Magazine Régions du monde

La Tranche, la Faute et l'Aiguillon

Publié le 10 novembre 2007 par Eric Mccomber

Nous roulons dans les dunes.
« Putain, les dunes ! », comme le disait si bien le grand Sarto Gendron, que je salue par la même occase. Les Vendéens font du vélo, du jogging, du patin à roulette… Ils profitent de ce décor fastueux ! Pourrait me plaire, cette région. J'ai même épluché les petites annonces, et y a du pas cher. Faudrait pas s'étonner.
À un moment, on coupe à travers les terres et là, carrément, on se croirait dans les cantons de l'Est. La forêt est lourde, sexy, bruyante de vivacité. La piste vire et volte et saute-moutonne, c'est un enchantement. Dans une descente, je vois deux groupes de travailleurs, occupés avec d'étranges outils. Ils portent des vestes orange-fluo. Je me dis qu'ils réparent la piste. Ils ne m'entendent pas arriver et je sonne la clochette. Cling. Cling-cling. Cling-cling-cling ! Au dernier moment, celui de droite s'écarte, mais l'autre se tourne et fige comme un chevreuil, bloquant mon passage. Je m'en tire en roulant dans l'herbe, la pierraille et les racines. Mon sac arrière percute quelque chose, je passe bien près de m'étaler dans le bois.
— Côlisse de tabarnak !
— Kessy dit ?
Ça remonte aussitôt, et plutôt sec, alors je ne m'arrête pas pour parler cuisine. En dépassant le second groupe, je vois mieux leur attirail. Ce sont d'énormes fusils de chasse. De l'autre côté de la butte, encore un autre attend là, accroupi. À croire qu'ils sont à la chasse aux vélos ! Embusqués dans la piste cyclable !
Heureusement, je n'en vois plus d'autres. En fait, à partir de là, c'est totalement désertique. À quelques temps, il y a une bonne montée, revêtement sablonneux légèrement glissant, petits ravins causés par les pluies. Une quasi-difficulté, disons. La première en plusieurs jours. Arrivé au sommet, je suis accueilli par le tout premier éclat de soleil de la journée. J'ai 28 km derrière, à peine 24 devant, il fait bon, je décide de faire la pause. Je prends place sur une pierre et je commence à me moucher en l'air, comme savent le faire euh... les gens de camping et les joueurs de hockey. Enfin. Y a personne ! Je vais pas me la jouer pupupu, je suis en France, pays de culture et de tradition et gnagnagna ! Merde. Bon. Sfft ! Sfftt !
Tout à coup, je crois voir quelqu'un dans le bois, de l'autre côté de la piste. On dirait un vieillard. Je suis pas certain. Il y a un peu de brume. Hier matin, dans le brouillard, j'ai salué un épouvantail. Depuis, je reste circonspect. Ça me fout les boules, ce vieux, là. Il est peut-être mort ! Je termine ma bouteille d'eau et je décide de remonter en selle. Comme j'arrime la bouteille dans le support, le personnage me fait signe de la main. Je salue aussi, poli. Ça insiste. Il est peut-être dans le pétrin ? J'approche un peu.
Le bonhomme est assis sur un tronc couché en travers du boisé, la tête dans le feuillage, à un endroit que je trouve étrange pour une sieste de pépère. Il est appuyé, les bras croisés sur un bâton de marche et ses habits sont usés, vieillots. Un costume d'halloween. Je m'approche, résolu à ne pas me laisser impressionner par la mise-en-scène de ce vieux fou.
— Je peux vous aider, mon bon monsieur ?
Il ne dit rien, mais fait encore signe de la main.
J'avance dans le foliage. Je suis devant lui, maintenant. Il porte un vieux chapeau à large bord, en cuir, il me semble, ou en feutre fatigué. Il a un léger frisson et pointe à mes pieds.
— Là.
Sa voix est jeune et bien posée. Profonde. Convaincante. Un gros caillou recouvert de mousse semble dessiné tout exprès pour que j'y pose mon derrière. Je me dis, assis-toé mon homme, tu vas pouvoir tirer de la littérature de ce qui est à veille d'arriver.
— Alors, papy, on prend l'air ?
— Ça fait un bout que je veux te voir, mais tu regardes par terre, tu vois rien.
— Humfh ?
— Bon. Certains m'appellent Jay.
— Oké, Jay.
— Toi, c'est Émile, je sais.
— Euh… Moi… Je…
— Je connais ce coin de pays du bout des orteils. Je pourrais te nommer chaque pierre et chaque arbre. Te dire de qui chaque cancrelat est le descendant et de quelle branche quelle graine a germé pour donner quel pin.
— Woow ! Super truc !
Je commence à me dire que Rosie est pas très bien verrouillée, comme ça, nue dans le sentier, avec l'ordi et toutes mes choses… Puis le trip Gandalf mystico-blabla, c'est pas ma tasse de rhum.
— T'en fais pas pour tes tites-affaires. Pas de danger tant que chus là.
— Behh… Dites-donc !? Z'auriez pas un peu l'accent québécois, vous-là ?
— Son.
— Uhm ?!
— Darling young lad.
— Kessé ?
— DON'T YOU HEED YAR OWN BROGUE SPEAKETH STRAIGHT TO THINE EARS ?
— Sibole.
— Nous nous parlons en gaëlique, fils, depuis toujours. La langue de ton coeur.
— Oké, j'ai un backflash d'acide ! Youpi ! Ou c'est le petit chèvre d'hier soir… Un peu trop fait…
— Tu comprends vraiment rien, hum ?
Il retire son chapeau et me montre son visage. Euh. Ça me dit rien non plus. Ou alors, c'est vague. Une star de cinéma ? Une personnalité ? Je me dis que je suis victime d'un gag télé. Tiens, c'est pas le vieux de Fort Boyard, non ? C'est juste là, ça, Fort Boyard. Au large de l'île de Ré, non ? C'est ça ! Ça peut juste être ça ! Je cherche les caméras cachées dans la forêt.
Le vieux se râcle la gorge.
— Chu vnu t'engueuler, fils.
— Oké.
— Ces conneries d'amour… de filles ! T'as quel âge, dis-donc ?
— Euh… On se tutoie ?
— T'as 43 ans ! À ton âge, j'avais 27 enfants !
— Ah ! Bravo. Votre femme s'est pas ennuyée, en tout cas !
— J'en ai tué deux à l'ouvrage ! La troisième m'a quitté.
— Oh. Désolé.
— C'est loin, maintenant.
— Bon.
— Faque chu parti, j'ai traversé l'océan.
— Oh bon. Chouette pour vous.
— T'es vraiment con, toi, huh ?
— Euh. Eh eh. On reste poli, le vieux, hum ?
— Tu m'as pas encore reconnu ?
— T'es le vieux de Fort Boyard ! Surprise surprise !
— Mon nom est Jarvis.
— Ja… Jarvis ?
— Jarvis Cornelius Duncan.
— Meuh… Meuh… Meuh…
J'entends les feuilles se froisser, puis un choc mou, c'est mon propre corps qui choit. Dans la forêt, tout devient paisible.

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