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Daho déçu a dit : "il faut trouver la voix"

Par Ernestoviolin

Tintin et le Lotus Bleu

Ou Tintin arrive à pieds par la Chine. Sans hésitation le chef d’œuvre de la première période. Il subsiste bien quelques âneries (du jus de pomme dans les veines ?) mais c’est ici qu’Hergé se rend compte qu’il est investi d’une mission d’ordre supérieur, et dorénavant il va bâtir une œuvre torturée là où il se contentait auparavant de gagner sa croûte en gribouillant pour le plaisir. Comme Christophe Colomb, il sera le révélateur du globe, déplaçant la pensée occidentale comme un petit pion dans les contrées exotiques. Il collera sur ces pays éloignés certaines images que des générations entières garderont en tête toute leur vie, défrichant la forêt de notre imagination à la hache.

L’évolution principale, bien sûr, c’est la documentation. Grâce à sa nouvelle amitié avec un jeune étudiant chinois, Hergé peaufine tous les détails avec un soin maniaque pour restituer la Chine le plus fidèlement possible. Il ne peut plus bâcler les choses, la perfection devient un besoin vital, une fuite éperdue vers l’avant. Les vases, la végétation, l’architecture, on sent une maîtrise totale de l’art de la mise en scène, jusque dans cette couverture envoûtante tout droit sortie d’une rêverie d’opium. Or cette documentation n’est pas qu’un rajout gratuit, elle fait partie intégrante de la narration : ce n’est plus Hergé qui dicte l’intrigue au petit bonheur, mais le Yang Tsé-Kiang, les migrations, la guerre et autres circonstances historiques, autant de fleuves sombres emportant le héros comme une branche.

C’est un album politique. En toile de fond se dessine l’invasion japonaise suite à un attentat truqué. Mitsuhirato (qui n’est qu’un pion dans cette histoire de bruit et de fureur) a beau se donner du mal pour supprimer ses ennemis, la résistance chinoise est une folie (symbolisée par le fils de M. Wang) qu’il ne pourra maîtriser. Il se donnera la mort sans avoir vu son rêve se réaliser, prisonnier d’un idéal inaccessible. C’est là aussi que se révèle la vraie nature de Rastapopoulos, le véritable chef de l’organisation, même si on l’avait un peu deviné dans le premier tome, pour être franc.

Une séquence terrible montre Tintin moquant les préjugés européens sur le Péril Jaune. Symboliquement, on voit Hergé brûler ses anciennes idoles avec une désinvolture et une violence inouïes, et quitter les terres colonialistes en véritable apostat. C’est un trait qu’il tire sur sa propre vie, une balle qu’il expédie en plein cœur de l’intolérance, ou un coup d’épée dans le torse velu et crasseux du racisme, ou encore une bombe artisanale qui souffle les forteresses noires de l’incompréhension, mais aussi une catapulte qui abat les hautes murailles du fanatisme, comme un avion de ligne détourné qui percute les tours de l’ignorance, ou un gaz moutarde qui asphyxie les bourreaux de la ségrégation, etc.

On ne peut finir cette exégèse critique sans mentionner Tchang, l’un de seuls amis qui croisera la route de Tintin en vingt et quelques épisodes, et qui sera à l’origine du meilleur album de la série quelques années plus tard. Jeune garçon à la sympathie désarmante, on sent que c’est un personnage inspiré par l’amour et l’amitié. Si d’ailleurs on devait résumer le Lotus Bleu à une expression, ce serait celle-ci : le cœur ouvert, d’où se déverse à gros bouillons toute la tendresse du dessinateur belge. Son China Girl à lui.


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