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Grandes puissances, classe politique et catastrophes naturelles

Publié le 05 février 2010 par 509
La tectonique de la misèrePar Christophe Wargny *Publication simultanée dans le Monde Diplomatique de février 2010 [1] et sur AlterPresseLe séisme qui a frappé Haïti aurait tué près de cent cinquante mille personnes [2] et jeté plus d’un million de réfugiés dans les rues et les rares espaces vierges de constructions. Haïti, une histoire habitée de fléaux. Pas aussi naturels qu’il y paraît. Un gros orage peut y faire mourir plusieurs personnes et isoler un quartier. Détruire, à Pétionville, une école et ensevelir cinquante enfants. Submerger un ferry de quatre cents places, lors d’une tempête modeste, noyant plus d’un millier de passagers [3]. Un cyclone y fait des centaines de morts ; le même tue quatre ou cinq personnes à Cuba ou en Floride.Le pays a connu en 2008 quatre ouragans, qui ont notamment englouti la ville des Gonaïves, déjà frappée en 2004. L’Etat, chaque fois, s’est montré déficient, inerte ou corrompu. Un Etat qui compte sur les organisations non gouvernementales (ONG) pour assurer le minimum social et sur les Eglises, pentecôtistes et autres, pour garantir la résignation. Un Etat champion de la sobriété. Parmi les cent pays les plus peuplés du monde, il est celui qui, en 2003, dépensait le moins pour les services publics. Haïti, champion de la rigueur sociale ! Les mots et les images disent à quel point cette carence pèse.Haïti s’enfonce depuis longtemps dans un désastre écologique. L’érosion généralisée donne aux campagnes un aspect lunaire, transformant toute averse tropicale en lessivage torrentiel. Les autorités, qui ne font autorité sur rien, sont au mieux spectatrices inconscientes ou impuissantes d’un univers comateux. La tectonique, qui ne s’était pas manifestée depuis près de deux siècles, vient ajouter une dimension apocalyptique au chaos urbain. Avant le 12 janvier 2010, Port-au-Prince, dont la population a décuplé en un demi-siècle, n’était déjà plus une ville, mais un agglomérat de quartiers sans équipements où s’entassent deux cents nouveaux habitants chaque jour. Avec pour unique règle d’urbanisme l’absence de règles. Squats partout. Les mauvais matériaux s’achètent aussi facilement que les dérogations. On construit dans les ravines. Les bidonvilles s’installent sur des pentes à plus de 50 % ou sur les polders d’ordures, en bord de mer. L’extrême pauvreté des trois quarts des Haïtiens leur interdit tout investissement dans l’habitat.Catastrophe naturelle ? A demi. La faute au peuple haïtien ? Sûrement pas. La fatalité ? Trop facile. La malé­diction ? Peut-être. Mais laquelle ? Venue d’où ? De loin, de très loin. Haïti continue à payer, au prix fort, les conséquences de sa naissance. Le moins qu’on puisse dire est que son avènement, entre 1802 et 1804, n’était pas souhaité. Faute de tuer le nouveau-né, les pays occidentaux, la France de Napoléon Bonaparte en tête, ont tenté d’étouffer l’enfant adultérin de la Révolution française. Le pays connut alors la pire saignée de son histoire, pire encore que celle de 2010 : celle de la guerre d’indépendance. Haïti, seule révolte d’esclaves qui ait accouché d’un Etat, est né du rejet du colonisateur français. Crime de lèse-majesté du Nord.La France ne pouvait accepter pareille défaite, inadmissible accroc à la légende napoléonienne... et au commerce extérieur national : Saint-Domingue était considérée en 1789 comme la plus riche colonie, productrice de la moitié du sucre mondial. L’Europe du XIXe siècle, qui allait coloniser la moitié du monde, ne pouvait tolérer pareille émancipation. Quant aux Etats-Unis naissants, pays de propriétaires d’esclaves, comment pouvaient-ils accepter à leurs portes une telle nation ? Pour les uns et les autres, une seule solution : l’occultation. Rayer Haïti des mémoires. Lui interdire d’exister.Opération réussie, grâce à la complicité des élites haïtiennes. Qui acceptèrent en 1825 de payer la France pour qu’elle « octroie » l’indépendance. Une somme gigantesque destinée à indemniser les colons [4] ! Une rançon qui obéra pour longtemps tout investissement. Les signataires n’y gagnèrent pas en considération. Haïti n’y récolta que quarante lustres de quarantaine, interrompus par les appétits intacts du vieux colonialisme européen et du jeune impérialisme yankee. Apothéose de 1915 à 1934 : vingt ans d’occupation américaine, l’introduction d’un modèle économique inadapté... et des milliers de victimes. Première tutelle.Avec la longue dictature de François puis Jean-Claude Duvalier (1957-1986), trente ans et trente mille morts, le pays s’habitue à une violence qui structure la société politique. Pour Washington comme pour Paris, l’anticommunisme militant, à quelques encablures de Cuba, valait bien qu’on fermât les yeux sur les droits humains et le détournement de l’aide au profit d’un clan. Il est des terreaux sur lesquels les catastrophes naturelles poussent plus sûrement. La fuite des cerveaux, commencée sous Duvalier, n’a jamais cessé. Et risque de s’amplifier à présent, entravant tout décollage.Malédiction ? Fatalité ? La tectonique d’ici, c’est d’abord la misère indigne conjuguée aux inégalités indécentes ou à l’arrogance obscène de l’oligarchie locale. Les uns et les autres se penchent sur le malade depuis des décennies, après l’avoir empoisonné trois siècles durant. Médicaments préférés : l’ouverture des marchés qui ruine l’agriculture locale, les plans d’ajustement structurel qui découragent les investissements sociaux, le dialogue quasi exclusif avec la classe dominante. Celle qu’on appelle à Washington même morally repugnant elite – l’« élite moralement répugnante » [5].Haïti a connu en 2009 un long mou-vement social, le premier depuis long­temps. La revendication d’un salaire minimum quotidien de 200 gourdes – 3,50 euros [6] – dans un pays où les trois quarts de la population disposent de moins de 1,50 euro par jour. Le président René Préval, soucieux de préserver l’intérêt des investisseurs, a jugé que c’était trop. L’année précédente, son gouvernement avait laissé monter le prix du riz et de l’huile, provoquant des émeutes de la faim et une longue crise politique à l’origine d’un retard de l’aide extérieure. La nomination en 2008, comme première ministre, de Mme Michèle Pierre-Louis, honnête et énergique, mais sans base partisane, suscita une solide adhésion de l’intelligentsia et d’une partie du mou­vement social. Tout à la préparation d’échéances électorales majeures pour 2010, M. Préval a préféré se débarrasser d’elle.Près de deux millions d’Haïtiens émargent au Programme alimentaire mondial (PAM). La croissance économique étant en général inférieure à l’accroissement démographique, le produit intérieur brut par habitant n’a cessé de baisser depuis vingt ans. L’aide internationale constitue la moitié des recettes de l’Etat. Avec l’argent de la drogue et celui venu de la diaspora (trois fois le budget de l’Etat !), tous deux en baisse en 2009, crise oblige, ce sont les trois apports essentiels d’une économie aussi moribonde qu’informelle. Contractée pour l’essentiel par M. Jean-Claude Duvalier, la dette a été en partie placée sur des comptes européens. On annonce sans cesse depuis deux ans l’« éligibilité » d’Haïti à son extinction. Près de 1 milliard de dollars reste exigé [7]. La Banque mondiale a suspendu les remboursements dus et « travaille à l’annulation totale ». Travaille dur, on n’en doute pas.Prompte et massive, l’intervention humanitaire consécutive au séisme du 12 janvier s’accompagne d’une occupation militaire tout aussi rapide et puissante. La Mission des Nations unies pour la stabilisation en Haïti (Minustah), lourdement frappée dans son personnel dirigeant, est présente depuis 2004. Le principal contingent est brésilien. Sa mission ? Restaurer les fonctions régaliennes de l’Etat. Bilan mitigé : élections réussies, affaiblissement des gangs, police en cours de reconstruction, lente éducation aux droits humains, prisons infréquentables, justice aléatoire. Quand s’effondrent les symboles de l’Etat – palais présidentiel, ministères, cours de justice, etc. –, on oublie que leur efficacité était proche de zéro. On a beaucoup glosé sur le pénitencier national et ses quatre mille locataires en fuite, dangereux bandits qui allaient aggraver une insécurité très exagérée. En fait, plus de 80 % sont des prévenus qui n’ont pas d’avocat et qui ne voient jamais de juge !En envoyant quatre mille six cents hommes au sol et en en mobilisant dix mille en mer, pour les appuyer, les Etats-Unis disposent sur place d’une force supérieurement outillée, quantitativement égale à celle de la Minustah. Le président Barack Obama s’est montré particulièrement réactif face au défi humanitaire et à des autorités haïtiennes dépassées, utilisant à fond l’énorme machine logistique que son pays est seul à posséder. Même si, sur le terrain, des bavures manifestent l’arrogance ou une volonté, par ailleurs proclamée, d’assurer la direction des opérations. Cette intervention militaire est la troisième en seize ans. Les précédentes, en un siècle d’immixtion permanente, n’ont rien résolu.En 1994, après trois ans d’embargo inefficace – mais déstabilisateur pour la fragile économie haïtienne – contre les putschistes qui avaient renversé le chef de l’Etat Jean-Bertrand Aristide [8], vingt mille GI débarquent pour en finir avec la junte du général Raoul Cédras, qu’un froncement de sourcil aurait suffi à chasser. Le président William Clinton rétablit M. Aristide, que le gouvernement de M. George Bush père et la Central Intelligence Agency (CIA) avaient contribué à renverser. Deux réflexes guident notamment les troupes américaines : établir un cordon de protection des quartiers résidentiels de Pétionville et transférer en lieu sûr une partie des archives haïtiennes, ainsi soustraites à toute investigation. En 1995, le relais militaire est cédé à la Mission des Nations unies en Haïti (Minuha). Dix ans plus tard, nouvelle intervention de Washington, avec le concours de Paris. Il s’agit cette fois d’en finir avec M. Aristide, sa dérive despotique et le risque d’affrontement entre bandes armées. C’est la Minustah, sans ­Américains, mais à dominante latino- américaine, qui succède à la force d’invasion. Avant l’élection de M. Préval en 2006, le gouvernement provisoire de M. Gérard Latortue est imposé par les Occidentaux. Tout aussi vénal, clientéliste et calamiteux que ses devanciers. Revanchard de surcroît. Même si on veut la croire réelle chez M. Obama, la dimension humaniste n’interdit pas de rappeler la constance de la politique américaine dans l’arc caraïbe. La doctrine Monroe – l’Amérique aux Américains – s’y applique avec plus de zèle que dans le reste de l’« hémisphère ouest ». Toute agitation à mille kilomètres de Miami, et à proximité de Cuba, est vécue comme dangereuse. Tout effondrement d’Haïti, quelle qu’en soit la cause, peut engendrer un afflux incontrôlé de réfugiés – une des dimensions qui décidèrent M. Clinton à intervenir en 1994. L’ancien président crut aussi y trouver un facile succès de politique extérieure. S’agit-il de la même appréciation ? Ou les Etats-Unis soutiendraient-ils, pour la première fois de leur histoire, la renaissance d’un voisin, paradigme de l’injustice qu’ils ont contribué à alimenter.La mobilisation internationale va- t-elle continuer à soutenir le courage et la solidarité des Haïtiens ? La machine médiatique est par nature versatile, les sommes à mobiliser considérables. Qui va assurer la direction des opérations ? Les Etats-Unis ? L’Organisation des Nations unies (ONU) ? Une organisation nouvelle spécialement dédiée à ce type de cataclysme qui transformerait Haïti en « pupille de l’humanité », comme le propose le philosophe Régis Debray au nom de la fraternité [9] ? Pour sortir du « surplace existentiel [10] ». Logique d’avenir, contrepartie de la violence passée exercée par la France et par les Etats-Unis sur la patrie de Toussaint Louverture ? Comment ouvrir grandes les frontières aux Haïtiens ? Fixer en province cet exode d’une capitale hypertrophiée ? Comment enfin donner toute leur place aux Haïtiens et pas toujours aux mêmes ? Inclure ceux d’en bas, toujours humiliés, et ceux de la diaspora, forts de leurs compétences. Révolutionner les mentalités. Comment métamorphoser l’Etat flibustier en stratège et en protecteur ?Etats-Unis, République dominicaine, Canada, France sont dans l’ordre les principales terres d’accueil de la diaspora haïtienne. Le Brésil et la Caraïbe sont impliqués depuis longtemps, l’Union européenne est un bailleur majeur. Quels que soient leurs projets, nul plan ne rebâtira le pays s’il ne repose sur tous les compartiments de la société haïtienne. S’il ne se souvient que le sinistre à réparer ne date pas du séisme de 2010. Et que l’urbanisme n’en est qu’une dimension.Reconstruire Port-au-Prince et ses environs, ou construire Haïti ?……………………..* Auteur des ouvrages « Haïti n’existe pas. 1804-2004 : deux cents ans de solitude » et « Les Esclavages, du XVIe siècle à nos jours », tous deux parus aux éditions Autrement, Paris, 2008.[1] www.monde-diplomatique.fr[2] NDLR : Dernier bilan provisoire : plus de 200.000 morts[3] Du naufrage du Neptune en 1993 aux dizaines de boat people noyés en 2009.[4] Théoriquement payable en cinq annuités, même avec sa réduction à 90 millions de francs en 1838, la dette s’éteint en 1883, les ultimes agios courant encore au début du XXe siècle.[5] L’expression vient du New York Times, dans les années 1980.[6] Non applicable à la grande masse des employés de maison. Il est actuellement de 120 gourdes.[7] Principaux prêteurs, dans l’ordre décroissant : Banque interaméricaine de développement (BID), Fonds monétaire international (FMI), Venezuela, Taïwan, Banque mondiale. Par la voix de M. Domi-nique Strauss-Kahn, son directeur général, le FMI vient d’annoncer qu’il suspendait le remboursement de la dette... pour cinq ans, et prône un plan Marshall. Le 25 janvier, le Venezuela a annoncé son annulation.[8] Premier président démocratiquement élu, en 1990, avec 67,5 % des voix.[9] Le Monde, 20 janvier 2010.[10] René Depestre, « Adresse aux Haïtiens d’aujour­d’hui », Le Monde diplomatique, avril 2004. savoir plus sur l'auteur: Christophe Wargny, historien, spécialiste d'Haïti Christophe Wargny est maître de conférence en sciences de l'information et de la communication au Conservatoire national des arts et métiers (Paris). Ancien directeur des éditions Syros , il est l'auteur de plusieurs ouvrages dont un roman policier La pêche aux couteaux (Syros, 1989) et Cinq ans de duplicité américaine en Haïti (1991-1996) (Austral, 1996), écrit avec Pierre Mouterde. Christophe Wargny travaille régulièrement pour le Monde diplomatique pour les relations Nord-Sud et les Caraïbes.À partir de 1991, il a collaboré avec le président haïtien Aristide, avec qui il a écrit Tout homme est un homme en 1992. Il a travaillé à ses côté jusqu'en 1996 et pris définitivement ses distances en 2000 en dénonçant les dérives de son régime.« Christophe Wargny, qui ne cache pas son amitié pour Aristide, attribue en partie a l'actuel président haïtien, les causes des difficultés que connaît le pays. Wargny estime cependant que "la préférence d'Aristide pour la notion de fidélité au détriment de la notion de compétence paraît aujourd'hui atteindre des records et constituer une des explications aux difficultés d'aujourd'hui". L'intellectuel français critique la structure du parti Fanmi Lavalas, le comportement de certains militants lavalas et les élections contestées de l'année 2000. "La constitution de Fanmi Lavalas s'est fait sur un modèle terriblement haïtien de parti avec un chef et un clan", au lieu d'un "modèle plus moderne et différent" affirme-t-il à AlterPresse ». (extrait d’un article de Gotson Pierre, Alterpresse, 5 mars 2002)Sur la ToileEntretien avec Christophe Wargny : Tout en défendant le point de vue de la restitution de 90 millions d'anciens Francs, versés à la France par Haïti au XIXe siècle. Christophe Wargny estime que la restitution ne pourrait être faite au gouvernement haïtien actuel.En Haïti, la drogue comme substitut au développement par Christophe Wargny, Le Monde diplomatique, juin 2001Haïti n'existe pas : 1804-2004 deux cents ans de solitudeRéf. © BiblioMonde.com

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