Magazine Culture

Baudelaire, vente aux enchères historique

Publié le 28 novembre 2009 par Savatier

 Les fervents baudelairistes et les collectionneurs se presseront sûrement mardi prochain 1er décembre, dans la salle 9 de l’Hôtel Drouot où Maître Henri Gros livrera aux enchères l’extraordinaire fonds Aupick-Ancelle. Un catalogue consultable sur Internet, abondamment illustré, décrit avec précision les 176 lots qui composent cette vente que l’on peut, d’un point de vue littéraire, qualifier d’historique en raison de son contenu.

Il y eut, au siècle dernier, quelques belles dispersions d’œuvres du poète, de la vente Vanderem de 1939 (où l’on trouvait, entre autres, les poèmes qu’il avait adressés anonymement à Madame Sabatier en contrefaisant son écriture) aux multiples vacations de la bibliothèque du colonel Sickles, en passant par la vente Godoy de 1982 (215 lettres à sa mère, Caroline Aupick). Plus près de nous, en 2007, il y eut encore la vente Pierre Leroy qui réunissait un remarquable ensemble de livres, manuscrits et documents, dont le mythique exemplaire sur papier de Hollande de l’édition originale des Fleurs du Mal dédicacé à Delacroix.

Toutefois, la vente du fonds Aupick-Ancelle revêt une importance toute particulière, dans la mesure où elle rassemble des pièces qui furent conservées en l’état depuis la mort de Baudelaire, provenant du poète, de sa mère et de Narcisse Ancelle, le notaire de la famille qui, en 1844, était devenu le conseil judiciaire de Charles. On sait combien le jeune homme de 23 ans fut mortifié par cette mesure destinée à l’empêcher de dilapider son héritage paternel ; on sait aussi combien – sa correspondance l’atteste – il prit souvent en grippe cet honnête officier ministériel, rigoureux, mais toujours bienveillant et plus ouvert d’esprit qu’on n’aurait pu le penser. Seul le temps permit à leurs relations de devenir plus amicales, comme l’a montré avec brio et précision Catherine Delons dans son ouvrage, Narcisse Ancelle, persécuteur ou protecteur de Baudelaire dont je conseille vivement la lecture (Du Lérot Editeur, 230 pages, 38 €).

Tous les baudelairistes seront en droit de rêver devant certains lots proposés. On trouvera ainsi la lettre du poète annonçant son suicide (manqué) à Ancelle, le 30 juin 1845, dans laquelle il écrit cette phrase étonnante : « Je suis inutile aux autres et dangereux à moi-même. Je me tue parce que je me crois immortel. » Suit une longue correspondance adressée au notaire, qui fait état des problèmes financiers constants dans lesquels il se débattait (dont un billet mentionne Jeanne Lemer, c’est-à-dire Jeanne Duval, à l’époque très malade) ; dans d’autres lettres, il l’informe de ses travaux littéraires, de ses ennuis de santé lors de son séjour à Bruxelles ; il lui demande parfois son concours, tout en lui fixant quelques limites, notamment lorsqu’il s’agit de négocier avec les éditeurs la publication de ses œuvres : « Je vous ai, selon votre désir, transmis quelques notes sur les libraires possibles, mais, excepté pour Dentu chez qui vous étiez allé à tout hasard, je vous engage à laisser tout cela de côté pour le moment. […] Ne m’en veuillez pas, mon cher ami, de ce que je vous dis là, et croyez que je garde une vive reconnaissance de toute l’amitié et de tout le dévouement que vous m’avez montrés. Mais franchement, tous ces tripotages, toutes ces considérations de commerce sont choses neuves pour vous et puis je crains que, dans ce Paris, où tout se répète comme dans un village, vous ne fassiez trop rapidement le tour des libraires possibles, et ne rendiez, sans le vouloir, l’affaire impossible, ou du moins trop difficile. » Notons encore la dernière lettre de Baudelaire à Ancelle, du 30 mars 1866, qu’il dicte, étant dans l’incapacité physique de l’écrire lui-même.

Le notaire avait conservé une partie de la correspondance et des archives du poète ; on trouve ici, notamment, huit lettres de Barbey d’Aurevilly, une de Victor Hugo, d’autres, de Delacroix, Champfleury, Constantin Guys, Sainte-Beuve et six lettres de Manet. Des manuscrits figurent aussi au catalogue, ainsi que des articles de presse annotés par l’auteur en 1857, au moment de la publication des Fleurs du Mal. En marge de celui, au vitriol, du Journal de Bruxelles, il inscrivit, à titre d’exemple, ces lignes rageuses : « Le Journal de Bruxelles représente en Belgique, à ce qu’on dit, les idées de l’Univers. C’est un mouchard catholique, mais Belge ! c’est-à-dire qu’il n’a que les vices, et non l’esprit de son patron, ses bureaux sont à Bruxelles, place des Martyrs, rue des Roses !! »

Mentionnons encore un document de première importance, le carnet intime de Baudelaire pour les années 1861-1863, 112 pages manuscrites où projets littéraires, comptabilité domestique, rendez-vous et adresses galantes se côtoient, livrant un aperçu de son quotidien.

Parmi les livres, figurent le dictionnaire d’anglais « Thunot et Clifton » qu’utilisa le poète pour ses traductions d’Edgar Poe, l’exemplaire des Fleurs dédicacé à Ancelle (relié dans une modeste demi-basane à coins), les exemplaires des Paradis artificiels, de Théophile Gautier, de L’Art romantique et des Curiosités esthétiques de Madame Aupick, des livres ayant appartenu à Baudelaire, reliés par Lortic selon ses instructions habituelles (demi-maroquin janséniste, dos à cinq nerfs, filets à froid entre les nerfs et les initiales C.B. en queue). Parmi les objets, on verra une belle photo par Carjat et un coffret à lettres en palissandre portant son chiffre.

La vente s’achèvera sur une réunion de documents administratifs, parmi lesquels l’acte de nomination d’Ancelle comme conseil judiciaire, une copie d’acte de naissance du poète, son acte de baptême, son acte de décès, l’inventaire de ses biens – inventaire dérisoire, d’ailleurs (un pupitre, quelques livres, deux gilets en drap noir, trois pantalons…). Suivront d’autres documents, papiers de famille, correspondances d’Ancelle avec Caroline Aupick, Eugène Crépet, etc. Et, puisqu’il est question d’Eugène Crépet, le pionnier des travaux baudelairiens, je ne puis qu’avoir une pensée pour ses successeurs disparus il y a quelques années, mes maîtres et amis Claude Pichois et Jean Ziegler, qui ont passé tant d’heures à étudier les documents qui font l’objet de cette vente.

Le plus modeste de ces lots ferait la joie de tout admirateur de Baudelaire, mais il y a fort à parier que les prix d’adjudication dépasseront les estimations des experts, car Baudelaire se vend bien. Il faut souhaiter que certains documents, dont l’importance pour le patrimoine national n’est plus à démontrer, puissent être acquis par les bibliothèques publiques. Il reste toutefois aux amateurs une occasion ultime de voir le fonds Aupick-Ancelle réuni : l’exposition des lots, qui aura lieu à l’Hôtel Drouot les lundi 30 novembre toute la journée et mardi 1er décembre en matinée.

Illustrations : Couverture du catalogue - Baudelaire, photographie de Carjat - Tombe de Baudelaire, au cimetière Montparnasse.  


Retour à La Une de Logo Paperblog