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Les quatre choix de Mathilde (fin)

Publié le 19 décembre 2009 par Eric Viennot

Heavy_rain Ce billet conclut le texte d'Alexis Lang consacré à la narration dans le jeu vidéo. Pour ceux qui ont raté le début c'est par ici. Je vous souhaite de joyeuses fêtes de fin d'année.

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L’émergence et ses limites

Si les jeux de types bac à sable nous fascinent, c’est qu’ils sont liés à une idée très à la mode : celle « d’émergence ».

L’émergence, en gros, c’est ce qui se passe lorsque des systèmes régis par des lois simples produisent spontanément du complexe. 

Sprepc043
Ainsi les molécules d’eau s’ordonnent en cristaux de glace et les comportements individuels des fourmis engendrent l’organisation sophistiquée de la fourmilière. Le phénomène émergent par excellence est l’apparition de la vie et son évolution, qui a inspiré le jeu emblématique Spore.

Tous les bacs à sable fonctionnent sur ce principe : créer un univers régi par des règles (relativement) simples et attendre que des histoires riches et complexes émergent du système.

Mais un bac à sable peut-il produire un drame de la même qualité que, disons, Macbeth ou Deus Ex ?

En théorie oui. Voyons ce qui se passe dans le monde réel : à partir d’une cuillerée de plasma surgissent la matière, les étoiles, la vie, et l’humanité avec son histoire et ses histoires…
L’inconvénient du processus, c’est qu’il est long : 15 milliards d’années.
Un raccourci intéressant est d’utiliser le cerveau du game designer, produit d’une longue évolution, pour restreindre et orienter de manière pertinente les choix qui s’offrent au joueur. Mais ce faisant, nous basculons dans un système fermé.
Car si la vie, comme tous les systèmes ouverts, offre d’innombrables possibilités, toutes ne sont pas également intéressantes. L’existence apparaît souvent décevante, désordonnée, privée de sens.  Pour lui en donner un, on se tourne souvent vers les œuvres de fiction, les drames en particulier. Or, les auteurs de ces œuvres limitent volontairement les choix offerts à leurs personnages. La situation dramatique par excellence c’est le dilemme : venger son père ou épouser Chimène, prendre l’or du dragon ou échapper à la malédiction, vivre longtemps sans gloire ou mourir jeune et glorieux. Certaines tragédies vont jusqu’à nier le choix : elles disent ou suggèrent que la liberté du héros est illusoire et qu’il ne peut échapper à son destin1.

En restreignant les choix, les systèmes fermés dramatisent l’action. Les joueurs s’en plaindront-ils ? Pas si l’histoire qu’on leur propose est bonne. Car s’ils aiment la liberté, ils veulent aussi être guidés.

Flower2
Jenova Chen a déclaré que son jeu Flower était à l’origine totalement ouvert2. Mais au bout de vingt minutes d’exploration et d’expérimentation, les joueurs déconcertés demandaient : « Que dois-je faire au juste ? »

J’ai entendu des remarques semblables au cours de partie de jeu de rôles. Il arrive toujours un moment où les joueurs veulent se centrer sur un but, et si vous n’êtes pas en mesure de leur en proposer un, la partie risque de s’enliser.

Liberté et fatalité

La conjonction des contraires produit de grands moments. Une fois dans ma vie de joueur, j’ai éprouvé la sensation rare que mes choix,  parfaitement libres, menaient pourtant vers une issue inéluctable.

Je vais vous résumer cet épisode. Il s’est déroulé au cours d’une partie de jeu de rôles papier mais je crois qu’on peut en tirer des enseignements pour le jeu vidéo.

La Cité d’Emeraude se trouve à l’écart du monde, au-delà des terres Interdites. D’après une prophétie, nul ne doit chercher à atteindre cette ville mystérieuse. Sinon,  « de grands malheurs surviendront ».

Pour des raisons trop longues à détailler ici, mes compagnons et moi-même avions décidé de braver l’oracle  et d’entreprendre le voyage. Nous pénétrons donc dans les terres Interdites, où personne à notre connaissance ne s’était risqué avant nous.
Nous cherchons un lieu propice au bivouac. Sur la terre nue et désolée, nous avons la chance de trouver une formation rocheuse, facile à défendre : cinq pierres levées semblables à des menhirs, disposées en arc de cercle près d’un gros rocher rond. Le vent souffle avec violence. Nous abritons notre feu derrière le gros  rocher.  La flamme s’élève et lèche la pierre. Soudain le sol se met à trembler : les menhirs étaient les doigts, le rocher rond le crâne d’un géant de pierre enterré. Il dormait là depuis des siècles, et nous autres, vermisseaux, nous l’avons réveillé. Le géant s’extrait du sol. Nous pensons qu’il  va nous écraser… Mais non ! Sans nous prêter la moindre attention, il s’en va d’un pas lourd accomplir la prophétie en détruisant la cité d’Emeraude.
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A ce moment, l’univers de jeu m’a paru terriblement réel, en effet :
•   Il réagissait à nos actions. Les conséquences de nos bêtises l’avaient modifié en profondeur.
•   Il était vaste, et nous, minuscules. Le fait que le géant n’ait même pas cherché à nous attaquer nous donnait la mesure de notre insignifiance.
•   Il était régi par une obscure magie que nous avions vu opérer sous nos yeux. Nous avions agi librement, et pourtant nous étions les instruments du destin.
Je n’ai pas demandé à notre maître de jeu comment il avait produit cet effet. Il avait bien le droit de garder ses secrets ! Mais j’ai réfléchi moi-même à la question et j’ai fait les remarques suivantes :
- Notre présence à proximité du géant au moment précis où nous décidions de bivouaquer relève de la coïncidence. Mais elle n’a choqué personne au moment où les faits se sont produits.
- Si nous avions finalement décidé de camper ailleurs, qu’aurait fait le maître de jeu ? Probablement rien. A sa place, j’aurais laissé les joueurs atteindre la cité d’Emeraude où j’aurais préparé assez d’aventures pour les occuper. Ce travail n’aurait pas été perdu, même en cas de destruction de la ville : j’aurais bien trouvé un moyen de transposer mes quêtes ailleurs dans le monde.

- Reste le problème de la prophétie. Si nous n’avions pas réveillé le géant, comment se serait-elle accomplie ? Comme elle était formulée en termes assez vagues (« de grands malheurs surviendront »), il était toujours possible de trouver une solution de rechange. Par exemple, les virus dont nous étions porteurs auraient pu provoquer de terribles épidémies dans une ville isolée du reste du monde depuis des siècles.

Le besoin d’histoire

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Peut-être pensez vous que j’attache trop d’importance à la narration et que l’on peut faire de très bons jeux sans prendre cet élément en considération. C’est possible. Je crois pourtant que la plupart des joueurs ont un besoin irrépressible de se raconter des histoires. Les mécanismes de jeu ne leur suffiraient pas s’ils se présentaient nus : il faut qu’ils soient investis d’une valeur symbolique.

Arguments :
•   Les premiers jeux vidéos ne montraient pas grand-chose d’autre à l’écran qu’un tas de pixels rouges ou verts. Mais grâce à la couverture du jeu, on savait que ces pixels représentaient un dragon ou un alien. Il faut bien admettre que c’était important, car quel jeu aurait osé se passer d’une belle couverture et d’un livret3 ?!
•   Pendant longtemps, et aujourd’hui encore, les cinématiques narratives ont été la récompense de l’action. Donc, la narration est désirable.
•   Un jeu comme Professeur Layton (Nintendo DS) est une collection de puzzles à peine intégrés dans une histoire assez niaise. Pourtant, les fans disent qu’ils n’auraient pas aimé le jeu sans l’histoire. Une simple liste de puzzles ne les aurait pas satisfaits.
Les joueurs qui attachent de l’importance au sens symbolique de leurs actions apprécieront la manière dont Jenova Chen présente son jeu, Flower :
« Jouez comme si vous étiez dans le rêve d’une fleur. Appuyez sur n’importe quel bouton et voyez ce qui se passe4 . »
L’objectivité m’oblige à citer également la présentation d’un producteur de Sony :
« …Appuyez sur X pour accélérer. Il faut collecter toutes les fleurs pour avancer et déverrouiller davantage de fleurs. Ces bleues, là, vous font aller plus vite. Maintenant, suivez cette direction et vous gagnerez un bonus secret. »

Je dois admettre que certains joueurs ne visent qu’à l’efficacité et dépouillent les mécanismes de jeu de toute poésie. Pourtant, même ceux-là accepteront de s’immerger dans l’histoire si c’est elle qui leur donne les clés du gameplay : le moyen d’identifier leurs ennemis, de résoudre leurs problèmes, de choisir une stratégie efficace… Un jeu construit de cette manière imposera son contenu symbolique à tous, même aux joueurs les plus prosaïques. Un exemple ? Dans l’univers de Warhammer 40 000, les orks ont une superstition amusante : ils croient dur comme fer que « les rouges vont plus vite ». Eh bien, sachez que les joueurs respectent cette croyance et prennent soin de peindre en rouge les figurines représentant les chars de combat orks : les règles, vous l’avez deviné, attribuent un bonus en vitesse aux véhicules de cette couleur.

Alexis Lang

1. Quoi que fasse Œdipe, le destin le conduira inéluctablement vers la même cinématique finale. Ainsi, la nécessité dramatique se conjugue-t-elle harmonieusement avec les contraintes budgétaires.
 2. Interview: Jenova Chen and ThatGameCompany's Vision of the Future, Brandon Sheffield, in Gama Sutra
 3. Active Storytelling, Rafael Chandler, in Gama Sutra
 4. Interview: Jenova Chen, Brandon Sheffield, in Gama Sutra.

Illustrations : Heavy Rain, Spore, Flower, Shadow of the collossus, Professeur Layton et la boite de Pandore.



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