à Paris pour que le géographe français Jean-François Gravier écrive, en 1972, Paris et le désert français. Ainsi, il pourrait être naturel en Nouvelle-Calédonie de disserter sur Nouméa et le désert calédonien sans offusquer qui que ce soit.

Au regard des canons occidentaux d'aménagement du territoire, la hiérarchie urbaine calédonienne apparaît donc anormale du fait d'une sur-urbanisation du Grand Nouméa. Cette primauté urbaine constitue une caractéristique fréquente des pays en voie de développement, d'ailleurs, tout comme les politiques de la Nouvelle-Calédonie ne se satisfont pas de cette situation, comme en témoigne une politique de redistribution pour un rééquilibrage spatial particulièrement au désavantage de la zone la plus urbanisée du pays, 75% des PED (Pays En voie de Développement) mènent des politiques visant à lutter contre cette primauté urbaine et à rééquilibrer le territoire autour soit d'un réseau de villes, soit en maintenant les populations en milieu rural. Mais, là où le rééquilibrage montrer peu de signe de réussite, avec le maintien d'une forte croissance du Grand Nouméa pour un faible développement du reste du pays, les politiques menées dans les autres PED ont aussi connu l'échec.

Afin de ne pas recommencer ces politiques non courronées de succès, nous allons voir quelles ce qu'elles ont été. Avant cela, il convient de s'interroger sur les raisons qui poussent à une forte croissance urbaine. Les chercheurs distinguent deux types de facteurs: les facteurs répulsifs (push factors), qui font que les populations ont envie de quitter leur environnement rural, et les facteurs attractifs (pull factors) qui attirent les populations en ville. Les facteurs répulsifs sont liés à l'épuisement des sols (en particulier en Afrique subsaharienne), à la volonté de scolarisation des enfants (particulièrement vérifié en Nouvelle-Calédonie), et plus généralement à l'inconfort d'une vie rurale difficile. En Nouvelle-Calédonie, à la lumière des écrits de Naepels (2), on peut y ajouter la volonté d'échapper à la pression des mécanismes communautaires de la vie traditionnelle et coutumière.Quant aux facteurs attractifs, ils sont liés à l'existence d'équipements (hôpital, lycées, université), à l'accès à l'argent par des emplois rémunérés, et plus globalement, aux lumières de la ville.

Voyons maintenant les quatre grandes stratégies qui ont été menées ces cinquantes dernières années pour lutter contre le phénomène de primauté urbaine.

La première est la plus radicale: l'interdiction de la ville pour certaines populations. Ce type de politique s'est vu appliqué avec rigueur en Chine, où un permis de résidence, le hukou, fixe votre lieu de vie et administre vos déplacements dans un autre lieu, plus encore dans une ville. Dans d'autres pays, cette interdiction de vivre en ville s'est traduite par la politique du bulldozer éradiquant des quartiers nouveaux plus ou moins informels. De telles mesures, en plus d'être soldées d'échec (relatif en Chine où toutefois les hukous sont un véritables casse-tête pour les administrations) du fait de leur contournement par les populations, posent des problèmes éthiques d'équité et de droit à la ville. Par ailleurs, en Nouvelle-Calédonie, le souvenir des restrictions du régime de l'indigénat les rend encore moins acceptable.

Une autre stratégie a été de vouloir fixer les populations à la campagne en jouant sur les facteurs répulsifs et en rendant la vie rurale plus acceptable. Cela s'est traduit pas des programmes de développement rural qui n'ont eu que peu de résultats. En effet, les bénéfices de ces programmes ont servi à la modernisation du milieu rural, diminuant ainsi son besoin de main d'oeuvre, et ont diminué l'écart culturel entre la campagne et la ville, rendant les populations rurales plus sensibles encore aux lumières de la ville.

Une troisième voie a été de développer d'autres centralités urbaines via des pôles urbains intermédiaires. Ici encore les difficultés furent nombreuses. La principale ayant été d'attirer les entreprises dans ces pôles secondaires. La localisation des entreprises obéit à des règles économiques qui font souvent de la ville la plus importante le choix le plus pertinent (ne serait-ce que du fait d'un marché plus grand, et d'un bassin de potentiels d'employés plus important). De plus, même au Brésil, où l'emploi fut créé articiellement par le secteur public à Brasilia, les effets sur la croissance urbaine de Rio ne se sont pas fait sentir.

Enfin, la dernière stratégie a consisté à contraindre l'urbanisation par l'entremise de fortes taxes et de droits à construire difficiles à obtenir. Cela a donné lieu à de nombreux contournements ayant mené à des bidonvilles et à une très forte pression économique des acteurs puissants que sont les promoteurs et autres industries de la construction.

A l'aune de ces expériences malheureuses de nombreux chercheurs en concluent que les stratégies spatiales sont inadaptées pour lutter contre "le problème urbain". Certains estiment même que la lutte contre la primauté urbaine ne devrait pas constituer une priorité (puisque de toute manière on n'y arrive pas...) et que le developpement d'un pays n'implique pas de répliquer fidèlement les étapes qui ont conduit aux pays dits développés.

En Nouvelle-Calédonie, la politique de rééquilibrage, plus idéologique et politique que pragmatique a conduit une répartition spatiale inéquitable de la richesse du pays où le budget de la Province Sud par habitant est d’environ 250 000 FCFP, alors qu’il est de 680 000 FCFP dans les îles (source: http://www.rassemblement.nc/documents/conventions/conv5_table2.pdf diapositive 18). Cela accentue les difficultés dues à la croissance urbaine, en particulier dans la fourniture des services élémentaires comme la santé, l’éducation, la mobilité. Certes la colonisation a généré un déséquilibre entre la capitale coloniale Nouméa et le reste du pays, mais la dépendance au chemin (path dependency) est immense et il est finalement illusoire de vouloir lutter spatialement contre ce déséquilibre. Le pragmatisme exige plus de l'accompagner afin de ne pas créer dans le Grand Nouméa une ville chaotique comme peuvent l'être d'autres capitales tropicales. Par ailleurs, le rééquilibrage peut passer par d'autres politiques, comme des approches-projets, plutôt que de léser encore les populations mélanésiennes qui viennent s'installer dans le Grand Nouméa.

Mais la croissance urbaine du Grand Nouméa ne manque pas non plus d'interroger sur le grand écart culturel entre le monde urbain et la vie coutumière. Les nombreuses inquiétudes sur la jeunesse Kanak illustrent ainsi la perte des valeurs associés avec l'urbanisation. Cependant, l'anthropologue Michel Naepels remarque que de nombreuses associations Drehu permettent à Nouméa de récréer une régulation et un contrôle social au sein des communautés originaires de Lifou, alors que les populations en provenance de la région ajië ne profitent pas de tels réseaux communautaires (2). Pour ces derniers, la ville s'en trouve non soumise à la régulation par le groupe. Si cela offre à beaucoup une tranquillité non offerte en brousse, cela ne manque pas d'interroger sur l'encadrement d'une jeunesse forcément (car c'est le propre de la jeunesse) en manque de repère. Naepels s'attache d'ailleurs à défendre que l'exode rural est moins le fait de raisons économiques que de facteurs répulsifs propres aux litiges coutumiers en tribu, et de facteurs attractifs constitués par le statut de Nouméa qui permet de s'extraire au moins partiellement des pressions de la vie communautaire coutumière.

Il convient ainsi de s'interroger: faut-il lutter contre la primauté urbaine du Grand Nouméa ? Si oui, cela doit-il se faire par des messures spatiales ? Mais ne conviendrait-il pas mieux de faire preuve de pragmatisme et de donner au Grand Nouméa les moyens d'être le symbole de la réussite du processus de décolonisation calédonien en créant une ville qui ne stigmatise pas une partie de sa population et ne cultive pas les inégalités d'accessibilité aux logements et aux emplois ? Je concluerais ainsi par une citation: "la Révolution viendra des squatteurs à Nouméa. Ils sont intra-muros. Ils sont dans les murs. Avant c'était difficile quand on était dehors. Mais quand on est dans la ville..." (3).

François

(1). Sauf mention contraire, l'écriture de ce billet est fortement inspiré de l'ouvrage décrit ci-dessous. L'anglophonie de cet ouvrage explique les nombreuses références en anglais entre parenthèses, afin de donner le choix au lecteur de traduire au mieux les notions utilisés par les chercheurs.

JENKIN, P. et al. Planning and housing in the rapidly urbanising world, Routledge, 368p, 2007.

(2).NAEPELS, M. Partir à Nouméa. Remarques sur les migrants originaires de la région aijë, in En pays Kanak, éditions de la Maison des sciences de l'homme, Paris, pp355 à 365 (2000).

(3). DUSSY, D. La mémoire Kanak de Nouméa, in En pays Kanak, éditions de la Maison des sciences de l'homme, Paris, pp147 à 167 (2000). Propos rapportés par la chercheuse et attribués à Gabriel Païta.


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