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Le nouveau numéro de Coaltar

Par Alain Bagnoud

Haneke

Haneke

Vital

Je ne sais rien de lui. Presque rien. Deux dates, trois faits, quelques anecdotes, quelques éléments à partir desquels une légende locale s'est construite. On se la raconte après les vins, entre lettreux, dans la toute petite secte qui lit et se demande ce qu'écrire signifie. Quelque part dans la plaine du Rhône, il y a une table, des gens autour, des bouteilles presque vides, et soudain quelqu'un prononce son nom, un très beau nom. Vital Bender.

Je n'ai jamais vu de photo de lui. Je ne sais pas à quoi il ressemble, s'il était grand, petit, séduisant ou laid. Il est né en 1961 à Fully, village valaisan, mort à quarante et un ans sous une locomotive, pas très loin de là, dans la plaine du Rhône. Il a escaladé le grillage. Il s'est assis sur la voie. Il a attendu.

C'était un poète. Il écrivait des vers qui jaillissaient souvent comme des fusées, d'autres fois faisaient long feu. Quand ça marchait, c'était une explosion dans le ciel noir. Parfois ça s'écrasait sur le sol, ça sifflait dans l'herbe. Mais il ne se décourageait pas, en tout cas au début. Huit livres publiés. Sinon il jouait dans la fanfare. Il se soûlait dans les cafés, chantait du Brel pendant la cuite ou se levait pour clamer du Rimbaud, le modèle, dont il connaissait les poèmes par cœur. Rimbaud à cause de qui, peut-être, il a abandonné l'école.

Il aurait dû devenir instituteur. Le métier acceptait l'encre, le papier, la métrique. Mais alors, il n'était plus question d'Abyssinie, d'armes, d'or, surtout pas de transgression, d'enfer, de voyance, d'intensité, de colère, de vagabondage. Vital Bender ramassait des légumes en été et écrivait en hiver. Ouvrier agricole, poète. Il a beaucoup erré, dit cette légende locale qu'on se raconte entre lettreux, sur une surface de quelques dizaines de kilomètres carrés, à pied ou à vélomoteur, dans toutes sortes de dimensions. A l'intérieur et vers le haut également. Vers les cimes, les falaises : la grimpe.

Entre lui et moi, pour le reste, c'est une affaire de cousinages. Le sien de cousin d'abord, Gabriel Bender, sociologue et romancier. C'est dans sa bouche que j'ai entendu pour la première fois le nom de Vital Bender, en 2003 ou 2004. Je ne suis plus sûr de la date. Il y avait une réception, pour la rentrée littéraire d'une maison d'édition, à Vevey. Elle avait lieu dans un studio de danse emprunté, un endroit de répétition au fond d'une cour dont un des côtés est occupé successivement par les magasins, les bureaux et la maison de l'éditeur.

La soirée était interminable. Une suite d'écrivains parlent de leur livre. Ça doit prendre trois minutes mais ça dure plutôt dix, vingt. Il y a quelques journalistes, des libraires, des collègues à convaincre. On sait, on dit que le succès d'une publication est lié à ses cent premiers lecteurs, à ce qu'ils en pensent, s'ils transmettent, vantent, parlent… C'est un enjeu. Et puis le narcissisme. La sensation de faire enfin partie de, pour ceux qui commencent. L'envie de tout dire. Certains ont préparé un texte forcément trop long. D'autres improvisent sur un canevas, mais vous savez ce que c'est, on n'y arrive pas, on tourne autour. Quand enfin c'est fini, des applaudissements polis éclatent. Avant qu'on ait regagné sa place repassent déjà en boucle les formules malheureuses qui deviennent leitmotivs, les trous du discours s'agrandissent. Alors qu'il aurait fallu… Des phrases arrivent enfin, des fragments, des idées. Trop tard.

Ceux-là ont les yeux baissés, ils pensent avoir raté leur coup. D'autres au contraire regardent autour des longues tables pour voir surgir des spectateurs cet amour qu'ils ressentent pour eux-mêmes. Le monde n'est plus qu'un miroir qui reflète la magnifitude de leur moi.

Gabriel Bender devait parler en dernier. On attendait sans rien à boire. Un couscous ou une paella ou un repas turc était annoncé, les bouteilles étaient ouvertes sur un comptoir à gauche de l'entrée. Ça devenait insupportable. On aurait giflé les auteurs. A chaque applaudissement, j'espérais que ce soit fini, mais non, un autre écrivain s'avançait, sortait son papier ou récitait. Je me promettais, au cas où il y aurait une prochaine fois, de prendre quelque chose avant, une cuite ou du LSD, au moins un texte à lire.

Enfin Gabriel Bender se lève et marche vers le centre de la salle. Il a écrit son texte qui a un titre. Adrien Pasquali et Vital Bender, Fully en Yin et Yang. Les deux écrivains sont comparés. Points de rencontre : tous deux habitaient Fully dans leur enfance. Tous deux sont morts à quarante et un ans, suicidés, l'un sous le train, l'autre pendu. Tous deux ont publié pendant quinze ans. Leurs premiers textes, écrits entre 1977 et 1979, sont parus dans le Journal de la bibliothèque de Fully fondé et géré par Adrien : L’An-cyclope. Tous deux étaient chez les scouts, culottes courtes, foulard. Toujours prêts. Deux futurs écrivains.

Les différences. Ils ont trois ans d'écart, Pasquali était le plus vieux. Sinon, ce sont des antinomies. Vieille souche villageoise/immigré italien. Ouvrier agricole/universitaire couvert de diplômes, de bourses, de reconnaissance, mais pas assez, non, ça ne suffit pas… Autodidacte qui voulait faire entendre le cri/surlittéraire pour qui la forme est primordiale. Le compte d'auteur/les revues prestigieuses, éditeurs reconnus, prix. L'opposition des caractères. « Au quotidien Vital était aussi excessif et exubérant qu’Adrien discret et pondéré. »

La lecture se termine. On mange, on boit, on cause, on rentre chez soi avec un peu d'étonnement. La comparaison a semblé hasardeuse, entre le poète obscur autopublié et le jeune auteur brillant qui est entré dans la littérature romande comme un enfant chéri. Je m'en souviens, j'avais de la jalousie et de l'admiration. On nous avait assez vite présentés, Adrien et moi. Nous possédions des amis communs, des connaissances qui se fréquentaient. La sœur de sa femme était la meilleure amie de la fiancée de mon meilleur ami. Des collègues de séminaire avaient suivi les mêmes cours que lui au collège. Nous collaborions aux mêmes revues… Des sympathies avaient donc été suscitées. Une année nous séparait, l'envie d'écrire était là, nous avions été élevés dans un canton-vallée qui croyait disposer d'une identité et prétendait nous l'avoir insufflée.

Ce n'était pas de l'amitié, je ne me vante pas. Il m'expédiait ses livres, j'écrivais des articles. Pendant nos rencontres nous n'entrions jamais dans l'intime. Il attendait beaucoup, pas seulement de moi, de tout, du monde. Nous n'étions pas au même niveau. Il me lançait sur des pistes, me fournissait en allusions pour que je pénètre dans ses romans par la bonne porte. Il est probable que je l'ai déçu.

Mais ce n'est pas pour ça que finalement, nous ne nous voyions plus, alors qu'il enseignait pourtant la littérature romande à l'université qui est à dix minutes de ma porte. Des raisons extérieures sont intervenues là-dedans. Ce poste qu'il a occupé entre autres. Celui qui l'avait eu avant lui était mon maître, un ami, Philippe Renaud. Adrien peut avoir pris ombrage de cette relation, je ne sais pas. Ce n'était pas un homme simple. Il coupait aussi les ponts ailleurs, se renfermait. Et puis cette nouvelle, sa mort. Le chagrin personnel. Le sentiment de gâchis quand on pense à cette œuvre qu'il aurait pu faire encore. Il n'en était qu'au début, et quel début !

A ce moment, quand la nouvelle du suicide de Pasquali est arrivée de Paris, il restait à Vital Bender, dont je ne savais rien, trois ans à vivre et deux livres qu'il publierait à compte d'auteur. Un roman. Un recueil de poèmes. Ce recueil est la seule chose que depuis, j'ai lue de lui, grâce à un cousin encore. Un des miens cette fois. René-Claude Emery, comédien.

Il devait également devenir instituteur, comme Vital Bender. Quand on sait ce que c'était pour les générations précédentes, en Valais, d'avoir un fils instituteur, surtout pour les pères paysans comme René-Claude en avait un, comme Vital en avait un, comme j'en ai un, quand on sait ce que ça donnait comme assurance de réussite sociale, certitude d'insertion locale, format intellectuel, stature culturelle… L'instituteur présentait la soirée annuelle de la fanfare, mettait en scène la pièce de la troupe villageoise, dirigeait le parti et la chorale religieuse, finissait assez souvent président. Quand on sait ça, on mesure à quel point il fallait de la force pour échapper à toute cette attente, pour se faire acteur ou poète.

Je sais, les temps avaient déjà changé dans les années 70, 80, dont je parle ici. Mais les pères venaient de plus loin. Une longue lignée les faisait tenir droits, un peu raides, exigeants. Ce n'était pas seulement la peine qu'on leur faisait mais aussi tous les grands-pères qui étaient en eux, qui rêvaient d'un instituteur pour couronner la lignée.

Dans ces cas-ci, il n'y aurait pas d'instituteur ni de président. Mais un poète. Mais un acteur. Un acteur qui raconte dans son blog avoir fait partie, il y a bien des années, d'un journal de poésie, L'Ablate.

« C'est là que j'ai fait la connaissance physique de Vital Bender. Physique parce que j'avais déjà lu un de ses livres auparavant Le deuil du hibou. J'avais eu de la peine à pénétrer cet univers alors. Trop avide de fond pour être sensible de forme. Trop intéressé lecteur pour savoir m'intéresser vraiment. »

Plus loin : « La dernière fois que je l'ai vu, c'était chez un ami du journal. Il ne paraissait pas investi du plus bel optimisme, nous annonça sa volonté de se retirer des lettres, manifestement usé. Il nous parla de son recueil de poèmes Demain avant de naître et de son roman La sève du temps qu'il devait pour la première fois publier à compte d'auteur. Il y a laissé ses économies. Ce n'est qu'à son enterrement que nous nous revîmes tous. »

Plus loin : « Aussi difficile à trouver dans le monde d'internet que sur papier, j'ai décidé de recopier, ici, petit à petit, son Demain avant de naître. »

C'est ainsi, grâce à ce cousin, que j'ai découvert finalement quelques textes de Vital Bender, poète autodidacte, autoproclamé, vernaculaire, traversé, acharné, tâchant à force de travail de donner une forme à ses cris. Je ne suis toujours pas revenu de la force qu'il y a en certains vers, de cette capacité à dire les arrachements, les blessures, l'appel violent et déçu, les contrastes, le désir et le manque absolu, les espoirs fous et les déceptions encore plus folles, l'incapacité de vivre quand on aime d'un amour brutal cette vie qui semble un carnaval tragique, vivace, essentiel et morbide, l'impossibilité d'adhérer au monde et le besoin de le posséder, la douceur et la sauvagerie, le corps, l'absolu, l'incompréhension, l'incommunicabilité. Une poésie libre, impulsive, rauque. Vitale.

Elle était écrite pendant l'hiver, pause gagnée par le mal au dos des autres mois. Que sa vie était le matériau de ses livres, on le voit paraît-il dans son dernier roman, La sève du temps, introuvable. Gabriel Bender : « son dernier ouvrage est un roman d’une inventivité narrative à la frontière du surréalisme mais qui décrit des univers très proches de Vital. Fabrice le héros du roman lui ressemble curieusement : il est écrivain comme Vital et attend l’hiver pour pouvoir écrire, comme Vital. Fabrice trouve dans les divagations d’un ami, "dans leur rencontre fortuite, matière à création, plus tard, quand tout cela aurait mûri, macéré au fond de lui comme un jus en fermentation ", comme Vital… »

Tous ces éléments nourrissent la légende locale. Celle qu'on se raconte entre lettreux quand les bouteilles sont presque vides. Le talent brut, les cris d'écorché. Les cafés, les cuites, les amis de bistrot, les espoirs, les amours, les déboires. Les poèmes hurlés, les chants à pleine gorge. L'escalade à mains nues sur les parois de pierre, vers les sommets. La belle saison courbée sur la terre. La vie solitaire, dans la ferme du Grand Botsa, qui avait été construite par un arrière-grand-père, située entre Saxon, Charrat et Fully, nulle part.

C'est tout ce que je sais de Vital Bender. Non : on trouve aussi un magnifique texte de Jérôme Meizoz, paru dans son recueil Terrains vagues : « Rimbaud à vélomoteur ». On découvre également, sur le net, un petit article de L'Encyclopédie du Valais, l'officielle, celle du canton. Sept ans après, elle ignore encore sa mort : 
Vital Bender
L'inspiration vient chez Vital Bender comme une bouffée d'air du grand large, une fulgurance, depuis des profondeurs inconscientes. Nulle image précise pour écrire, mais seulement une envie vitale, sans influence directe avec le lieu ou le paysage. (Roland Delatre)
Né en 1961 à Fully, Vital Bender vit à Charrat. Passionné de haute montagne, il se consacre à la poésie, au récit et au roman. En 1996, il reçoit le Prix d’encouragement de l’Etat du Valais.

Œuvres de Vital Bender :
Lettre à Jeanne, éd. poésie vivante, Genève, 1985
L'instant indompté, éd. St-Germain-des-Prés, Paris, 1986
Rivage errant, éd. Poésie vivante, Genève, 1989
Cette île qui te ressemble, éd Sauvagine, Genève, 1994
Le deuil du hibou, éd. Eliane Vernay, Genève, 1994
En des ailleurs brûlés, éd. Monographic, Sierre, 1997
Demain avant de naître, éd. A la carte, Sierre, 2000
La sève du temps, éd. A la carte, Sierre, 2000

Alain Bagnoud


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