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Esquisse ensoleillée d’une petite prison

Publié le 12 janvier 2010 par Raymondviger

J’étudie les articles et, en particulier, les publicités. Elles me révèlent un monde à ma porte, au sujet duquel je ne peux que fantasmer. Je suis invité à acheter tout un assortiment de lampes antiques à West Bolton, peu importe où ça peut bien être. De «bonne humeur», un club à Bondville veut m’enseigner l’espagnol. Des vétérinaires s’affrontent pour avoir l’honneur de prendre soin de mes chats malades. Lac Brome croit que je devrais aider à assumer les coûts de ses ambulances. Et il y a ces maisons, ces chalets et ces propriétés pittoresques dans lesquels je peux immédiatement emménager. Le tout étant vendu par des photos passeport ornées de visages rayonnants juste un peu trop voraces.

Je mets de côté mon Tempo. D’où je suis assis, je ne peux rien voir de ce monde. J’ai de vagues souvenirs de visites furtives dans cette région lorsque j’étais à l’université McGill, mais c’était il y a une éternité. Cela semble trop beau pour être vrai. Ce monde existe-t-il vraiment?

Quelques instants plus tard, j’explore mon minuscule univers. C’est une journée d’octobre brillamment ensoleillée et particulièrement chaude pour la saison. Je marche le long de la piste qui borde notre petite cour. Je vois les mêmes objets qui m’ont salué depuis des années: tours de garde et fils barbelés; clôtures électrifiées; une route étroite juste derrière les clôtures; et, sur cette route, des camionnettes policières modernes arpentant l’asphalte à la vitesse d’un escargot, leurs fenêtres teintées cachant des agents correctionnels portant des fusils chargés, prêts à faire feu.

À peine visibles, au-delà des grands arbres qui encerclent la route, on peut distinguer des collines élyséennes baignées d’un déversement de couleurs automnales. Rien d’autre provenant du monde extérieur ne m’est perceptible. Nous pouvons entendre les bruits d’une autoroute à proximité et l’occasionnel grondement sourd d’un train, mais c’est tout. J’imagine qu’en-dessous et tout autour de la canopée multicolore recouvrant ces collines existent des maisons et des fermes, des bateaux et des routes, peut-être même de pittoresques petites auberges de campagne où les touristes passent des fins de semaine agréables et tranquilles, aussi peu conscients de notre existence que nous de la leur en train de profiter d’une promenade dans les bois ou d’une bonne fondue au souper.

Mais les seuls signes de vie que je peux réellement voir au-delà de mon domaine exigu sont ces infatigables camionnettes bleu foncé complétant lentement, inexorablement leur ronde. Ces endroits décrits dans le Tempo, doivent exister. Le Tempo ne mentirait pas. Mais ce n’est qu’une hypothèse: pour le moment, de tels signes d’humanité ne sont que rêves dans mon esprit – comme s’ils avaient déjà été les rêves d’architectes et d’urbanistes et de colons et de fermiers et d’entrepreneurs, des rêves menés à maturité grâce au labeur et à l’ingéniosité. Tout commence à l’état de rêve. Et dans mes pensées, tout demeure exactement dans cet état.

Retour en cellule

Je retourne à la grise et terne cellule que j’appelle ma maison. Dans mon espace de 2 mètres sur 3, et feuillette à nouveau mon Tempo: 2,3 acres de terres à vendre à quelques kilomètres d’ici, seulement 449 000$, l’endroit idéal! Je peux faire graver ma souris d’ordinateur de façon personnalisée à Knowlton. Steven émondera mes arbres pour un prix indéterminé. Un homme possédant un marteau hydraulique me souhaite une heureuse Action de Grâces. Quelqu’un ressemblant à Fish dans Barney Miller [NDLR: une comédie policière américaine des années 1980] construira un nouveau centre communautaire à la condition que je l’élise maire. Et il y a tant de lieux ravissants où je peux manger et même faire l’épicerie (même si je ne suis pas certain que l’IGA de Knowlton apprécierait la chasse à l’homme nationale qui s’ensuivrait si je me pointais pour acheter une tête de laitue).

À quelques mètres de moi, un homme en uniforme presse en silence un bouton à l’intérieur de son enclos de plexiglas. La porte de ma cellule glisse en position fermée. Avec le frottement froid et sourd du métal contre le métal, je suis enfermé pour la soirée. Mon monde devient concentré sur la minuscule télévision lumineuse à l’extrémité de mon bureau.

Et alors, je réalise. Oui, ce monde doit exister. Les gardes doivent dormir quelque part. Et je rappelle à ma mémoire un point de référence. Un après-midi, pendant que nous étions enfermés dans nos cellules – une fouille visant à trouver du moonshine brew [alcool artisanal] si je me souviens bien –, le météorologue vétéran de la télévision locale Don McGowan m’a mené à travers le secteur dans le cadre de l’un de ses célèbres carnets de voyages. Il m’a montré des collines et des tavernes et un monastère habité par des hommes sérieux vivant en silence et fabriquant du fromage, ou quelque chose du genre. Il a visité un théâtre de langue anglaise nommé d’après le lieu où l’on garde les porcs – sans dout  un pied-de-nez aux francophones du coin – suivi d’un énième message publicitaire – les gens du coin sont-ils donc tous des ivrognes? Il m’a emmené dans les rues de la ville de Magog, le seul endroit de la planète portant le même nom que la mythique origine de tout mal selon la Bible – une simple coïncidence, je suppose, puisqu’il s’agit d’un terme autochtone local. Il a négligé de mentionner la prison: une omission compréhensible. Nous sommes bien cachés. Sans doute parlera-t-il de nous lors d’un voyage de retour. Je sais maintenant que ces endroits dont le Tempo fait mention sont tangibles. Don McGowan ne mentirait probablement pas. Cogito Brome est, ergo est.  [Je pense que Brome existe, donc elle existe]

Je me dis en mon for intérieur que je suis au mauvais endroit. J’appartiens à la réalité nouvellement découverte du Tempo.  Ces gens sont mes semblables. Ces agréables individus dans la publicité qui veulent héberger et pomponner mon animal, le comprendraient sans doute? Mais personne ne se soucie que je sois en prison ou pas. Je regarde le ciel bleu pâle et les blocs de parpaing qui m’emmurent. Ceci est ma place. Mes yeux dérivent jusqu’aux tuiles d’un blanc cassé maculé de taches sous mon lit de camp de prisonnier. Tu es à la maison, me dis-je, ceci est ton monde. La boutique cadeau The Lyon and the Walrus pourrait aussi bien être sur la lune en train de se sauver avec le repas et la «runcible spoon» [NDLR: l’auteur fait allusion à un poème célèbre d’Edward Lear, The Owl and the Pussycat], vu l’impact négligeable qu’elle a sur ma vaine existence. Washington, Tokyo, Brome et Mars sont toutes à la même distance les unes des autres. À l’exception près que, la nuit, je peux voir Mars: d’un rouge brillant, plus proche qu’elle ne l’a été depuis des milliers d’années, effrayant les psychotiques qui errent à l’intérieur des murs de la prison en se demandant quand cette soucoupe volante en flammes viendra s’écraser au sol.

Ceci est l’enfer, dit Méphistophélès à Faust, tu y es.

Je m’endors, mon sens de l’injustice et ma conscience de l’absurdité également satisfaits, tandis que je regarde ce merveilleux documentaire sur le monde sous-marin qu’est Bob l’éponge [Une série en dessins animés basée sur les aventures de Bob, une éponge de mer peu fûtée].

Quelques textes de nos chroniqueurs en prison:


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