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Lire dans une pologne dispersee

Par Abarguillet

LIRE DANS UNE POLOGNE DISPERSEE

Coincé entre le monde germanique et le monde russe, la Pologne a connu les affres de l’oppression, de la guerre et même le martyr à de multiples occasions. Ses frontières n’ont jamais été bien stabilisées et il est bien difficile de déterminer qui est polonais, qui l’était et qui ne l’est plus. Aussi de nombreux écrivains ont-ils choisi l’exil pour fuir, la tyrannie, la misère, la brutalité et même dans certains cas le génocide. Aussi pour rendre hommage à tous ces grands hommes de lettres nous marquerons une tape en terre polonaise qui leur est totalement dédiée. Pour rendre cet hommage, j’ai choisi dans les lectures d’honorer Joseph Conrad qui s’est illustré dans les lettres anglaises, Isaac Bashevis Singer qui a reçu le Prix Nobel de littérature en 1978 quand il était citoyen des Etats-Unis d’Amérique et Marek Halter qui honore les lettres françaises depuis un certain temps déjà. Et pour nous guider à la rencontre de ces exilés de force, nous avons choisi un auteur peut-être moins connu du grand public mais, à mon sens, un géant de la littérature par son œuvre, du moins ce que nous en connaissons, qui est tout à la fois monumentale et originale. Un oeuvre fantastique, érudite, construite selon le principe de la mise en abîme qui fascine et entraîne le lecteur dans un tourbillon époustouflant.

Manuscrit trouvé à Saragosse

Jean Potoki (1761 – 1815)

« Officier dans l’armée française, je me trouvai au siège de Saragosse … j’aperçus une petite maisonnette… Je frappai et j’entrai… j’aperçus par terre, dans un coin, plusieurs cahiers de papier écrits… C’était un manuscrit espagnol.» Et, c’est ainsi qu’un officier des troupes napoléoniennes découvrit l’histoire d’Alphonse van Worden, capitaine aux Gardes wallonnes, qui voulait rejoindre Madrid où il était affecté, en passant par la Sierra Morena, à travers la chaîne des Alpujarras, malgré les conseils qu’on lui prodiguait pour éviter cette région maléfique.

L’aventure commence par la désertion de ses deux serviteurs, ce qui n’empêche pas notre héros d’atteindre l’auberge de la Venta Quemada, dans la vallée de Los Hermanos, où il va vivre une bien étrange aventure qui débute par une nuit d’amour enchantée avec deux jolies filles qui prétendent être ses cousines. Mais, au petit matin, il se réveille, sous des potences, entre les cadavres de deux pendus. Il trouvera un peu de réconfort auprès d’un vieil ermite et son affreux serviteur qui lui rapporteront des histoires bien étranges avant qu’il rejoigne la cohorte d’un chef bohémien et de ses deux filles où viennent se réfugier, le cabaliste et sa sœur Rebecca, Velasquez le géomètre et épisodiquement le Juif errant. Cette cohorte croise aussi la route de la caravane de Torres Rovellas qui sera lui aussi un grand pourvoyeur d’histoires.

Le comte Jean Potocki va alors nous entraîner dans un labyrinthe d’histoires mises en abîme les unes dans les autres jusqu’à cinq niveaux. Chaque participant à l’intrigue raconte son histoire et les histoires qu’on lui a racontée mais aussi les histoires qu’on a racontées aux personnes qui les lui ont rapportées et ainsi de suite. « La première histoire en engendre une seconde, d’où sort une troisième et ainsi de suite. ». Potocki va comme ça, à travers une multitude d’histoires qui parfois se recoupent, nous raconter les soixante six premiers jours d’Alphonse van Worden dans la Sierra Morena. Le livre est donc découpé en soixante six journées comportant chacune un ou plusieurs récits. Et, chaque personnage qui rapporte une aventure entraîne ses auditeurs dans un univers particulier qui peut parfois chevaucher l’univers d’un récit déjà conté et ainsi constituer dans le livre différents niveaux de narration qui ne sont pas sans rappeler les mondes qui existent dans certains jeux vidéos actuels. Une façon pour l’auteur de balayer très largement le champ de la connaissance historique, religieuse, ésotérique et même scientifique à travers une multitude de regards différents.

Ce puzzle dessine progressivement un long voyage initiatique, à l’image de celui des Chevaliers de la table ronde à la quête du Graal, au bout duquel le capitaine aux Gardes wallonnes va découvrir ses racines et l’avenir qui lui est réservé. Ce grand récit qui n’est peut-être pas encore un roman, a été écrit à partir de 1797 par ce comte polonais de culture française et n’a jamais été publié en France avant 1958. Le préfacier situe cet ouvrage dans la parentèle des « Contes de mille et une nuits » et de Don Quichotte, mais pour ma part, j’y vois une réelle familiarité avec « Melmoth, l’homme errant » écrit par le moine irlandais Charles Robert Maturin en 1820, cinq ans seulement après le suicide mystérieux de Potocki. Si le livre de Maturin est franchement satanique celui de Potocki l’est aussi un peu, même si le monde des diables est souvent inférieur à celui du dieu des trois grandes religions monothéistes.

Mais le livre de Potocki est avant tout un grand précurseur de tous les romans gothiques qui existent encore aujourd’hui. Les thèmes, le vocabulaire et la mise en scène évoquent très fréquemment le monde qui est qualifié comme tel actuellement, celui des diables, vampires, cadavres, monstres répugnants, belles aguicheuses, sous terrains, grottes, cavernes, potences, chaînes, ceintures de chasteté, philtres, élixirs, etc… et de tous les accessoires nécessaires à la construction d’un monde satanique obscur et effrayant. Toutefois, même si Potocki emprunte des chemins qui seront plus familiers au moine irlandais, il laisse toujours triompher la foi en un dieu unique pour les chrétiens, juifs et mahométans. Les forces occultes sont toujours présentes, les diables existent bien mais le dieu des croyants demeure au panthéon des cieux alors que les diables agissent dans l’ombre où sous la terre. La foi est l’une des vertus cardinales de ce livre dont la principale reste cependant l’honneur telle qu’un noble espagnole doit la respecter : taire le secret promis même sous la torture, respecter la parole donnée et tirer l’épée quelque soit la force de l’adversaire. Si la vertu est toujours honorée, elle peut cependant prendre parfois la forme du vice car l’auteur manie l’oxymore avec adresse pour égarer le lecteur, « le plus honnête et vertueux des bandits ». Le stupre et la luxure ne sont pas condamnés mêmes s’ils sont sévèrement punis, la nuit d’amour la plus douce se termine souvent sous la potence avec le cadavre des pendus. Ainsi la vertu a toujours son revers et vice et vertu cohabitent et peuvent même prendre l’apparence l’un de l’autre car dans notre monde « tout n’est qu’apparence, sans aucune réalité. »

La pensée de Potocki semble encore plus complexe et plus sinueuse que son ouvrage. Pour essayer de pénétrer son message, il convient de replacer ce livre dans son contexte historique, Diderot et d’Alembert ne sont pas encore bien loin dans l’histoire quand Potocki entreprend à sa façon une œuvre encyclopédique en rassemblant l’ensemble des connaissances sur les religions, l’ésotérisme, les sciences, l’histoire et la société de son temps. Et, son projet paraît encore plus vaste car il semble bien qu’il essaie de réconcilier le savoir issu de la religion, l’intuition et l’illumination de l’ésotérisme et enfin les démonstrations proposées par la science. Chacun des personnages de la cohorte est détenteur de l’un ou plusieurs de ces savoirs, le cabaliste et sa sœur portent l’ésotérisme, le Juif errant est le représentant du monde occulte, le géomètre incarne la science mais aussi la foi en Dieu et le bohémien apparaît comme celui qui met en scène ces personnages pour construire un grand tout composé de deux parties, un monde apparent soumis au dieu des croyants des trois grandes religions et un monde occulte dédié aux forces sous terraines comme l’avers et le revers d’une même médaille. Cette tentative encyclopédique est bien illustrée par la journée 49 au cours de laquelle un des protagonistes raconte l’histoire de l’encyclopédie d’Hervas. Et, tout ceci pour dire que tout a son contraire, le dieu le diable, la religion la magie, la vertu le vice, le bien le mal, et ainsi de suite.

Toutefois un autre aspect de ce livre a retenu mon attention, les scènes d’amour sont toujours interprétées par trois personnes, un homme et deux femmes. Il est vrai qu’en Espagne à ces époques la duègne était souvent de mèche avec la blanche colombe mais j’ai pu penser à une allusion à la Sainte Trinité ou pourquoi pas à la Triade létoïque, Léto, Artémis et Apollon, et peut-être même aux trois piliers maçonniques. Et cette dernière idée ne serait pas déplacée dans un livre qui parle essentiellement d’initiation. Pour en avoir une idée plus précise j’ai jeté un coup d’œil sur le web et je suis loin d’émettre une hypothèse originale, beaucoup posent cette question et certains n’hésitent pas à dire que le comte Potocki appartenait bien à la Franc-maçonnerie. Et cela éclairerait beaucoup de choses que je ne puis expliquer faute de connaissances maçonniques suffisantes !

Typhon de  Joseph Conrad  (1857 - 1924 )

Le Nan Shan navigue en Mer de Chine quand un orage se profile à l’horizon mais le capitaine a foi en lui et en son bateau et il est prêt à affronter les éléments. Mais, c’est en fait un typhon qui s’abat sur le frêle esquif qui résiste vaillamment. Conrad se déchaîne alors dans un orage de mots et d’images qui transportent le lecteur à bord de ce bateau où le vent qui hurle, les structures qui grincent, gémissent et craquent et les paquets d’eau qui emportent tout, l’emmènent à la limite de l’humanité, là où les hommes ne sont plus que des ombres impuissantes devant la violence des éléments. En quelques pages d’une description époustouflante, Conrad s’impose comme un grand génie de l’écriture qui a séduit des générations de lecteurs.

Un jeune homme à la recherche de l’amour  de Isaac Bashevis Singer   ( 1904 - 1991 )

Singer a écrit ce livre en 1976, deux avant de recevoir le Prix Nobel de littérature. Dans ce roman autobiographique, il évoque la Pologne d’avant la guerre et d’avant l’exil, ces quartiers juifs avec tous ses artisans qui les faisaient vivre et les animaient, ses coutumes, ses moeurs, ses us et ses mythes et croyances. Isaac Bashevis était fils de rabbin et il suffit de lire « Yoshé le Fou » de son frère Joshua Israel Singer pour voir à quel point la religion était prégnante dans la famille. Mais Isaac Bashevis avait su prendre un certain recul avec la religion et adopter un certains scepticisme à l’égard de toutes les croyances. Ce roman est pour l’auteur l’occasion de faire revivre cette Pologne qui lui tient tant à cœur et de rendre hommage à toute une population éradiquée par la folie nazi. C’est aussi une façon de s’interroger sur l’exemple familial qu’il convient de suivre, ou de remettre en cause, sur la religion qu’il faut adopter ou contester. Un livre entre un monde disparu dont il a la nostalgie et un monde nouveau qui ne peut cependant pas oublier celui d’avant mais en l’ouvrant peut-être un peu plus aux autres.

La mémoire d’Abraham  de Marek Halter  ( 1936 - ... )

Marek Halter a fui le ghetto de Varsovie menacé par les nazis alors qu’il n’était encore qu’un petit enfant et bien des années après il a eu cette idée de génie : créer un arbre généalogique qui prendrait ses racines à Jérusalem en 70 quand le romains dispersent les Juifs et qui se perpétuerait jusqu’en sa personne. Et tout au long de la vie de cet arbre, l’aîné de chaque génération transmet le registre familial qu’il enrichit de ses tribulations, heurs et malheurs avant de le remettre à son fils. Ce registre lui permet ainsi d’évoquer deux mille ans de l’histoire du peuple juif à travers toutes les épreuves qu’il a subies dans sa migration à travers l’Asie mineure, l’Afrique et l’Europe. Marek devient donc le dernier à tenir le livre que son père imprimeur lui avait remis à Varsovie. Une immense saga de tout un peuple en perpétuel mouvement qui part toujours pour un ailleurs peut-être meilleur sans jamais abandonner ses croyances, sa solidarité et son âme. Une évocation aussi de notre histoire au cours des deux derniers millénaires et surtout un grand moment d’émotion car les personnages d’Halter sont toujours remplis d’humanité et, malgré la souffrance, l‘humiliation et l‘extermination, ne sombrent jamais dans le larmoiement et préservent toujours leur dignité. Des grandes pages d’histoire et d’émotion… !

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