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Ariane et Barbe-Bleue

Publié le 28 décembre 2009 par Porky

S'il y a une phrase qui peut « résumer » le sens de cette œuvre de Paul Dukas, c'est bien celle tirée de l'Evangile selon Saint Jean : « La lumière luit dans les ténèbres et les ténèbres ne l'ont pas comprise. » Les paroles d'Ariane, au second acte, sont elles-mêmes très révélatrices : « Mes pauvres, pauvres sœurs ! Pourquoi voulez-vous donc qu'on vous délivre, si vous adorez vos ténèbres ? »

Chargé de symboles, l'opéra de Paul Dukas l'est tout autant que son frère hongrois, le Château de Barbe-bleue de Bela Bartok. Comme lui, il trouve son origine dans le conte de Perrault mais à cette source s'en ajoutent d'autres, multiples, et toutes sont liées à la mythologie. La première qui vient à l'esprit est bien sûr le mythe d'Ariane, l'amoureuse éperdue qui offrit à Thésée le fil lui permettant de sortir du labyrinthe de Cnossos après avoir tué le Minotaure et se fit abandonner par son séducteur sur l'île de Naxos ; l'autre référence renvoie à Thésée lui-même, puisque Ariane, comme lui, descend dans un labyrinthe souterrain pour, elle, libérer les femmes de Barbe-Bleue ; et puis, ne trouvons-nous pas aussi le mythe de Pandore, dans la mesure où Ariane, comme la première femme selon la mythologie grecque, incarne la curiosité et la désobéissance, mais cette fois vues d'une façon très positive -bien que le résultat ne soit guère enthousiasmant ?

Ne nous étonnons pas de trouver autant de symboles dans cet ouvrage : le livret est signé Maurice Maeterlinck et cet écrivain belge à qui l'ont doit aussi le livret de Pelléas et Mélisande, des œuvres théâtrales telles que L'oiseau bleu, l'Intruse, Intérieur... appartient corps et âme à l'école symboliste. Dans Ariane, outre les références mythologiques, les objets eux-mêmes ont une signification cachée : les portes, par exemple, ouvertes ou fermées selon l'action, qui représentent une frontière entre le monde visible et le monde invisible, un obstacle sur le chemin de celle / celui qui cherche la vérité ; le château de Barbe-Bleue, monde labyrinthique fermé sur lui-même et pourtant ouvert sur l'infini ; des bijoux étincelants qui, eux, symbolisent les tentations matérielles auxquelles se laisse prendre le plus commun des mortels. Et dans cet univers mystérieux et parfois assez hermétique, certains chiffres, par exemple, prennent une signification étrange de par leur insistante récurrence : le château a 6 portes, 6 fenêtres, le trousseau remis à Ariane comporte sept clefs dont 6 d'argent, les portes donnant accès au trésor sont au nombre de 6, Barbe-Bleue a 6 femmes, Ariane étant la dernière...

Maeterlinck a très peu emprunté au conte de Perrault et d'ailleurs, l'intrigue et les personnages n'ont qu'une très vague ressemblance avec ceux inventés par le conteur du dix-huitième siècle. Ce dernier ne fournit que le décor et l'histoire des femmes victimes de leur mari. Ariane n'a pas de « sœur Anne » mais une nourrice, les femmes ne sont pas tuées mais enfermées et Barbe-Bleue lui-même n'a rien de l'ogre abominable du conte originel, bien au contraire. Dès le premier acte, malgré son aspect quelque peu terrifiant, il est vaincu par Ariane, qui, jamais, n'a peur de lui ; la dernière réplique de l'acte le montre sans ambiguïté : « Que voulez-vous ? dit-elle aux paysans qui veulent s'interposer dans le face-à-face entre le mari et la femme. Il ne m'a fait aucun mal... »

Cette œuvre qu'on peut aisément qualifier d'allégorie symbolique présente deux niveaux de lecture : le premier est le plus facile à déchiffrer, surtout si l'on s'appuie sur la citation de Saint-Jean : elle met en valeur le conflit classique entre les ténèbres et la lumière ; mais derrière lui, se dessine un autre niveau de lecture : c'est l'échec de l'accès au savoir, à la vérité, le refus qu'opposent les femmes à cette ascension vers une forme d'humanité supérieure et, en fin de compte, la dramatique impossibilité de sa réalisation. Le sous-titre du livret, Ariane ou la délivrance inutile est en ce sens très révélateur. Paul Dukas lui-même, en 1910, écrivait ceci :

« Personne ne veut être délivré. La délivrance coûte cher parce qu'elle est l'inconnu, et que l'homme (et la femme) préférera toujours un esclavage « familier » à cette incertitude redoutable qui fait tout le poids du « fardeau de la liberté ». Et puis, la vérité est qu'on ne peut délivrer personne : il vaut mieux se délivrer soi-même. Non seulement cela vaut mieux, mais il n'y a que cela qui est possible. Et ces dames le montrent bien (très gentiment) à cette pauvre Ariane qui l'ignorait... et qui croyait que le monde a soif de liberté alors qu'il n'aspire qu'au bien-être : dès qu'on a tiré ces dames de leur cave, elles lâchent leur libératrice pour leur bijoutier-bourreau (beau garçon d'ailleurs) comme il convenait ! [...] Mais, vu du côté d'Ariane, et en laissant de côté les piètres marionnettes qui lui servent de comparses, ce refus de la liberté prend un caractère tout à fait pathétique, comme il arrive lorsqu'un être supérieur qui se croit indispensable éprouve que l'on n'a nul besoin de lui pour un dévouement héroïque, et qu'il suffit aux médiocres d'une solution médiocre. » (1) Terrifiante clairvoyance et d'une justesse absolue : ce monde et cette humanité ne nous en donnent-ils pas tous les jours la preuve ?...

Comme dans le mythe dont elle est l'héroïne, Ariane est symbole de lumière. L'Ariane antique était sœur de Phèdre et fille du roi Minos et de Pasiphaé, et par sa mère, petite-fille du Soleil (Hélios). Il n'y a donc rien d'étonnant à ce que la notion de lumière lui soit attachée : elle prend dans le mythe le visage du fil qui éclairera Thésée lors de son retour vers la sortie du labyrinthe, et devient évidente dans l'œuvre de Maeterlinck et Dukas puisque c'est elle qui délivrera les femmes de leur emprisonnement, leur apportant du même coup la lumière de la liberté et de la connaissance, qu'elles refuseront au dernier moment.

Quant à Barbe-Bleue, le « héros » de l'opéra, il est réduit à sa plus simple expression : il ne dit que quelques répliques à la fin du premier acte, n'apparaît pas au deuxième acte consacré à la délivrance des femmes et s'il est présent au troisième acte, il ne dit rien. Autant dire que le chanteur chargé du rôle ne va pas trop se fatiguer... On sait de lui que c'est un grand seigneur, qu'il est haï par son peuple, qu'il est soupçonné d'horribles crimes... et c'est tout. Mais ce qu'il dit et ce qu'il montre de lui ne correspond guère à ce qu'on en sait. Et si le rôle d'Ariane, dans cette histoire, est de rendre la liberté (dans toutes les acceptions du mot) aux femmes, elle a aussi pour tâche de régler en quelque sorte les problèmes de son époux. Mais là, on arrive vers l'interprétation psychanalytique, et si celle-ci fonctionne à plein pour l'opéra de Bartok, il n'en est pas de même pour celui de Dukas, Maeterlinck n'ayant pas voulu s'aventurer sur ce terrain-là.

Ariane et Barbe-Bleue est créé à l'Opéra-Comique le 10 mai 1907, soit cinq ans après Pelléas et Mélisande. La femme de Maeterlinck, Georgette Leblanc, tient le rôle d'Ariane. Contrairement à Pelléas qui avait été une pièce de théâtre avant d'être un opéra, Ariane fut dès l'origine destiné à être un livret d'opéra. On dit que Maeterlinck avait d'abord pensé à Grieg pour composer la musique mais Paul Dukas, séduit par le sujet, demanda et obtint l'accord de l'écrivain en 1899. Ce sera son unique opéra et, précise Pierre Michot, « il est avec Pelléas, mais de manière toute différente, la réponse à ce dilemme qui tourmenta les musiciens de l'époque : comment tenir compte de la leçon de Wagner sans refaire, mal, ce qui lui avait si bien fait ? [...] Héritier d'un langage fondé sur l'emploi du leitmotiv, il (Dukas) développe de manière somptueuse les possibilités évocatrices de l'orchestre, il est soucieux d'une déclamation habilement modelée sur les inflexions de la langue, mais il ne refuse jamais l'envol du chant et le plaisir de la voix. » (1) Et, ajoute Olivier Messiaen, « Dukas n'est pas un novateur. Je dirai même que les procédés extérieurs de la musique, à l'exception du timbre et de l'orchestration, ne l'intéressaient que médiocrement. Donc, pas de rythmes torturés, pas d'harmonies savamment et délicieusement dissonancées, pas de modes inattendus, de mélodies capricieuses, de contre-points baroques ! Les particularités de son langage s'exercent dans l'ombre. Elles fouillent la vie interne de la musique : tonalité, forme, amplification thématique, superposition des matériaux sonores. » (1)

Si cet opéra poursuit une carrière honorable, il n'est cependant pas parmi les œuvres lyriques les plus représentées actuellement, ni les plus connues ou les plus populaires. Cela tient-il au thème ? A la symbolique ? A la musique ? Au goût du public moderne ?... Allez savoir ! Ce qu'il y a de sûr, c'est qu'un auditeur ou un spectateur attentif pourra sans grand effort faire le lien entre le monde des femmes de Barbe-bleue et le nôtre...

(1) - Extrait de l'Avant-scène opéra n°149/150

ARGUMENT : L'action se situe dans le château de Barbe-Bleue.

ACTE I - Une vaste et somptueuse salle en demi-cercle. Dans le fond, une grande porte et de part et d'autre, de petites portes en ébène. Par la fenêtre ouverte, parviennent les cris d'une foule en colère. Tout le monde croit que Barbe-Bleue a tué successivement toutes ses femmes et que la belle Ariane, la dernière, va également connaître un sort fatal. Ne peut-on la sauver ? Les gens commentent l'arrivée d'un carrosse. Est-il vrai qu'Ariane sait déjà tout au sujet du château ? Est-il vrai que les cinq épouses précédentes ne sont qu'enfermées dans un donjon du château ?

Les fenêtres sont fermées. Ariane entre par une porte latérale, suivie de la nourrice. Cette dernière déplore leur sort : la foule a essayé de les mettre en garde, car Barbe-Bleue est fou il a déjà assassiné cinq femmes. Mais Ariane est très calme. Elle est persuadée que son mari l'aime et qu'il lui suffira de percer son secret que les sauver toutes. Il lui a donné sert clés, six d'argent et une d'or ; elle peut ouvrir toutes les portes qu'elle voudra avec les clés d'argent mais ne devra pas utiliser la clé d'or. Cette clé est donc celle de son secret et c'est la plus importante. Elle jette les clefs d'argent et la nourrice s'empresse de les ramasser car c'est avec elles qu'Ariane aura accès à ses trésors, a dit Barbe-Bleue.

La nourrice ouvre les six portes avec les clefs d'argent. Des cascades d'améthystes, saphirs, perles et autres pierres précieuses déferlent. Ariane, qui n'est pas à la recherche du trésor, ne peut cependant pas résister aux diamants : « O mes clairs diamants », chante-t-elle dans un grand élan lyrique.  Ariane ne pense qu'à découvrir ce qui est derrière la septième porte. Elle recommande à sa nourrice de se cacher et met la clé dans la serrure. La porte s'ouvre ; rien n'apparaît mais on entend un son triste, étouffé, lointain. Ce sont les cinq autres femmes, dit Ariane. Le chant augmente d'intensité et au moment où Ariane va s'engager sous la voûte, Barbe-Bleue entre. Il reproche à Ariane de l'avoir trahi mais elle exige de connaître la vérité. Il la prend par le bras et lui demande de la suivre. Elle essaie de se dégager, la nourrice se précipite à son secours ; les échos de la querelle atteignent la foule par la fenêtre. La nourrice déverrouille la porte, une foule de paysans se précipite à l'intérieur du château. Barbe-Bleue se prépare à combattre mais Ariane affirme doucement et fermement à la foule qu'elle n'a rien à craindre. Elle referme elle-même le portail.

ACTE II - Une vaste salle souterraine. Obscurité. Ariane apparaît, portant une lampe. La nourrice la suit. Ariane trébuche sur les corps des autres épouses, entassés au milieu de la pièce. Dans sa joie de les avoir trouvées, elle se précipite et les embrasse. La lumière semble les éblouir et les effrayer. Ariane les appelle par leur nom, l'une après l'autre, et les réconforte. Elle n'est pas venue partager leur sort mais les libérer, obéissant à une loi plus forte que celle de Barbe-Bleue.  Soudain, une goutte d'eau éteint la lampe d'Ariane ; elle ne manifeste aucune frayeur. Les autres, habituées à l'obscurité, la conduisent dans un coin du souterrain où il y a de la lumière. Ariane y découvre des barres de fer et des verrous que les autres épouses n'ont jamais essayé d'ouvrir. La mer se trouve derrière le mur. Si l'on ouvrait, les vagues déferleraient dans la salle. Ariane se jette contre le mur comme si c'était une porte et l'ouvre. La lumière entre alors par une sorte de grande fenêtre. Elle prend une pierre et la lance contre cette ouverture. La pièce est aussitôt encore plus illuminée et Ariane elle-même ne peut supporter cette intensité de la lumière. Elle encourage les autres : il faut regarder ce monde dont elles ont été isolées. Et elle les conduit vers la liberté en chantant joyeusement.

ACTE III - Même salle qu'à l'acte I - Les épouses se parent des bijoux qu'Ariane a découverts. Elles n'ont pu s'enfuir du château car le pont-levis s'est relevé comme par magie à leur approche. En même temps, les douves se sont remplies d'eau. Elles se demandent où peut bien être Barbe-Bleue mais Ariane leur conseille de se faire belles en vue de la liberté qu'elles vont retrouver.

La nourrice entre et annonce que Barbe-Bleue est de retour. Quand il descend de son carrosse, les villageois l'attaquent, décidés à mettre un terme à sa tyrannie. Il est blessé. Les paysans l'attachent et s'apprêtent à le noyer dans les douves quand Ariane ouvre grand les portes de la salle et les paysans apparaissent sur le seuil, portant Barbe-Bleue. Que les femmes se vengent de lui comme elles l'entendent. Ariane les remercie et leur conseille de rentrer chez eux pour se soigner.

Dès qu'elles sont seules, les épouses de Barbe-Bleue se précipitent pour soigner ses blessures. Ariane tranche ses liens avec un poignard et il se lève. Elle décide de partir, bien que son mari fasse un geste, comme s'il lui demandait de rester. Elle offre aux autres femmes de l'accompagner mais toutes les cinq refusent. Ariane les laisse avec Barbe-Bleue et s'en va.

MISES EN SCENE D'ARIANE ET BARBE-BLEUE : ALBUM PHOTOS 15

VIDEO 1 : Acte I, air « O mes clairs diamants », Suzanne Balguerie.

VIDEO 2 : Acte I (fin) - L'ouverture de la septième porte et la scène finale, face-à-face Ariane / Barbe-Bleue. Catherine Ciesinski est Ariane, Gabriel Bacquier Barbe-Bleue.


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