Magazine Culture

Remy de Gourmont / Jules Renard

Par Bruno Leclercq
Suite des chroniques de Jules Renard au Mercure de France.
Le compte-rendu qui suit a été publié dans le volume III des œuvres complètes de Jules Renard aux éditions Bernouard, mais exceptionnellement un autre collaborateur du Mercure, Remy de Gourmont, a lui aussi rendu compte du livre bien fade de Paul Margueritte.
N° 18 Juin 1891 La Force des choses par Paul Margueritte (Kolb) « Les Livres »
(Deux de nos rédacteurs ont fait la bibliographie du livre de M. Paul Margueritte : il nous a parut intéressant d’insérer les deux notes.)
- Un jeune officier démissionnaire par amour ; liaison avec une charmante créature, ménage irrégulier, enfant. Opposition des parents à un mariage qui serait de devoir et très honorable. Mort de la jeune femme. C’est le point de départ. D’autres amours se déroulent et cela se clôt par un mariage que n’osent désapprouver les parents, mais qui ne leur plaît pas encore. La Force des choses, c’est la logique ou peut-être l’illogisme de la vie, l’enchaînement des causes, les surprises du cœur, les conséquences souvent folles d’un acte en soi indifférent, l’influence des préjugés sur des caractères par trop raides, etc. Il y a dans ces pages d’une jolie mélancolie des observations extrêmement fines, des tracés psychologiques d’une surprenante netteté, mais l’ensemble est un peu morne, ou du moins l’auteur abuse de la demi teinte, ne différencie ses fonds que par d’imperceptibles nuances. Cette délicatesse de touche n’est peut-être pas excessive en un sujet, où, en somme, le principal personnage n’appelle à lui que des sympathies moyennes, n’étant ni brutalisé à l’excès par la vie, ni révolté contre des événements dont il souffre sans y laisser toute possibilité de joies, - mais cela diminue d’autant, à la longue, l’intérêt que l’on prend aux subtiles déductions du récit. Paul Margueritte est un écrivain charmant et plein de grâce, enclin à la douceur des indulgences ; il voit symboliquement la vie comme une plante penchante qu’il faut arroser d’absolutions et dont les odeurs, à certaines heures du soir vénéneuses, deviennent, sous un discret soleil, inoffensives. Cette douteuse plante, il l’aime, et, serait-elle plus décidément empoisonnée et empoisonneuse, qu’il lui pardonnerait encore, - rien que pour ses sourires de fleur triste. Faut-il envier ceux qui s’intéressent à la vie, autrement que comme spectacle et mouvement, - ou seulement admirer leur courage ? « Tout coule, tout coule ! » C’est peut-être pourquoi il est préférable de ne s’attacher qu’à ce qui demeure ; et quel est le nom de ce qui demeure ? – Symbole.
R.G.
Pierre Jorieu vient de perdre Claire, la seule femme qu’il ait aimé, et cette cruelle question l’obsède : - « l’ai-je assez aimée, seulement ? » - Il déplore les insignifiantes bouderies, les caresses épargnées. Il croit sa vie finie. – « Nous ne sommes maîtres ni de notre vie ni de notre mort. » a écrit Tolstoï. – « Mais, a dit Flaubert, le temps passe, l’eau coule et le cœur oublie ! » Pierre Jorieu revoit Madame de Reynis qu’il avait connue jeune fille. Il se sent moins malheureux. Ses chagrins, revécus devant elle, lui paraissent moins amers, et parce qu’il doit se séparer quelques temps de son amie, son cœur se serre déjà douloureusement. Leur séparation se prolonge assez pour que Pierre s’en console (le mot est bien léger) avec Suzanne Dolbeau. Sous le grand portrait de Claire qui le regarde, de ses yeux fixes, il connaît une nouvelle forme de volupté, le plaisir plutôt que le bonheur. « Cependant le soleil se lève ! » - Madame de Reynis est de retour. Pierre prend la photographie de Suzanne et la brûle sans regret. Elle aussi, à son tour, comme Claire, elle est déjà oubliée.. « Qu’il aime demain, celui qui n’a pas aimé. Qu’il aime encore demain, celui qui a aimé. » (Châteaubriand, d’après Publius Syrus.) S’il est vrai que le roman est une histoire feinte, écrite en prose, où l’auteur cherche à exciter l’intérêt par la peinture des passions, des mœurs, ou par la singularité des aventures, M. Paul Margueritte dédaigne visiblement ce dernier moyen. Aucune complication n’embarrasse son roman, et pour me servir des termes qu’il affectionne, son livre est simplement doux, triste, délicieux. Les choses s’y montrent inexorables autant que Monsieur et Madame Jorieu, mais pas une de ses victimes ne se révolte. – « Nos vies se sont rencontrées, dit Suzanne, elles se séparent ; nous nous sommes aimés, eh bien, tant mieux, je ne le regrette pas, allez ! » - Et Pierre murmure avec un soupir : - « Vous valez mieux que moi ! » - M. Margueritte sait l’art de manier les âmes souffrantes avec des doigts délicats, d’éviter les cris inutiles, de teinter les joies de tristesse et de laisser planer sur toute son œuvre, sans banalité, une mélancolie point trop pesante. Il accomplit ce tour de force de nous faire goûter trois cent cinquante pages de prose, par ces temps où l’horreur du délayage commence à devenir sacrée.
J.R.


Retour à La Une de Logo Paperblog

A propos de l’auteur


Bruno Leclercq 1643 partages Voir son profil
Voir son blog

l'auteur n'a pas encore renseigné son compte l'auteur n'a pas encore renseigné son compte

Magazines