Magazine Culture

Balade en Gaule

Par Amaury Piedfer
Chapitre 9 - Mission

La technique d'enseignement, en soi, n'est pas un problème : la science d'Elrina pratique depuis longtemps l'hypnose en stade astral, qui permet d'imprégner directement le corps éthérique des connaissances voulues.
Pour le Vurma, la langue des Wermani, une seule séance d'une heure suffira. Mais le bagage technologique et scientifique pose un problème beaucoup plus épineux, par la masse même de données disponibles. Comment trier ce qui est utile et ce qui ne l'est pas, comment faire quelque chose de cohérent ? Kay se résout finalement à remodeler un petit programme de culture générale, destiné aux enfants de maternelle, auquel il ajoute des bases technologiques extraites de documentaires sur les cultures passées d'Elrina. Un peu de physique et de chimie, un peu d'électricité, de mécanique générale, de médecine humaine, d'astronomie. Pour la botanique, autant s'en tenir à leurs connaissances locales.
Un programme d'enseignement des arts martiaux, qu'il découvre presque par hasard, lui semble bien adapté à ce qu'ils vont vivre dans les prochaines semaines : mains nues, armes blanches, bâton, arc... Il l'inclut dans le programme général. Enfin, il y ajoute les notions de base de manipulation des objets courants de sa technologie, susmas, générateurs, armes, machines et outils simples.
Quand, en début d'après-midi, il en a terminé de ses choix, il calcule le temps nécessaire pour l'imprégnation. Cinq heures, plus une pour le Vurma. C'est un peu long, mais il n'a pas le choix.
Seul Wid a veillé sur les communicateurs radio jusqu'à présent, prêt à donner l'alerte en cas de besoin, mais la matinée s'est passée sans encombre. A présent, Kay lui demande le retour du son, et les pas de Diou et Clapa, les petits bruits de la nature, le vent dans les feuillages, résonnent dans la cabine. Ils parlent peu, quelques monosyllabes de temps en temps. «Ici !» dit la voix de Clapa. «Plus haut...» dit Diouhogna un peu plus tard. «Attention, ils déboulent !» Visiblement, ils chassent.
Kay actionne le signal pour les rappeler, et a le plaisir d'entendre la voix de sa femme s'adresser directement à lui.
«Alors, Kay chéri, tu t'ennuies enfin de moi ? C'est bon, nous rentrons. Nous sommes à une demi-heure de marche, et il y aura du gibier pour le repas. A bientôt !
- On arrive, Kay», ajoute Clapa.
J'aurais dû confier un susma à Clapa, regrette Kay. Il sait s'en servir, il aurait pu porter Diou...
L'attente lui semble longue, mais les micros-émetteurs le renseignent en permanence sur leur progression, et tout se passe bien. Une demi-heure plus tard, comme promis, ils arrivent à la grotte, où Kay vient les accueillir.
«Regarde ! Un chevreuil ! Nous ne manquerons pas de viande les jours prochains !
- Et pour ce soir, ces belles truites...
- Et nous avons ramassé des herbes aromatiques pour assaisonner.
- Et cueilli des fruits sauvages. Goûte ce raisin, Kay !»
Ils sont enthousiastes, joyeux, fiers d'eux. Et de les voir ainsi, si spontanément heureux, si loin des tracas vains qui agitent les "puissants" et les "civilisés", Kay éprouve à leur égard un regain de tendresse et un besoin protecteur. Ils sont si simples, si fragiles !
Je vais les éloigner de cette simplicité, pense Kay. Je vais les... abîmer ! Mais ai-je le choix ?
«Nous allons au vaisseau pour le moment. Je dois vous enseigner certaines choses, qui vous serviront dans notre action prochaine. Laissez le gibier au frais, ici. Nous reviendrons dans la soirée.»
Ils le suivent sans discuter. Clapa voue à son ami une admiration sans borne. Quant à Diou, il ne lui viendrait pas à l'esprit de contester une décision de Kay.
Dans la salle d'hibernation, il leur demande de se déshabiller et de s'allonger dans un sarcophage. Ils sont impressionnés, aussi les rassure-t-il :
«Je ne vais pas vous plonger en hibernation, mais nous n'avons pas d'autres lits disponibles que ceux-ci, et il est nécessaire de vous allonger. Vous allez dormir pendant six heures, autant que cela se fasse dans de bonnes conditions. D'autant plus que les équipements de survie seront bien utiles pour contrôler, et au besoin rétablir, le bon fonctionnement de vos processus vitaux.
Vous allez apprendre en dormant. A votre réveil, vous saurez accomplir la plupart des gestes nécessaires au contrôle des machines de ce vaisseau, et ceux que vous ignorerez encore, vous saurez comment les demander à Wid. Vous parlerez ma langue, ce qui nous sera utile si nous désirons converser sans être compris, et vous aurez des notions de base qui élargiront votre esprit et votre compréhension de l'univers...
- Tu vas faire de nous des druides, Kay !
- Non, hélas. Seulement des gens comme moi, avec une tête un peu encombrée de choses étranges...»
Ils s'installent dans les sarcophages, et Kay adapte sur leur tête des casques d'inductions. Le reste est l'affaire de l'ordinateur. Il leur adresse un dernier sourire qui se veut rassurant, fait un signe de la main, et valide les instructions de Wid.
«Vas-y. Et tiens-moi au courant régulièrement de leur progression. Ah ! Enregistre aussi la langue gauloise, tout le vocabulaire que tu pourras trouver dans leur esprit, et les notions de syntaxe. Je désire que tu puisses comprendre les gens d'ici.»
Il ne faut que quelques secondes pour que Clapa et Diou perdent conscience. Kay n'a plus rien à faire dans cette salle. Il rejoint le poste de pilotage, et se remet au travail pour préparer l'action des patrouilles fantômes.
Seuls eux trois seront au courant de tout, sur le plan des possibilités technologiques. Mais par la force des choses, les autres vont voir beaucoup d'exploits étranges, de phénomènes dépassant leur entendement. Il faudra bien donner une explication. Après en avoir conféré avec les deux autres, Kay a décidé de dire qu'il a appris des techniques secrètes de magie au cours de son périple, et qu'il en fait profiter les Gaulois. C'est, sinon vrai, du moins acceptable sans s'éloigner trop de la vérité.
Il programme Wid pour produire, avec les machines-outils du bord, des paralysateurs électriques et des lasers miniatures. Il lui demande aussi des objets du niveau des Gaulois, mais dans les meilleurs aciers qu'il peut produire : épées, casques, baudriers, couteaux, javelines. Les travaux du cuir et du bois ne font pas partie des savoir-faire d'origine de l'ordinateur, mais il les assimile à certaines matières plastiques courantes sur Elrina, et Wid s'en sort très bien pour fabriquer des chaussures, des gants, des boucliers, des ceinturons. Enfin, il réalise en korfel tissé ultra-léger des tentes, sacs de couchage et bâches. Ce sera chaud, résistant, et d'un poids négligeable dans le paquetage de chaque homme.
Tous ces processus sont bien en route lorsque Kay est avisé que l'imprégnation hypnotique du programme principal tire à sa fin. «Clapa a déjà entamé le cours de Vurma, et Diouhogna y arrivera dans quelques minutes, dit l'ordinateur. Tout s'est bien passé, il n'y a eu qu'un petit fléchissement dû à la saturation à la troisième heure, mais j'y ai remédié par une injection de fortifiants, et il n'y a plus aucun problème depuis.
- Bien. Quand pourras-tu les réveiller ?
- Dans à peine plus d'une heure; il faudra les laisser se reposer un peu à la fin du cours de Vurma, mais un quart d'heure suffira. Vous pourrez dîner ensemble.
- Préviens-moi par radio juste avant leur réveil. Je vais à la grotte, préparer à manger.»
La provision de bois sec de son installation n'était pas épuisée, le barbecue est vite prêt. Il fait chauffer un chaudron d'eau pour préparer une soupe de légumes et une tisane, et il dispose les poissons sur une grille pour les cuire au dernier moment. Tout est prêt lorsque Wid l'avertit du réveil imminent des deux Gaulois. Kay revient rapidement au vaisseau, et se rend directement dans la salle d'hibernation.
Diouhogna s'agite déjà. Le casque lui a été enlevé, et seul un goutte à goutte la relie encore aux machines. Clapa, de son côté, a toujours le casque sur la tête et de nombreuses électrodes sur la peau.
Kay s'approche de sa bien-aimée, ôte lui-même l'aiguille du bras, et se penche sur elle. Elle n'a pas encore ouvert les yeux, mais sa respiration s'accélère, et diverses expressions passent déjà sur son visage. Un sourire s'y installe enfin. Kay l'embrasse, sur le front d'abord, puis sur la bouche. La jeune femme ouvre la bouche, répond à son baiser, yeux toujours clos - mais elle est réveillée. Lorsque leurs lèvres se séparent, alors seulement elle lève les paupières. Son sourire s'agrandit.
«Kay !
- Mol kowa, Diou hesh. Ke novar sibélenn ?
- Muria kowa, Kay heshter ! Renovar sibilayé !
- Sais-tu dans quelle langue nous venons de parler, ma chérie ?
- Mais oui, c'est du... Mon dieu !
- Eh oui, mon amour. Tu viens de répondre en Vurma à ma question. Tu parles maintenant ma langue, bien mieux que je ne parle la tienne...
- Mais... comment est-ce possible ? Je n'ai dormi que quelques heures !
- Tu as appris en dormant.» Tout en bavardant, Kay lui a apporté un verre de revitalisant, puis l'a aidée à sortir du sarcophage.
«En si peu de temps ? Les druides disent qu'il faut trois vies pour apprendre le Berlaphéné, et ce n'est pas une langue d'un autre monde !
- Trois vies ?
- La première, il faut naître gaulois, entendre toute sa vie les druides et les anciens le parler, et s'y habituer ainsi progressivement. Puis on meurt, et l'incarnation suivante, il faut renaître de caste noble, et étudier pour devenir druide, barde ou claparède, et l'on ne parle pas encore le Berlaphéné, mais on le comprend déjà bien. Et la vie suivante est celle où l'on devient druide, et où l'on peut enfin maîtriser la langue des oiseaux.
- La langue des oiseaux ?
- C'est un autre nom pour le Berlaphéné.
- Soit. Nous avons coutume d'aller un peu plus vite, sur Elrina. Tu sais ce qu'est Elrina ?
- Bien sûr ! C'est la quatrième planète du soleil Elrior, celle de ton peuple. Elle est à peine moins grosse que la Terre, elle possède deux lunes, une toute petite très proche et une de même taille que la nôtre, un peu plus loin. L'espèce humaine y est la seule espèce évoluée, avec deux races qui se disputent le pouvoir depuis des générations, les Wermani, dont tu fais partie, et les Démers. Le gouvernement actuel... mais qu'est-ce que je suis en train de raconter ?
- La vérité, tout simplement. Tu as appris aussi un peu d'histoire d'Elrina. Et bien d'autres choses encore, dont tu te rendras compte au fur et à mesure de tes besoins. Tu...
- Et pourquoi ne nous a-t-on pas appris comment se débarrasser de tout cet attirail ?» C'est la voix de Clapa, faussement furieuse. L'homme s'est redressé dans son sarcophage, sans doute réveillé plus tôt que ne l'avait prévu l'ordinateur médical, qui n'a pas eu le temps de lui ôter son casque et ses électrodes. Kay se précipite à son aide, le délivre des machines, et l'aide à s'extraire complètement.
Les questions vont bon train pendant un moment, et Kay s'amuse à les laisser trouver tout seuls les réponses, qui sont maintenant en eux. Ils parlent tantôt gaulois, tantôt vurma. Pour repasser par le poste de pilotage, puis quitter le vaisseau, Kay n'esquisse pas un geste, et c'est Diou qui ordonne sans hésiter : «Le sas, Wid».
Le repas de ce soir a un petit air de fête. Kay le savoure tout autant qu'eux, car il sait que c'est le dernier moment de détente qu'ils peuvent s'offrir pour longtemps. Dès le lendemain commencent les choses sérieuses !
Kay leur explique le programme. C'est beaucoup plus facile maintenant, car ils ont les bases leur permettant de comprendre les méthodes que Kay va utiliser, et ils ne posent que les questions indispensables.
Confortablement assis sur des couvertures, autour d’un minuscule feu allumé à même le sol rocheux, ils bavardent tranquillement. Clapa et Diou, encore sous le coup de l’émerveillement, ne tarissent pas de commentaires, de questions et de louanges, tout à la nouveauté, à l’enchantement de cette situation extraordinaire ; ils ne prennent pas garde au retrait progressif de Kay de la conversation, à son regard qui se voile.
« Comme le jour baisse, je sens peu à peu la ténèbre m’envahir. Ce n’est rien de violent, cela ne fait pas mal. Mais mon esprit s’engourdit, mes pensées se font plus sombres, en proportion exacte de la disparition de la lumière du jour.
Une étrange torpeur... Ma tête est lourde, j’ai l’impression d’une migraine qui ne veut pas se déclarer, mais reste tapie là, dans l’ombre, à l’affût, guettant le moment propice.
Comme si j’étais un étranger à cette vie, à cet univers. Comme si tout cela ne me concernait pas vraiment, et que je puisse me contenter d’en être spectateur. J’ai une envie d’immobilité absolue et définitive. Pas celle de la mort, non : celle des minéraux. Etre une pierre, un roc. Pas mort. Simplement non-vivant. Ne plus rien sentir.
Tout ce que j’ai appris, tout ce qui a servi de moteur à mon existence, apparaît maintenant lointain, irréel, tellement vain. Quand on s’enfonce trop loin dans le tunnel , comment continuer à croire au jour, à l’air libre, au soleil ?
Ma vision se brouille, mon ouie faiblit, mes sensations tactiles s’estompent. Je ne souffre pas encore, mais la migraine est toujours là, cachée, prête à bondir sur mon cerveau pour le dévorer.
Je ne vois plus Clapa et Diou, qui étaient en ma compagnie tout-à-l’heure, avant... Avant quoi ? Je ne sais plus. Qui sont Clapa et Diou ? Que s’est-il passé.
Ça y est, la migraine vient. Doucement, presque gentiment, comme avec précaution. Cela commence par le fond de l’œil droit, qui me lance. Cela bat comme un cœur, c’est vivant, cette pulsation... Mal, éclair de souffrance, puis douleur sourde, reflux, presque l’apaisement ; puis un nouvel éclair...
Derrière l’œil, des ramifications, cette brûlure s’étend au cerveau, comme un tressaillement de l’émail à la surface d’une porcelaine, de fines craquelures... La douleur envahit ma boite crânienne, par la droite d’abord, ce morceau de cerveau se congèle et rétrécit, oh, comme j’ai mal, comme c’est froid !
Et la pulsation, toujours, mais il n’y a plus d’apaisement, seulement des instants de douleur atroce, et d’autres où c’est encore pire, des pics de torture. Il y a de la lumière maintenant au milieu de cette ténèbre, mais par fulgurances violentes, la lumière est une agression, la lumière tue... J’ai mal, j’ai mal, Dieu que j’ai mal, mais y-a-t’il un Dieu au milieu de cet océan de souffrance noire ?
Maintenant vient le bruit. Un sifflement d’abord, suraigu, à la limite de l’ultrason, et qui vrille le cerveau, qui accompagne les éclairs, qui se fond en eux... puis un son de cloche, sonnée à la volée, le battant qui frappe sans arrêt, sans laisser au son le temps de devenir clair, de s’envoler. Dong, dong, dong, dong, sans arrêt, sans arrêt, sans arrêt... Mal, j’ai mal. C’est toute la tête qui est gelée à présent, les deux yeux font mal, et le son envahit tout, brise toutes les barrières.
Père, mon père, es-tu là ? Aide-moi, père, ton fils se meurt, aide-moi, pourquoi es-tu parti, pourquoi n’as-tu pas fui avec nous, où es-tu, père ?
Ton visage m’apparaît, seule chose visible au milieu de tout ce noir strié d’éclairs aveuglants. Il est brouillé, je ne suis pas sûr de te reconnaître, est-ce bien toi, père ? Ne me laisse pas, ne m’abandonne pas. Qui est donc avec toi ? Allez-vous repartir ? Quel est ce nouveau visage, si doux ? Est-ce toi, ma Flerka ? Non, ne pars pas, ne me laisse pas. Pourquoi pleures-tu ?
J’ai mal. Un apaisement, pourtant. Un contact frais. Une onde bienfaisante passe sur moi et en moi. La douleur s’estompe. Le son de cloche s’atténue, la ténèbre recule. Une main se pose sur mon front. Je vais pouvoir dormir. Maman, ne quitte pas ma chambre avant que je dorme ! »
Clapa et Diou ont vu Kay tomber brusquement, inconscient avant même d’avoir touché le sol. Ils venaient de finir de manger, et s’apprêtaient à passer la nuit dans la grotte, lorsque ça s’est produit. Diou s’est précipitée immédiatement sur lui, morte d’inquiétude, essayant vainement de le ranimer en le secouant et en lui parlant. Mais Clapa a déjà assisté à une telle crise de son ami, et il tente de rassurer la jeune femme. Mais lui-même n’est pas tellement sûr : il ne bénéficie pas de l’aide des Robics, ici. Et c’est Diou, finalement, qui a la première l’idée :
« Amenons-le au vaisseau. L’ordinateur saura ».
Ils lui passent un harnais susma, annulent son poids, et partent en courant à travers le tunnel, le poussant devant eux, vers l’œuf rouge endormi sous la colline.
« Mettez-le dans un des réceptacles de la salle d’hibernation, dit Wid. Et ne vous inquiétez pas. Sa vie n’est pas en danger. Je vais m’en occuper »
Wid a pris la peine de leur parler en gaulois, mais les deux n’ont pas le temps de s’émerveiller de ce fait. Ils déshabillent Kay en un temps record, et l’allongent dans un sarcophage. Aussitôt, des bras robots s’animent, placent des électrodes, des trocarts et des sondes, tandis qu’une gelée rose monte du fond de la boite. Comme les deux Gaulois se retirent, le couvercle se referme seul.
« Vous pouvez aller vous reposer. Kay ira mieux demain matin. Ne vous faites pas de souci ».
Inquiets malgré tout, ils passent une nuit presque blanche. Clapa raconte à sa sœur l’incident survenu près de la grotte, et la rencontre des Robics. Au matin, les traits tirés, les yeux cernés, ils retournent au vaisseau s’enquérir de l’état de Kay. Wid les rassure pleinement.
« Il va se réveiller d’ici une heure ou deux. Il va bien. J’ai pu déterminer les modalités de déclenchement de ce type de crise, et en déduire un traitement approprié. Il sera possible à l’avenir, dans une certaine mesure, de les prévenir. »
C’est un Kay faible, à la démarche incertaine et la voix faible qui les rejoint peu avant midi dans le poste de pilotage, où ils ont passé la matinée en contact avec Wid, posant encore mille questions, affermissant leurs connaissances nouvelles, tout en suivant de près l’évolution de la santé de leur ami.
« Sacré Kay, tu nous as fait une sale blague, l’apostrophe gentiment Clapa.
- Et encore heureux que cela se soit passé après notre passage à l’inducteur, nous savions quoi faire. Imagine que tu sois tombé dans les pommes pendant que nous-mêmes étions encore sous hypnose !
- Clapa ! Diou ! Comme je suis heureux de vous voir ! Pardonnez-moi de vous avoir fait peur. J’étais parti... si loin...
- Ça, on l’a bien vu !
- Il n’y avait plus d’espoir là où je me trouvais. Plus de lumière, plus d’amour, plus de joie...
- Tu as entrevu le Syd, Kay mon amour. Viens dans mes bras, que je te réconforte ».
Ils s’étreignent vigoureusement, sous l’œil amusé et attendri de Clapa. Lorsque leurs lèvres se joignent, le Gaulois s’éclipse en marmonnant une excuse sur « un dernier préparatif dans la grotte » ; une bulle d’éternité semble alors englober Kay et Diou...
Le reste de la journée se passe en siestes, promenades et bavardages amicaux. C’est une journée de perdue sur le programme, se dit Kay. Mais il n’a pas le cœur à repartir ce jour-là, et les deux autres lui font valoir que sa santé l’emporte sur toute autre considération, car sans lui, il n’y a pas de programme...
Au matin suivant, Kay, en apparence parfaitement remis, donne à Clapa et Diouhogna leur premier cours de pilotage de la barge, ce qui ne va pas sans émotions, malgré les connaissances théoriques acquises. Il joint l'utile à l'agréable : après avoir à nouveau camouflé l'entrée de la grotte, il dirige la barge vers le haut de la colline abrupte où il avait installé les cellules solaires, et là, après en avoir vérifié le bon fonctionnement, il érige une antenne radio - qu'il camoufle en arbre sec - pour pouvoir conserver le contact avec le vaisseau, et permettre à celui-ci de scruter l'espace en quête de nouveaux visiteurs. Puis, il dit à Clapa :
«A toi l'honneur, mon frère. Fais-nous redécoller, et dirige la barge vers les montagnes de l'est.
[1]
- Seul ? Tu ne crains pas que...
- Je ne crains rien. Sois prudent, et applique ce que tu sais. Il n'y aura pas de problème.»
Et de fait, tout se passe sans encombre. Clapa décolle en douceur, s'exerce d'abord aux manœuvres à un mètre du sol, au sommet de la colline, puis s'enhardit et lance le véhicule au-dessus du vide, sur la vallée du Rhôdan. Il arbore un sourire de pure extase enfantine...
Ils vont à vitesse moyenne, de l'ordre de deux cents kilomètres/heure. C'est suffisant pour que le vent leur siffle désagréablement aux oreilles; le froid de ce deuxième mois d'automne les oblige à se couvrir, d'abord de vestes et de bonnets, puis, comme ils prennent de l'altitude au-dessus de la montagne, de gants et de fourrures.
Kay a une idée de ce qu'il cherche, sans savoir s'il le trouvera facilement. Il reprend les commandes de la barge à Clapa, et passe de longs moments à scruter, vallée par vallée, en quête du site idéal. Midi vient, et un peu plus de chaleur au soleil, sans qu'il ait trouvé d'emplacement satisfaisant. Diou et Clapa l'aident, armés de téléobjectifs, et il est sûr que rien ne leur échappe. Mais, après plusieurs fausses joies, ils n'ont toujours rien. Les prairies d'altitude, les hauts plateaux, les vallées encaissées, s'enchaînent inutilement...
En début d'après-midi, ils sont posés sur un plateau à plus de 1500 mètres, et pique-niquent de quelques restes de leurs provisions de départ. Ils ont laissé le chevreuil dans un congélateur au vaisseau, n'ayant pas de temps pour le préparer.
«C'est décourageant, dit Clapa. A croire que les habitants de ce pays sentent les endroits qui pourraient nous intéresser, et s'y installent par priorité !
- C'est un peu normal, objecte Diouhogna. Ce sont par nature les meilleurs !
- Pas nécessairement, dit Kay. Certes, nous voulons un plateau, une rivière, des montagnes autour pour nous abriter de la vue et du vent, si possible des grottes, et tout cela à l'écart des grands chemins, pour ne pas risquer d'être découverts. Et tous les sites qui nous semblaient favorables étaient déjà tous dotés de deux ou trois villages. Mais ces sites étaient tous, en fait, des points de passage, des cols, des traversées. Il est normal que des gens s'y soient installés. Non, si nous voulons trouver un site vierge, il nous faut le chercher plus loin, et sans doute plus haut !
- Les montagnes sont plus hautes au nord...
- Alors, allons vers le nord.»
Ils naviguent maintenant à plus de deux mille mètres, et le froid mordant les oblige à s'abriter dans la cabine, tandis qu'à tour de rôle l'un d'eux reste dehors pour scruter le paysage. La neige a fait son apparition par endroits, souvent ils trouvent le brouillard au dévers d'un col, à l'embouchure d'une haute vallée.
Comme le crépuscule va les obliger à se poser pour la nuit, ils remarquent une échancrure dans la montagne, large et plate, à plus de deux mille mètres d'altitude. Kay décide d'y poser la barge jusqu'au matin, se réservant de la visiter le lendemain.
Les vêtements que l'ordinateur a confectionnés sont empilés dans des coffres, ainsi que les armes et autres équipements. Kay pensait les déballer pour la distribution générale. Mais il se ravise, et puise dans le stock de quoi les habiller de neuf tous les trois. Et, surprise, ils se rendent compte qu'ils protègent beaucoup mieux du froid, et sont confortables. Diou, dès qu'elle se sent réchauffée, ne tarit plus d'éloges sur ces textiles merveilleux, venus d'un autre monde...
«Mais non, dit Kay, j'ai demandé à Wid de les faire avec des produits locaux, du cuir et des fibres végétales bien d'ici !
- Comment a-t-il pu réaliser un tel miracle, alors ?
- Je crois bien qu'il a un peu triché, dit Clapa. Il s'agit bien de cuir et d'étoffes en surface, et pour les doublures. Mais regardez entre les deux, par cette petite déchirure...
- Bigre ! Du korfel !
- Sacré Wid ! Il n'a pas pu résister à la tentation d'améliorer le produit ! Je comprends mieux le confort de ces vêtements !»
Ils ne risquent pas de s'en plaindre à présent. Avec l'aide des chauffages d'appoint que Kay a installés dans la barge et branchés sur un générateur bêta, ils passent une nuit pas trop misérable...
L'aube grise voit Clapa s'ébrouer dans un torrent glacé, Kay se frotter le visage de la fine neige poudreuse tombée la nuit, et Diouhogna allumer un feu de bois humide au laser...
«Fantastique, cet engin !
- N'insiste pas trop, Diou. Tu vas carboniser ce bois avant qu'il ait eu le temps de brûler, et de plus, tu es en train de faire fondre la roche autour.»
Ils n'ont pas encore l'habitude de cette technologie, pense Kay. Allumer du bois mouillé au laser !
Dès qu'ils se sont restaurés, Kay lance la barge en exploration du site. Aussi loin que porte la vue, aidée par les téléobjectifs, il n'y a pas trace d'un village, d'une habitation humaine isolée, ni même d'une bergerie ou d'un abri de passage. Pas de chemin tracé, pas de débouché praticable. Sans la barge, ils n'auraient eu aucune possibilité de venir ici, ni surtout aucun motif.
L'espace est vaste, un bon kilomètre de large entre les contreforts nord et sud, sur trois de long dans le sens est-ouest. Côté levant, un précipice abrupt; à l'opposé, un cône d'éboulis à pente raide, véritable chaos de nature à décourager les meilleurs grimpeurs. L'endroit n'a peut-être jamais vu un être humain !
Ce n'est pas vraiment le lieu idéal dont avait rêvé Kay, mais il est réaliste, il a peu de chances de trouver mieux. Il y a de l'eau, par trois torrents qui se rejoignent juste avant de se jeter par-dessus l'éboulis, à l'ouest. Il y a une vaste cavité dans la roche, sur le contrefort nord, pas vraiment une grotte, mais Kay envisage de montrer à Diou une utilisation plus rationnelle d'un laser...
Le vent n'est pas vraiment absent, mais supportable. L'hiver sera froid en ce lieu, rude même, mais des hommes aguerris pourront le supporter.
Kay est satisfait : il a son camp d'entraînement.
Reste à y amener le groupe...
Vogua est presque plein est du site, qu'ils ont baptisé "Dialpa", les deux éminences.
Rejoindre le village avec la barge ne prendra que quelques heures, à petite vitesse. Comme la journée est peu avancée, et qu'il faut arriver à la nuit, ils en profitent pour faire encore un peu d'entraînement au pilotage du véhicule. Diou n'a pas encore eu l'occasion d'essayer, mais dès les premières minutes, elle se révèle douée, et désireuse d'atteindre la perfection du geste. Elle a vite fait de rattraper Clapa, qui de son côté progresse de façon satisfaisante.
Dans d'après-midi, Kay confie les commandes à Diou, et lui demande de se diriger plein est, à quelques centaines de mètres au-dessus du sol. Le jeune femme accepte d'enthousiasme, et c'est d'une main sûre qu'elle quitte le haut plateau vers la vallée du Rhôdan.
Un incident se produit comme ils abordent les premiers gradins du pays helvien. Diou n'a pas encore fait prendre à la barge une altitude suffisante, et au passage du premier relief, ils se retrouvent tout d'un coup à survoler à basse altitude une étendue plate et dégagée. Les fumées d'un village montent non loin, et en dessous d'eux, un troupeau de moutons s'égaye en tous sens, effrayé par l'ombre menaçante qui plane au-dessus. Un jeune berger tente de les rassembler; il a levé la tête et aperçu la barge. Sans crainte, il la scrute, la main en visière sur les yeux, tout le temps de son passage. Il ne peut pas ne pas avoir vu les humains à son bord...
«C'est fâcheux, dit Clapa. Le village, là-bas, est celui d'Albiniac, et il y a de fréquents rapports entre ses habitants et ceux de Vogua. Ils contrôlent la principale route d'accès à la vallée du Rhôdan.
- Je ne m'en fais pas trop, rétorque Kay. Ce n'est qu'un jeune garçon, et qu'a-t-il vu ? Une ombre menaçante qui a fait fuir son troupeau, et lorsqu'il a levé la tête, c'était un navire de bois avec trois personnes à son bord... qui le croira ?
- De fait. Si cela m'était arrivé avant de te connaître, je ne sais même pas si je serais allé raconter mon histoire !»
N'empêche, ils s'élèvent prudemment de deux cents mètres, et surveillent plus attentivement les lieux qu'ils abordent. Mais l'obscurité qui gagne les dispense bientôt de tout souci d'être aperçus.
Pas question d'aller à la grotte, cette fois. Ils vont repartir vite, avec douze hommes de plus, et il faut éviter les déplacements trop visibles. Diou les amène sur le plateau sec et désertique au-dessus du village.
«C'est vrai que cet endroit n'est pas fréquenté habituellement, Kay. Mais tout de même... C'est tout près de Vogua, et un berger à la recherche d'une chèvre, ou un chasseur, pourrait venir ici et apercevoir la barge !
- Tu as raison, mon amour. Mais je ne compte pas la laisser ici au sol...
- Comment cela ?
- Tu vas voir.» Clapa, qui a déjà assisté à cette manœuvre, a un petit sourire complice.
Ils descendent. Kay a pris une télécommande, et sitôt au sol, il l'actionne. La barge s'élève doucement à la verticale. Diou laisse échapper une exclamation de surprise. Lorsque l'engin est à une centaine de mètres, ce que Kay peut lire sur sa télécommande, il stoppe sa progression, et syntonise ses champs sustentateurs sur le magnétisme terrestre. Le petit véhicule est maintenant verrouillé à la planète aussi solidement qu'une épée soudée à son enclume par un forgeron.
«Nous pourrons la rappeler de la même façon quand nous en aurons besoin. Regardez, c'est ce bouton, en haut à droite. A présent, retournons discrètement jusqu'à la route principale, et de là rejoignons le village. Et tâchons de dormir un peu avant le lever du jour.»
De fait, moins de deux heures se passent avant qu'ils ne soient réveillés par les paysans partant au travail, et les premiers bruits du village. Ils se sont réfugiés dans l'écurie d'Ambigat, pour ne pas déranger la maisonnée. Le grand guerrier les y retrouve en train de s'ébrouer, peu après le lever du soleil.
«Je ne me suis pas levé quand j'ai entendu du bruit, cette nuit; je me doutais bien qu'il s'agissait de vous qui rentriez. Alors, ça y est, tout est réglé ?
- Oui. Nous avons trouvé un lieu propice pour servir de base à nos opérations, et nous pourrons nous y entraîner. Une partie du matériel est déjà là-bas.»
Kay a en effet laissé sur le haut plateau les armes et les équipements fabriqués par l'ordinateur du vaisseau. Il a également déchargé la barge de presque tout le cuivre, ne conservant que le strict nécessaire pour effectuer le voyage de retour.
Dans l'heure qui suit, les quinze "brigands" sont réunis sur les hauteurs du village. Le chef Bogiorix assiste à leur départ.
«Curieux brigands
[2], qui partent à pied ! feint-il de s'indigner. Faut-il que Kay soit bien sûr de récupérer des chevaux chez les Celtes ! Mais soit, il le dit, et je le crois.
Je vous souhaite bonne chance à tous, et j'espère que vous pourrez éloigner durablement la menace de ces pillards celtes.
Le village va être privé de votre force, de votre valeur pour le défendre. Il est vrai que seul Ambigat, qui peut vaincre deux ennemis à la fois, nous fera défaut parmi les guerriers à cheval. Mais les ambactes
[3] Borgos, Matucenos, Astrocos, Momoros, Atepomaros et Bellovèse, tous bons combattants à pied, nous manqueront. L’absence de Mahogamos le bien membré va faire soupirer surtout les femmes, mais leurs maris seront soulagés de ne plus avoir tant à les surveiller ! Quant à toi, Souhouchos l'infatigable, tu pars avec ton amant Nanus, et cela nous privera et d’un bon menuisier, et d'un bon cuirate ! Claparédos, à qui nous devons la présence de Kay, garde toi bien, et reviens-nous bientôt pour faire briller et chanter les pierres. Brigos le dresseur de chevaux, ton talent sera difficile à remplacer, même si tu laisses tes compagnons et apprentis derrière toi au village. Cernomat, mon garçon, tu n'as que seize ans, et tu t'engages dans une bien dure expédition... Et que dire de toi, Diouhogna ? Seule femme à te joindre au groupe, comment vas-tu résister à toutes les épreuves qui vous attendent ? Il faut que ton amour pour Kay soit bien grand pour que tu veuilles le suivre ainsi !
Kay, mon nouvel ami, recrue incomparable pour nous, à peine arrivé, à peine commencions-nous à t'aimer comme un des nôtres et à ne plus pouvoir nous passer de toi, et voilà que tu nous quittes, et qui sait si nous nous reverrons ? Prends bien soin de toi, Kay, et prends soin aussi de tous ceux que je te confie. Tu seras leur chef, et ils te suivront fidèlement. Ne les sacrifie pas vainement. Puissent Taranis et Bélénos vous protéger et vous donner la force au combat !
Voici venir notre druide. Il va vous consacrer aux dieux.»
Esugenos est là en fait depuis le début, mais discrètement à l'écart derrière le groupe, il n'a pas voulu interférer dans les adieux des guerriers. Il s'avance maintenant près du chef, lève les bras, et entame une psalmodie en Berlaphéné. Tous se recueillent. Le druide est bref, mais l'intensité qu'il met dans sa bénédiction ne laisse aucun doute quant à l'importance de l'événement. Lorsqu'il a terminé, il s'éclipse sans dire un mot de plus. Arrivent alors les épouses, les mères, les enfants que ces hommes vont quitter. Peu de pleurs et de cris. Ce sont les regards, ce sont les embrassades prolongées, les étreintes vigoureuses, qui disent toute l'émotion de ceux qui partent et de ceux qui restent.
Kay voudrait bien abréger, mais il ne l'ose pas. Lui emmène sa femme et ne quitte personne de cher. Mais il comprend ce que peuvent ressentir les autres. Son cœur se serre en voyant les trois enfants d'Ambigat, et Sucilla, entourer de leurs bras le grand guerrier, comme pour l'emprisonner dans cette dérisoire barrière et ainsi l'empêcher de partir. Bogonina embrasse longuement Cernomat et Diouhogna, puis Claparédos : ce sont trois de ses cinq enfants qui s'en vont !
Enfin, les sacs sont chargés, les armes vérifiées et sanglées une dernière fois, et après un échange de regard avec Bogiorix, Kay ordonne le départ.
La destination officielle est le Rhôdan, par la route directe du plateau. S'écartant de l'Ardesca, les voyageurs quittent donc le village en montant vers l'est et s'enfoncent dans les bois de chênes.
Ils vont bon train, comme pour rompre au plus vite le dernier lien, matérialiser la rupture. Alors que le soleil atteint le zénith, ils ont déjà parcouru une grande distance, ne rencontrant, au passage, que quelques pâtres, évitant les villages et les chemins bien tracés.
Kay a syntonisé la barge sur sa télécommande, et elle les suit ainsi, invisible à plus de mille mètres d'altitude, exactement au-dessus de leur groupe. A l'approche d'une rivière, un simple cours d'eau juste assez large et profond pour un radeau d'enfant, il décide que le moment est venu de changer de moyen de transport.
L'endroit est calme, aucun village à proximité, pas trace de troupeau dont le berger pourrait les surprendre.
Il faut un peu de mise en scène, pour accréditer la thèse d'un appel à des forces surnaturelles. Kay a déjà discuté de la chose avec Clapa, et ils ont mis au point ensemble un petit scénario. Comme le soleil est quasiment à la verticale, l'atterrissage de la barge peut se faire dans son axe, elle ne sera donc visible qu'au dernier moment.
«Amis, nous allons nous arrêter au bord de ce ruisseau pour procéder à une invocation, dans le but de favoriser notre voyage.
Je vais faire appel à des forces qui vous dépassent...
- Ainsi, le druide avait raison, dit Ambigat.
- Oui. J'ai appris des techniques secrètes au cours de mon voyage, et celles de mon pays sont déjà surprenantes pour vous. Je vais maintenant faire venir un vaisseau pour nous transporter plus rapidement que les oiseaux ne volent...
- Comment...
- Taisez-vous, dit Clapa. Il faut que l'invocation se fasse dans le silence, et Kay a besoin de calme. Faites silence, et regardez !»
Tous s'assoient en demi-cercle face à la rivière, sur les indications de Kay. Celui-ci s'avance jusqu'au cours d'eau, tournant le dos à la compagnie.
Les jours précédents, il a confectionné une "baguette magique", un bâton épais comme une bonne canne de marche, long comme son avant-bras, à une extrémité duquel il a camouflé un de ses plus petits tubes laser; à l'autre extrémité, il a superposé un bouton pour actionner le laser, la télécommande de la barge, et celle d'un harnais susma qu'il porte sur lui. Clapa dispose d'un instrument semblable, et de l'autre susma. Diou n'a qu'un laser.
Sortant le bâton de son vêtement, il le lève bien haut pour que tous le voient, et entonne un chant dans une langue qui laisse les Gaulois ébahis de son étrangeté, de ses sonorités. Ils n'y comprennent rien, bien entendu : c'est du Vurma, sa langue natale. Clapa et Diou doivent faire un effort pour conserver leur sérieux, car Kay est en train de dire quelque chose comme «Qu'est-ce que je fous ici, à jouer au magicien devant une bande de primitifs au beau milieu de nulle part, alors que je devrais me trouver dans mon château, entouré de ma famille et de mes serviteurs, à siroter un bon apéritif en mangeant des gâteaux salés ?», et il en rajoute encore un bon morceau de la même veine. Mais il y met le ton, ça sonne bien, et ça impressionne terriblement la compagnie.
Ils sentent bien tout ce qui peut séparer la science inspirée, la spiritualité profonde de leurs druides, des arcanes magiques de Kay, tout axés sur la puissance et la domination des énergies brutes. Kay n'est pas un druide, et ce qu'il fait n'est pas divin. Il n'est même pas chamane, et ne converse pas avec les esprits. C'est le soleil lui-même qu'il invoque, c'est la foudre elle-même qui lui répond... Ils le voient bien, ils le sentent bien, même s'ils ne comprennent pas ses paroles. Et comme pour les confirmer dans cette intuition, alors que Kay vient de ponctuer sa mélopée par un cri rauque et puissant, la foudre jaillit de son bâton, éblouissante malgré la lumière de midi, droit vers le soleil. Un grondement sourd se fait entendre - la barge est maintenant équipée de haut-parleurs puissants - puis une explosion de lumière les aveugle tous - un peu de pyrotechnie : Kay a enseigné à Clapa un autre usage du phospore dont il se sert pour illuminer les chambres secrètes des dolmens...
Lorsqu'éberlués, ils reprennent un peu leurs sens, ils voient, sur le cours d'eau, devant Kay, un étrange bateau de bois posé sur l'eau, ou plutôt sur les cailloux du fond. Il n'a ni mât, ni voiles, ni avirons, ni aucun équipage à son bord.
Un long moment, ils restent silencieux, stupéfiés. Puis fusent les cris, les exclamations, les questions. Kay laisse dire, ne répondant que de façon laconique. Lorsque l'agitation se calme, il invite ses amis à monter à bord. Le caractère superstitieux des Gaulois reprend le dessus : ils hésitent, font quantité de signes de conjuration, marmonnent des charmes de protection. Il faut que Clapa et Diou montrent l'exemple pour les décider. Cernomat les suit presque immédiatement, puis Ambigat. Les autres montent alors sans rechigner.
Kay rejoint le bord le dernier. Il s'installe près du gouvernail, tandis que Diou, à la proue, va jouer le rôle de vigie d'avant. Clapa monte sur le roof pour surveiller les côtés. Les douze autres, répartis dans la cabine et à l'arrière, ne sont pas trop serrés. Ils ont pu caser la plupart des sacs et armes sous les bancs, ou dans les coffres. Rassuré quant à la répartition du poids et la sécurité de chacun, Kay lance alors la sustentation. En douceur, pour ne pas effrayer et brusquer ses amis, il fait prendre à la barge quelques mètres d'altitude, l'immobilise le temps de les laisser s'accoutumer à l'idée et épuiser leur surprise, puis la fait grimper rapidement jusqu'à une altitude de croisière.
Il veut arriver à leur base assez tôt pour pouvoir monter un camp sommaire et mettre les hommes à l'abri du froid de la nuit. Il donne donc à l'embarcation une vitesse suffisante pour accomplir le trajet en une petite heure, ce qui rend le voyage peu agréable. Le vent froid les cingle, le bruit est effrayant, et très vite plus personne ne regarde par-dessus bord le paysage pourtant sublime qui défile. Kay rappelle Diou et Clapa, frigorifiés et claquant des dents, et les envoie se réchauffer dans la cabine. Cernomat se propose pour les remplacer, mais Kay estime qu'il peut se passer de vigies, d'autant qu'il a fait mémoriser le trajet, à l'aller, par un petit ordinateur du bord, et qu'il peut naviguer maintenant en pilote automatique.
L'après-midi ne fait encore que débuter lorsque le haut plateau est en vue. «Voici Dialpa, annonce-t-il. Les Deux Eminences. C'est notre destination. C'est ici que nous allons établir notre base, nous entraîner, et c'est d'ici que nous lancerons nos actions contre les pillards.»
Les hommes font peu de commentaires. Après l'expérience extraordinaire qu'ils viennent de vivre en voyageant dans les airs, la vue d'un paysage désertique de haute montagne ne les émeut pas vraiment. Et ils sont trop engourdis par le froid, de toute façon.
Dès qu'ils sont au sol, toutefois, toute leur énergie revient, et ils s'activent avec efficacité pour monter le camp à l'emplacement que leur indique Clapa : près de l'entrée d'une petite grotte, à proximité d'un torrent.
Huit tentes biplaces, disposées en cercle autour d'un espace central, forment le camp. Ambigat sera seul. Kay, bien sûr, logera avec Diou, Clapa avec son jeune frère, les autres se répartissent deux par deux en fonction de leurs affinités. Souhouchos et Nanus, amants de longue date, forment le seul autre "couple". Mais après tout, ils vont avoir bien autre chose à faire que de songer à la bagatelle !
Le premier soir revêt pour tous ces hommes, y compris Kay, une impression d'irréalité. Que font-ils ici, si loin de chez eux, partis pour chasser une proie insaisissable, en compagnie d'un sorcier aux pouvoirs impressionnants ? Pourquoi sont-ils si haut en montagne, au froid, loin de tout y compris de leurs ennemis ? Pourquoi n'ont-ils pas de chevaux ? Pourquoi sont-ils si peu nombreux ? Comment vont-ils faire ?
Kay, qui s'attend à toutes ces interrogations, conscient que son plan n'est pas évident pour qui n'en connaît pas les détails, passe cette première soirée à expliquer, tracer les lignes de conduite, rassurer, décrire les modes d'actions. Petit à petit, au fil des questions et des réponses, les Gaulois se font une idée du processus incroyable qui a germé dans la tête de leur mystérieux ami...
Les jours suivants, avec l'entraînement qui commence, ils apprennent dans leur chair le prix qu'il faudra payer pour vaincre. Eux qui, pour la plupart, sont déjà des guerriers confirmés, découvrent des formes nouvelles de combat, des techniques auxquelles ils n'auraient jamais pensé, des parades nouvelles. Kay, Clapa et Diou, comme instructeurs d'arts martiaux, font merveille, se dépensent sans compter, ne concèdent rien, pour inculquer à l'accéléré les notions de base que doivent absolument posséder leurs élèves.
L'entraînement physique est sévère, total, intense. Mais cela du moins relève d'un domaine qu'ils peuvent comprendre, de leur expérience normale. Il en va tout autrement lorsque, au bout de quelques jours, Kay introduit des techniques utilisant la technologie avancée d'Elrina. Les Gaulois ont déjà vu fonctionner le laser et la barge, certes, mais de là à apprendre à s'en servir ! Et que dire des premiers essais de vol individuel en harnais susma, et des communicateurs qui permettent de se parler à distance, et des paralysateurs électriques ?
Les semaines passent, et l'hiver avance doucement. La neige s'installe en permanence, un vent glacé met à rude épreuve la résistance des hommes, les expéditions de chasse et de cueillette vont de plus en plus loin pour rapporter de quoi nourrir la troupe. Mais ils affrontent toutes les difficultés, surmontent tous les obstacles, et se forgent, au fil des jours de ce féroce entraînement, un caractère et une vaillance hors du commun. L'amitié, la solidarité, déjà naturellement présentes entre eux, s'affinent et se renforcent. Quelques expéditions tests dans la vallée du Rhôdan, vers la fin de l'hiver, démontrent parfaitement les qualités acquises, le savoir-faire, l'efficacité. A l'arrivée du printemps, Kay est satisfait : ils sont prêts.
...
[1] Les Alpes, tout simplement. Le nom est gaulois, et désigne tout endroit élevé, toute montagne.
[2] Le mot "brigand", d'origine mal déterminée celtique, gauloise ou germanique, désigne à l'origine le membre d’une troupe, d’un groupe, un « brig »...
[3] Ambacte : guerrier gaulois non noble ou de petite noblesse, combattant à pied en tant qu’écuyer, par opposition aux nobles ou chevaliers (rédoï, éporédoï), qui sont à cheval....Richard Bach.

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