Magazine

Un roman sur Twitter ? La vie rêvée (3)

Publié le 11 janvier 2010 par Perce-Neige
Un roman sur Twitter ? La vie rêvée (3)

Les gestes remplaçaient les mots. Une ébauche, même, parfois suffisait. Tendre la main en direction du verre d'eau. Soulever l'épaule... / Tordre la bouche. Lever les yeux au ciel. Grimacer l'esquisse d'un sourire. Et Delphine se précipitait ventre à terre. Le prenait à revers. / L'attrapait par le bras. Le tirait. Le ramenait. Le basculait en arrière. Le poussait sur le côté. S'appuyait. Soufflait. S'interrompait. / Reprenait. Commentait. Gesticulait. S'amusait de son silence. L'interrogeait du regard. D'une caresse, tout de même. Vous ne me croyez pas ? / Certains soirs, c'était Bizance. Juste avant dîner, elle le fourrait dans un fauteuil. Avec autorité. Interdiction de dire quoique ce soit. / Compris, jeune homme ? On-ne-dit-rien. Et partaient le nez au vent. Dans les allées de l'hôpital. De ci de là. Grimpaient sur l'horizon. / Escaladaient des montagnes. Traversaient des forêts. S'affranchissaient du chemin. Sillonnaient la pelouse. S'attardaient près des massifs. / S'enthousiasmaient du printemps. Préféraient les roses, parfois. Se moquaient des éphémères. Dédaignaient le jasmin. Contournaient le lilas. / Gagnaient la terrasse, enfin, dès que le soleil tirait sa révérence, s'éclipsait en majesté, s'égosillait de pourpre d'orange et de nuit. / Fallait voir, alors, se qu'ils se racontaient. Des trucs de fou, à dormir debout. Ou juste pour se faire peur. Et chasser les hirondelles. / Comme quoi l'une, pour peu que vous tombiez dans ses pattes, s'y entendait pour vous martyriser les veines rien que vous entendre couiner. / Comme quoi l'autre s'amusait comme une folle à vous charcuter les pansements en sifflotant Dutronc, Ferré ou Gainsbourg, mine de rien. / Comme quoi, on vous ferait payer cher d'être atterri là, plutôt qu'ici. De relever du docteur Frimousse plutôt que du Professeur Bémol/Comme quoi, malheur à vous qui n'acceptez pas la sentence. Ni les sermons. Ni les taureaux-par-les-cornes. Ni cette-vilaine-tête-de-mule. / Trois mois plus loin de ragots, de rumeurs, de rouspétances, de calamiteuses confidences, de trucs à ne répéter sous aucun prétexte... / Trois mois plus loin de pétards mouillés, de ras-le-bol intégral, trois mois plus loin d'escapades juste avant de rentrer pour la soupe... / Trois mois plus loin, de Delphine-pour-moi-tout-seul à me conduire exactement là où je veux et pas ailleurs, presque un goût de liberté... / Trois mois plus loin, Julien Savouré sortait de l'hôpital. Non sans mal. Boitant plus qu'il ne marchait. Trébuchant à chaque pas, bordel. / N'en pouvant plus. Exécrant les béquilles, les cannes et tout ce bazar. Se traînant presque comme un vieillard jusqu'à la voiture de Jade. / Trouvant la force, tout de même, d'une embrassade maladroite sur le parking détrempé de lumière. Se réjouissant de la présence de Jacques. / S'enquérant de Maud. Toujours à Prague, tu sais, à préparer sa collection d'automne. Se retournant plusieurs fois vers Delphine. Brisée. / S'enquérant de Maud à nouveau. Répétant à Jade ce qu'il ne cessait de vouloir lui dire, au téléphone, depuis des lustres. Goûtant le soleil. / Proposant de ne pas s'éterniser plus que ça. Cherchant à plaisanter une fois de plus. Et parvenant à la faire rire, in extremis. Delphine ? / Elle ne serait pas près d'oublier la leçon, croyez moi... Principe numéro un : tous les mecs, presque sans exception, sont des salauds. /Principe numéro deux : ne jamais perdre de vue le principe numéro un... Principe numéro trois : trop compliqué tout ça, n'est ce pas ? / Elle avait un peu agité la main quand la BM s'était éloignée et que la silhouette de Julien, brusquement, s'était définitivement retournée. / Ces secondes là sont des secondes qui comptent. Les suivantes aussi d'ailleurs. Car qu'espérait-elle, au juste ? Qu'avait-elle imaginé ? /Que cette affreuse voiture fasse demi tour ? Et s'immobilise à nouveau devant elle ? Et que Julien, hilare, ouvre en grand la portière ? / C'était une blague, bien sûr, Delphine, on n'attend plus que toi. Allez, vas chercher ta valise, et ramènes-toi. Bon sang, Delphine, cours !/ Et Delphine courrait ! Elle pouvait toujours courir, en fait. Détaler à travers les allées. Essoufflée. Grimper les marches quatre à quatre. / Débouler dans l'internat, trois étages au dessus de la mer. Avec vue sur le grand large. Ramasser ses petites affaires. Juste le nécessaire. / Là, dans un sac, fourrées maladroitement. Deux ou trois livres en plus qui traînaient sur la table de nuit. Et puis manteaux et foulards... / Chapeaux et tout le bastringue. Dévaler l'escalier à toutes pompes. Ne rien répondre à personne. Aucun mot ne pourrait jamais les apaiser. / Filer. Retrouver le chemin. Le parking. L'affreuse voiture. Julien appuyé sur la carrosserie. Magnes-toi, bon sang, Delphine. Que crois tu ? / Oui, que croyait-elle ? Je vous le demande. Car, bien sûr, il n'y avait personne à l'attendre. La BM était loin, maintenant. Si loin... / Elle avait rêvé, c'est tout. Comme cela nous arrive si souvent, n'est ce pas. Une hallucination, peut-être. Dans le meilleur des cas... / Alors, laissons-la souffler un peu, s'il vous plait. Laissons-la se reprendre. Retrouver ses esprits... Dans les bras d'Eric ? Peut-être. / Mais pas si vite ! Laissons-la remonter les marches tranquillement. Poser son sac. S'asseoir. Reprendre pied sur le rivage. S'esclaffer. / Rire ! Oui, laissons-la un peu tranquille. Et les autres aussi d'ailleurs : d'abord Julien Savouré, quelque part sur la banquette arrière. / Presque endormi, en tous cas le regard songeur, vaguement mécontent, Dieu sait pourquoi. Et puis Jade, au volant. Magnifique. Romantique. / Racontant à Jacques. Toujours l'œil en alerte, malgré tout, à 160 km heure sur l'autoroute. Poursuivant. Expliquant. Assurant. Répétant. / Vraiment, laissons-les vivre leur vie. Quelque temps. A leur rythme. Sans être sans arrêt sur leur dos. Nous les retrouverons bientôt. / Une poignée de tweets ? Nous n'en sommes pas là. Mieux vaut, à cette heure, en profiter pour, illico, mettre le cap sur Roissy. / Aérogare B. Escalier mécanique en panne. Quelques bousculades. Des tonnes de valises qui se croisent. S'interpellent. Disparaissent. / C'est juste avant de passer la douane que le portable de Paul Savouré s'était mis à vibrer. Et que le visage de Sonia s'était affiché. / Un visage un peu flou, d'ailleurs, il faut bien le dire, puisque le cliché avait été pris un peu en contrejour, et surtout à la va-vite. / Car Sonia était assez pressée ce matin-là et ils avaient avalé leur café en coup de vent, au comptoir, sans prendre le temps d'une terrasse. / Et encore moins d'un détour, d'une errance dans le Trastevere, ou les ruelles autour de l'ambassade, le quartier des antiquaires, n'importe. / Vu qu'il n'était pas loin de dix heures du mat. Et qu'ils avaient trainé exagérément. Et que ce n'était plus le moment de discuter vois-tu ? /Donc une photo pour ton magnifique appareil ? Oui, bien sûr, mais là, vite fait. Ça te va ? Tu parles... Avec la lumière sur le côté... / Difficile de faire mieux qu'une fugitive grimace ayant valeur de sourire. Tu es sublime, avait-il répondu, se souvenant de leurs promesses. / De ce qu'ils avaient convenu, la veille au soir durant le diner, plus tard. Avant de retrouver le chemin de l'appartement. 50 mètres carrés. / Mais sous les toits. Avec vue sur le Colisée. Ou presque puisqu'il fallait pas mal se pencher du balcon. Se contorsionner. Tu vois ? / La fugitive grimace s'éternisait sur l'écran. Le temps que Paul retrouve ses esprits et se décide à accepter la communication. C'est moi ! / Il lui eût été difficile d'affirmer le contraire. Difficile, aussi, de lui cacher qu'il venait juste d'arriver à Paris. Un peu fatigué. / Mais il ne fallait pas exagérer, non. Car le voyage n'avait pas été trop pénible, au fond. Quelques turbulences au dessus des Alpes, oui... / Il avait l'habitude, non ? Je te rappelle, dit-il en tendant son passeport au type en uniforme qui lui barrait le passage d'un air entendu. / Sauf qu'il n'était pas si sûr, à ce moment précis, et tandis qu'on lui intimait l'ordre de passer, de ne pas rester planté là, comme ça... / Non, il n'était pas si sûr d'avoir envie de la rappeler justement. Pas si sûr de pouvoir supporter ce qu'elle ne manquerait pas de lui dire. / Pas si sûr de pouvoir accueillir avec la sérénité nécessaire ce torrent de reproches exaspérants qu'il connaissait absolument par cœur... / Il n'était jamais là au moment où "on" avait besoin de lui, c'est ça ? Sans parler de cette fâcheuse tendance à raconter n'importe quoi / Affirmant, la main sur le cœur, avoir passé l'après midi chez Marc quand de toute évidence il n'en n'était rien. Elle n'était pas si naïve. / Mais déçue, oui. Anéantie. Qu'un type comme toi ne soit pas capable de comprendre ça... Vraiment, Paul, c'est ahurissant, je t'assure ! / Car je ne demande pas la lune. Juste qu'on s'intéresse un peu à moi. Qu'on me respecte. Qu'on m'écoute pour de bon. Et quand je dis "on"... / C'est à toi, bordel, que je m'adresse, Paul. A toi, putain, et à personne d'autre. A toi qui devrait savoir mille fois mieux que les autres. / Car, bien sûr, monsieur se permet d'écrire des romans ! Se targue de connaître la psychologie de ses personnages. Vous saoule avec tout ça. / Soigne leurs caractères. Et pénètre leur intimité. Mais dès qu'il s'agit de mettre en pratique toute cette science, alors là, c'est fini. / Il n'y a plus personne. Tant qu'on est dans le virtuel, dans l'imaginaire et la fiction, tu es le champion dans ta catégorie je confirme. / Subtil. Attentif. Sentimental. Bienveillant, pour tout dire. Mais dans la réalité, c'est une autre paire de manches, tu ne crois pas ? / Tu veux un exemple ? Un seul petit exemple parmi une tonne ? Une preuve irréfutable de ta mauvaise foi ? J'entre dans les détails c'est ça ? / Oh, non, s'il te plait, Sonia. Surtout pas ! Surtout pas de détail. Rien de concret. Rien de précis. Rien sur quoi s'accrocher, se briser. / Mieux vaut se haïr. Se détester. Mieux vaut se taire, surtout, avait pensé Paul, dans le taxi, tout en éteignant son téléphone. Chao ! / Et Paul avait fermé les yeux. Laissant l'appareil vibrer quelque part au fond de sa poche. C'était un drôle de sentiment qu'il éprouvait... / A la fois un formidable soulagement. Oh, mon Dieu, que c'était bon de ne pas répondre. Mais aussi un certain embarras. Un peu désagréable ! / Et même très désagréable. Voilà ce qu'il était obligé de s'avouer. Pas loin de ressembler à un sentiment douloureux. Franchement douloureux. / Mais il suffisait d'être patient. Savoir attendre, voilà le secret. Tous ces regrets à la noix, ces remords, finiraient par se dissiper. / Resterait cet étrange état de plénitude. Lequel permettait d'avancer dans la vie avec la vague certitude d'avoir raison... Je me trompe ? / Ce n'était pas le type du taxi qui allait le contredire. Sur la banquette arrière, Paul n'était plus très loin de réellement s'assoupir. / Le regard perdu dans le rétroviseur qui renvoyait une image terriblement déformée des différents véhicules qu'ils parvenaient à dépasser. / Exactement ce que venait de remarquer Julien Savouré, à quelques 400 kilomètres de là, lui aussi à moitié avachi sur le siège arrière... / Mais filant à toute vitesse vers la côte, l'océan, les plages noyées d'horizon, les mouettes, les glaces à la vanille, le surf, les filles. / Julien Savouré, Jade sa sœur, toujours au volant, mais désormais silencieuse, et Jacques, hypocritement plongé dans la lecture du journal. / Jacques préférant de loin supporter l'insignifiant témoignage d'un journaliste quelconque sur à peu près n'importe quel sujet, plutôt que... / Non, tu vois bien, ma chérie, je suis en train de lire ! Oui, tout plutôt que d'avoir à argumenter, à discutailler à l'infini, à répondre.../ Paul, quant à lui, aurait sans doute accepté sans rechigner de tenir ce rôle. Car la perspective de retrouver Paris ne l'enchantait guère ! / Un euphémisme... D'ailleurs, ce n'était pas tant de retrouver Paris qui le décourageait que de devoir tous les croiser dans les couloirs. / Tous... Pierre, Paul ou Jacques. Et spécialement les types du marketing qui ne se priveraient pas pour lui sauter sur le gras sans attendre. / Sitôt son pardessus jeté en pâture sur le 1er siège venu, voilà qu'ils débarqueraient en rangs serrés, plus nombreux qu'il ne l'imaginait. / Paul, vous voilà en-fin revenu ! Génial... Vrai-ment gé-nial pour nous. Disons, pour le Journal. Pour vous. Pour notre image. Notre visuel / L'idée que nous nous faisons de nous même... Su-per, Paul ! Quel bonheur de vous savoir ici. Vous avez une mine superbe, mon ami. Ouah...

(Illustration : photo de Duane Michel)


Retour à La Une de Logo Paperblog

A propos de l’auteur


Perce-Neige 102 partages Voir son profil
Voir son blog

l'auteur n'a pas encore renseigné son compte l'auteur n'a pas encore renseigné son compte