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« Jeanne et le garçon formidable », par Maxime Zjelinski

Par Roman Bernard
Ou comment Maxime Zjelinski a fini par comprendre qu'il ne comprenait rien au cinéma.
« Jeanne et le garçon formidable », par Maxime ZjelinskiEntre la recherche obsédante du message politique en toute chose et l'improbable distinction entre le fond et la forme, existe-t-il un juste milieu permettant d'apprécier l'œuvre d'art pour ce qu'elle est ? C'est généralement la question que l'on se pose devant ces films où le réalisateur a pris soin de distiller le message dans le jeu des acteurs, l'échange des répliques et les vastes étendues. L'un sentira que l'auteur a voulu dire quelque chose, quand l'autre au contraire appréciera l'objet lui-même, comme on se laisse émouvoir par la beauté d'une fleur, la forme d'un arbre ou le mouvement des vagues.
En règle générale le spectateur de la seconde catégorie se reconnaît au fait qu'il ne prête à l'auteur aucune intention particulière. Il prétend d'ailleurs que l'objet de son admiration, sans être tout à fait neutre, peut toucher tous les cœurs, se moque de la politique et se borne à célébrer la beauté de la vie. Or il faut adhérer un minimum à un message pour y trouver l'universel. À l'inverse, l'autre partie du public, qui désapprouve le comportement des personnages principaux, ne peut accéder au trésor d'humanité enfoui au cœur du film : la vie des uns et la mort des autres ne sont plus pour lui que l'illustration d'une vision du monde haïssable. Les messages font barrage à la sympathie que l'on éprouve normalement pour les protagonistes.
L'un donc prétend que l'on peut dissocier le fond et la forme, que cette dernière contient sa propre signification; l'autre martèle que le fond est tout, qu'il y a partout un message à déchiffrer et sur lequel s'appuyer pour juger l'œuvre entière. On est tenté de donner raison au premier après visionnage du maintenant classique Danse avec les loups, dont la naïveté du fond doit beaucoup à la beauté du cadre. Que voulez-vous, le poète s'emporte : qui ne se laisse entraîner par l'Ode à la joie ?
Mais tous les films n'ont pas la spontanéité d'une hymne à la nature, aux bêtes et aux grands espaces. Si la beauté sauve le monde, elle ne peut rien pour le cinéma ostensiblement militant où l'esthétique, au lieu de porter l'auteur, en supporte les thèses. Ce n'est pas un hasard si c'est le plus souvent au bénéfice de ces films, où la forme est si clairement réduite à sa fonction première, que l'on invite les spectateurs déçus à distinguer entre le dire et la manière de dire.
Cette réflexion m'a été inspirée tout récemment par un film d'Olivier Ducastel présenté à sa sortie en 1998 comme une comédie musicale : Jeanne et le garçon formidable. À en juger par les critiques, le point fort de ce film mettant en scène Mathieu Demy (fils de Jacques Demy) et la ravissante Virginie Ledoyen est le décalage entre le fond dramatique de l'histoire et la forme guillerette du récit. Car c'est en chantant que le personnage d'Olivier interprété par Demy apprend à Jeanne qu'il est séropositif. Si donc la forme se distingue du fond, il est toutefois impossible d'ignorer l'un ou l'autre, dans la mesure où l'intérêt du film réside tout entier dans cette contradiction. Sans le message en effet, les chansons deviennent insignifiantes et ennuyeuses. Et sans ces intermèdes musicaux bien sûr, le fond devient terriblement ennuyeux et quelconque.
Du reste, je doute que la partie musicale influe de quelque manière que ce soit sur l'idée que se fait le spectateur des sujets abordés par Ducastel. Et pourtant Dieu sait qu'une esthétique plus chaleureuse et moins aseptisée aurait rendu plus digeste cet enchaînement de revendications complaisantes. C'est qu'il faut beaucoup de patience pour supporter, dès les premières minutes du film, le ballet improvisé d'un petit groupe de minorités visibles se plaignant de n'être toujours pas naturalisées sur fond de musique orientale; occasion pour Jeanne de faire quelques pas de danse avec le seul Blanc présent sur les lieux.
On comprend par la suite que Jeanne est une jeune femme libérée aux innombrables conquêtes, qu'elle « couche » quand ça lui chante et qu'en attendant de trouver l'homme qui lui convient, elle est bien décidée à profiter de la vie à quatre pattes avec les garçons qui lui plaisent, quitte à en fréquenter plusieurs en même temps. Mais elle guette, oui, elle guette.
Jeanne :
Je ne sais pas qui c'est
Ni à quoi il ressemble
C'est pas l'homme de mes rêves
Je ne l'ai jamais vu
De sa voix j'ignore tout
Ses yeux sont incolores
Son corps est un mystère
Ses mains n'ont pas de forme

Sophie :

Il a dix doigts quand même !

Jeanne :

Il a une bite aussi !

Le plus surprenant pourtant, ce n'est pas tant qu'un scénariste homosexuel mette des bites dans la bouche du personnage principal, mais que celui-ci, quelques scènes plus tard, confesse à sa sœur Sophie — oui, sa sœur — qui réclame des détails sur ce mystérieux bonhomme rencontré dans le métro :
Amant insatiable,
Brûlant, violent, passionné tour à tour,
Il m'a fait jouir de façon incroyable,
Je veux mourir si c'est pas de l'amour.
Notre désir était si indomptable
Qu'on a fait ça dans la rame de métro.

Moi, je ne sais pas, peut-être que je suis anormal, peut-être que je suis coincé, peut-être que j'ai trop lu Freud ou pas assez, mais il me semble que relater à sa propre sœur le détail d'une partie de jambes en l'air, ce n'est pas très sain. Ce garçon formidable qui la fait jouir de façon incroyable aurait-il quelque chose de spécial ?
La réponse est oui, mais Jeanne ne le sait pas encore : Olivier est atteint du sida. Heureusement, ils ont mis des « capotes ». À ce moment précis du film, on se demande jusqu'où une comédie musicale peut aller dans le fantastique. En apprenant la séropositivité de son copain formidable, Jeanne se dépêche de compatir, et ne s'inquiète manifestement pas de savoir quelles conséquences auront ses récentes parties de Troud'balle Pursuit avec lui. Il faut dire qu'ils avaient mis une « capote », et tout le monde sait qu'une « capote », ça ne craque jamais. Dès lors, pourquoi exclure encore plus Olivier de la communauté des vivants en lui reprochant de n'avoir rien dit ?
Ouverture d'esprit ou inconscience ? Jeanne sait pourtant ce que c'est, le Sida. François, son ami homosexuel et militant d'Act Up, lui a décrit la souffrance du deuil :

Et quand il meurt, putain, t'es triste
Et ton corps réclame son corps
Mais faut bien être réaliste :
L'amour peut rien contre la mort.

et de l'indifférence :
Tous ces fantômes autour de nous
Nous disent que quand un pédé crève...
C'est bien simple : tout le monde s'en fout.

Eh oui, tout le monde s'en fout des pédés. Des toxicos aussi, à en croire Olivier, qui s'est contaminé avec une injection. Bien sûr, puisqu'il s'agit là d'une maladie mortelle, il est malvenu de chercher le coupable, mais
[S]i y a un coupable
C'est pas le pauvre diable
Qui un jour m'a donné
Sa s'ringue contaminée
C'est la faute à tous ceux
Qu'ont pas voulu m'aider
Ces gens de qui les yeux
Disaient : « Tu peux crever !
Y a pas de place pour toi
Dans notre société
Tu n'es qu'un sale drogué ! »

« Jeanne et le garçon formidable », par Maxime ZjelinskiÀ l'Ouest, rien de nouveau. La main invisible et puante de « la société » est partout. Une comédie musicale ne peut-elle être un peu sérieuse de temps en temps ?
Mais ça ne s'arrête pas là, d'autres éléments sèment la confusion. Si Jeanne est si amoureuse de ce garçon formidable, « baisable » et « aimable », que diable cherche-t-elle dans le caleçon des autres ? Si elle l'aime au point de lui rendre visite à l'hôpital, comment trouve-t-elle la « force » de consommer ailleurs ? Ca se fait peut-être chez ce pourcentage d'homosexuels habitués à ne pas mettre leurs œufs dans le même panier, mais pour un hétérosexuel, même « libéré », qui ne peut tomber amoureux sans lier en même temps sa libido à l'être aimé, la combinaison entre le coup de foudre et la multiplication des partenaires a quelque chose de déconcertant. Les filles aux mœurs légères existent, mais pour en avoir connu moi-même, de loin ou intimement, je puis témoigner que chez elles comme chez d'autres filles soi-disant coincées, le coup de foudre fidélise. Peut-être Jacques Martineau, le scénariste, a-t-il choisi pour titre Jeanne et le garçon formidable afin d'attirer l'attention des hétéros, et pas uniquement des homos. Mais il est évident, quand on entend les dialogues, quand on analyse les personnages, quand on dissèque le comportement des deux héros, que le film aurait très bien pu s'intituler Jean et le garçon formidable — formidable, par opposition au reste de la société, terne, insignifiante, ringarde, qui ne l'est pas du tout.
Et l'esthétique du film est toute entière au service de cette éthique douteuse. Tout y est propre, coloré, gai comme l'intérieur d'un appartement retapé par l'équipe de SOS Maison. Les personnages du film évoluent dans un environnement 100% gay-compliant, mais angoissant aussi. La sœur et le beau-frère — à la virilité incertaine — de Jeanne ont acheté leur confort matériel à crédit et font de leur insouciance une véritable philosophie.

Empruntons, empruntons
Faisons des découverts
Jouons à saute-moutons
De salaire en salaire
Faire des économies
C'est pas le bon remède
Prends ta carte de crédit
Pour payer quand t'es raide

La chanson s'intitule Vie à crédit — allusion évidente à l'insouciance du viveur, mais sûrement pas à la dangerosité d'un comportement sexuel. Car rappelons-le, c'est à la société, et à elle seule, de se remettre en question. Jamais la multiplication des partenaires et l'utilisation d'un bout de latex dont nul n'ignore qu'il n'a rien d'infaillible ne sont considérés comme des facteurs aggravants. Mieux vaut rejeter la faute sur l'autre, sur la société et sur le pape (évidemment) que de sacrifier ne serait-ce qu'un verset de la vulgate épicurienne intimant à tous de jouir sans entraves. « C'est joli, c'est très joli, la vie à crédit ».
Et nulle part on n'entend la voix de la discorde ou de la désapprobation. Tout est normal. Normal, le comportement de Jeanne, que ses parents désapprouvent mollement et sans conviction, comme des vaincus. Normal, le fait de parler de sexe avec sa propre sœur à la manière des homosexuels qui appellent un chat une chatte. Normale, la réaction incroyablement compréhensive de Jeanne quand elle apprend qu'elle a couché avec un séropositif. Normaux, ces langoureux baisers échangés entre deux jeunes gens dont les gencives apparemment ne saignent jamais. Tout va de soi, tout coule de source, comme dans ces fantasmes érotiques où l'inhabituel, pour exciter, doit passer pour de l'habituel. Une comédie, même musicale, ne peut faire l'économie d'un minimum de bon sens.
À moins que ces négligences n'en soient pas vraiment. Et dans ce cas on peut se demander si paradoxalement le culte de cette protection dérisoire qu'est la « capote » n'est pas le meilleur allié de la mort par contamination, un peu comme la ligne Maginot dispensait les militaires d'admettre qu'au fond, l'issue de la guerre se jouerait aux dés. Olivier et François ont beau défiler sous la bannière d'Act Up, on ne m'enlèvera pas de l'idée que l'hédonisme qu'ils professent par ailleurs explique la propagation du Sida mieux qu'aucune déclaration de Benoît XVI.
Aussi vous comprendrez pourquoi, devant mon écran, j'ai été enthousiasmé plus par Jeanne que par sa relation avec le garçon formidable. C'est du moins tout ce que j'aurais retenu de cette comédie musicale encensée par la critique qui, tout bien considéré, n'est jamais qu'un long spot de pub ponctué de rimes pauvres.
Maxime Zjelinski
Chanson du plombier :


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