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Les quatre choix de Mathilde (suite)

Par Eric Viennot

Bioshock2 Voici la suite du texte d'Alexis Lang, consacré à la narration et aux jeux vidéo. Pour ceux qui ont raté le début c'est ici.

Littérature et jeu

A toujours insister sur les différences entre le jeu vidéo et les médias traditionnels, nous risquons d’oublier ce qu’ils ont en commun.
Ainsi, j’ai présenté le game designer comme un créateur d’univers. Mais n’est-ce pas également vrai de l’écrivain ?
Dans son essai sur le conte de fée, Tolkien déclare que, s’il est facile d’écrire « le soleil vert », il faut en revanche beaucoup de travail pour construire un univers où un soleil vert soit crédible. L’histoire que nous livre l’écrivain n’est donc que la partie visible de son travail. Il doit également, il doit surtout, créer le monde où se déroule son histoire. Cet univers doit être cohérent afin qu’il soit possible d’y « entrer en esprit »
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On sait quel travail accomplit Tolkien avant d’écrire Le Seigneur des anneaux : tous les lieux, personnages et légendes évoqués dans le roman existaient déjà dans des écrits antérieurs, ainsi que la géographie, les langages et l’histoire des Terres du Milieu.

L’univers d’un romancier est le terreau sur lequel pousse son histoire. Si l’univers est riche, de nombreuses histoires peuvent y prendre racines. Qu’elles soient effectivement écrites ou non n’est pas essentiel ici : je veux seulement montrer que le travail de l’écrivain n’est, de ce point de vue, guère différent de celui d’un concepteur de jeu.

S’il se trouve une forme de littérature particulièrement proche du jeu, c’est le roman policier, particulièrement, le « Who done it ? » à la Agatha Christie. Comme le remarque Kevin Levine (Bioshock) « Mystery stories are games ». Roger Caillois dit que l’auteur de roman policier « lance un défi à son lecteur » : trouver la solution avant le détective héros de l’histoire. L’auteur fixe certaines règles qu’il s’interdit de transgresser. La plus commune est de donner au lecteur les mêmes éléments que le détective. 

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Dans le cas d’Agatha Christie, j’en relève une autre : Hercule Poirot ne se trompe jamais lorsqu’il lit les émotions d’une personne. On pourrait croire que cela rend la partie trop facile ; en fait l’auteur utilise habilement cette règle pour tromper son lecteur. Un exemple entre cent : Poirot lit de la peur dans les yeux du suspect quand il mentionne les circonstances du crime. L’intuition de Poirot est toujours juste, donc l’homme a vraiment peur. Mais est-il coupable pour autant ? Absolument pas : il a peur, non pour lui, mais pour sa fiancée, qu’il croit (à tort…) impliquée dans le crime.

D’un point de vue narratif le  « Who done it ? » présente une particularité intéressante : ce n’est pas l’histoire du héros, le détective, qui accapare l’attention du lecteur, mais plutôt celle de la victime. Le jeu est centré sur l’histoire du meurtre, qu’il faut reconstituer comme un puzzle à partir de témoignages et d’indices.
Relever le défi d’un auteur de roman policier demande un fort investissement et beaucoup de gymnastique mentale. Que devient alors l’idée commune opposant l’activité du joueur à la passivité du lecteur qui se borne à suivre une histoire ? Il est difficile de soutenir que ce dernier est passif, même dans le cas de la littérature générale. Le lecteur construit des images mentales, anticipe le cours du récit1, explore des pistes parallèles, établit des rapprochements avec sa propre vie…

Systèmes ouverts et fermés

Revenons à notre point de départ, le tableau qui classe les jeux en fonction du nombre de choix qu’ils offrent au joueur. Les jeux qui en proposent le plus sont du type « bacs à sable ». Ils se caractérisent par des règles très générales, applicables à des catégories d’objets.

Exemples :
•   Tout elfe équipé d’une arme de type « arc » peut effectuer un tir sur toute cible valide.
•   Tout sim possède un besoin nommé « faim » susceptible d’être comblé par tous les objets de type « réfrigérateur ».
•   Tout condamné à mort aura la tête tranchée, etc.
Ces règles constituent ce que j’appellerai un « système ouvert ». Je les oppose aux « systèmes  fermés » où les choix sont en nombre plus restreint et se définissent par énumération.

Exemples :

Dans un jeu ouvert, toute épée peut enlever des points de vie à n’importe quel adversaire. Dans un jeu fermé, l’épée nommée Excalibur peut être :

•   rendue au roi Arthur, qui l’a perdue (et il vous exprime sa royale gratitude) ;
•   remise à la Dame du lac (et elle disparaît dans les eaux) ;
•   mise à la ferraille (et le joueur qui commet un tel sacrilège s’attire une malédiction majeure).

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Remarques :

•   La plupart des jeux combinent les systèmes ouverts et fermés dans des proportions variables.
•   Il existe une analogie entre systèmes de jeu ouverts/fermés et graphs en temps réel/précalculés.

Quel est le meilleur système ?

Avant de comparer les mérites respectifs des deux systèmes, j’insiste sur le fait que « fermé » ne signifie pas « linéaire ». Les choix qu’offre un système fermé s’organisent en arborescence : souvent, c’est vrai, l’arbre se réduit à son tronc, mais parfois, les branches foisonnent et se recoupent en tous sens. Il en va ainsi lorsque le game designer cherche à créer le plus grand nombre de chemins possibles entre un nombre d’événements (graphiques et sonores) limités par le budget du jeu.
Cependant, en dépit de ce travail d’optimisation, on sent que la liberté offerte par un système fermé n’est pas de même nature que celle d’un bac à sable. Le système ouvert semble plus efficace : décréter que tous les documents du jeu seront observables à la loupe, ou que tous les arbres du jeu pourront être coupés avec une hache génère immédiatement beaucoup de game play. Mais il y a un prix à payer : si l’on n’y prend garde, ces actes risquent de se banaliser.

Je vais tâcher d’illustrer ce point par un exemple. Imaginons qu’après avoir lu un recueil de sagas islandaises, nous soyons séduits par leur sombre et tragique grandeur et que nous décidions d’en faire un jeu.

Nous constatons que, dans ces récits, la vengeance mène l’action et que les liens familiaux sont essentiels.
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Nous pouvons créer un jeu fermé commençant par une scène où le personnage du joueur assiste au meurtre de son père. L’objectif du joueur sera de venger cette mort en tuant un membre du clan adverse. Nous lui proposons trois cibles possibles, nous créons cinq parents et alliés qu’il peut aller trouver dans n’importe quel ordre, et nous obtenons une belle arborescence avec un grand nombre de choix.
Mais nous pouvons aussi concevoir un jeu ouvert peuplé de nombreux personnages, tous liés par des liens familiaux, et tous pourvus d’une caractéristique nommée Honneur. Cette caractéristique chute vertigineusement lorsqu’on tue un membre de leur clan et remonte lorsque le meurtre est vengé.

Faisons en sorte que l’Honneur influence directement une ressource vitale pour le personnage : le nombre de ses alliés, leur fidélité, le crédit dont il dispose… Si notre système tourne bien, une vendetta va spontanément se créer chaque fois qu’un personnage en tuera un autre2.

Quelle est la meilleure approche ? Le système ouvert permet de créer une quantité d’histoires, mais la répétition risque de tuer l’élément dramatique. Et nos personnages génériques ne diront jamais rien d’autres que des répliques, des cris de guerre ou de souffrance eux aussi génériques.

Dans un système fermé, on gagne en pertinence ce qu’on perd en liberté. Les dialogues sont plus précis, plus riches, et la mise en scène probablement plus émouvante.

A suivre...

Alexis Lang

1. La preuve ? Il est surpris par les coups de théâtre !

2. Peut-être vous demandez-vous quand s’arrêtent les vengeances en série ? Lorsqu’un des deux partis est totalement anéanti ou lorsque les deux clans, épuisés, décident de faire la paix et de verser le prix du sang pour leurs morts.

Illustrations : Bioshock 2, Le Seigneur des Anneaux online, les Ombres d'Angmar, Agatha Christie la Maison du péril, Diablo 3, Assassin's Creed 2.



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