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Esther Shalev-Gerz au Jeu de Paume : témoigner et participer

Publié le 09 février 2010 par Labreche @labrecheblog

EShalev_WhiteOut.jpgEn lui ouvrant ses portes, le Jeu de Paume offre une rétrospective d'une dizaine d'œuvres représentatives du travail d'Esther Shalev-Gerz, depuis ses débuts en partenariat avec son époux Jochen Gerz, dans les années 1980, jusqu'à aujourd'hui, et dévoile pour la première fois une nouvelle installation, D'eux.

Ce parcours s'organise principalement autour d'installations vidéo présentant le travail d'Esther Shalev-Gerz sur le témoignage, l'un de ses thèmes de prédilection depuis une dizaine d'années. Filmant par exemple des détails du visage d'immigrés à l'écoute de leur propre récit du départ et de l'installation (Première Génération), ou les réactions aux bruits de leur usine d'anciennes ouvrières enceintes à l'époque où elles y travaillaient et de leurs filles aujourd'hui adultes (Sound Machine), l'artiste dévoile les liens complexes entre le souvenir, la parole et l'écoute. En juxtaposant des images de récits et de réaction, des visages se répondant, ou le même visage s'écoutant, Esther Shalev-Gerz crée une esthétique du décalage, s'interroge sur l'inscription de la mémoire dans le temps, dans le corps, dans les lieux.

Poursuivant cette démarche, D'eux (2009) instaure un échange entre deux protagonistes filmés séparément. Le premier, le philosophe Jacques Rancière lit un passage de son texte Le spectateur émancipé, dans lequel il explicite en quoi « tout spectateur émancipé est déjà acteur de son histoire, tout acteur, tout homme d'action spectateur de la même histoire » (p. 24). Le second, Rola Younes, une étudiante en philosophie d'origine libanaise, parle de son histoire personnelle, de l'existence des minorités, de la découverte d'autres cultures par l'apprentissage des langues.

À travers ces différentes expériences, Esther Shalev-Gerz présente des individus engagés dans la construction d'une mémoire vivante, et non figée. Dans MenschenDinge, des objets trouvés à Buchenwald (un peigne, une bague, une cuiller) sont ainsi, non pas exposés comme des signes abstraits, mais présentés par l'intermédiaire de la photographie et de la vidéo, par des professionnels (historiens, conservateur, photographe) sous un angle particulier, d'un point de vue propre. Reconstruction, réappropriation d'une mémoire, mais aussi invitation à reproduire cette démarche. Comme en 1998, lorsque pour la performance L'instruction berlinoise les abonnés de théâtres de Berlin avaient été invités par Jochen Gerz et Esther Shalev-Gerz à lire une pièce de Peter Weiss inspirée des procès d'Auschwitz.

Esther Shalev-Gerz, Ton image me regarde !? — Jeu de Paume, Paris, du 9 février au 6 juin 2009.


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« Toute œuvre d'art est politique » — Entretien avec Esther Shalev-Gerz

« Ton image me regarde !? » présente une rétrospective de vos œuvres mais rappelle aussi l'une d'entre elles, pourtant absente. Pourquoi un tel choix ?

Le choix de ce titre a été effectué avec les organisateurs de l'exposition, et rappelle l'une de mes œuvres datée de 2002, intitulée Est-ce que ton image me regarde ? Celle-ci projetait les témoignages de deux femmes sur la guerre, l'une ancienne prisonnière de Bergen-Belsen, l'autre qui avait vécu près de là, à Hanovre et soumettait chacune de ces deux femmes au récit de l'autre. Cette phrase, depuis, me suit comme une réussite, sur la création de dialogue, ou plutôt d'un état de dialogue. Même sans se connaître, on peut dialoguer, on peut partager des souvenirs. Et ces moments sont toujours personnels, ils traduisent autant la mémoire que l'oubli, ou le choix de ne pas raconter certains souvenirs. Je voulais aussi que cette œuvre soit là, même s'il n'y avait pas la place de l'intégrer au parcours. Et l'absence est d'ailleurs, aussi, un de mes thèmes favoris.

harburg-1.jpgCette question de la mémoire récurrente dans votre œuvre est souvent associé aux modes de son inscription, à l'idée d'une mémoire que vous souhaitez active, en évoquant des bruits disparus, des lieux démolis ou sur le point d'être radicalement changés.

La mémoire est active, parce que l'on choisit d'y participer, on choisit où et comment y participer. Chaque œuvre témoigne en un sens de ce thème de la participation. Cette préoccupation prend particulièrement racine dans la seconde Guerre mondiale et les témoignages qui en sont issus. Une période au sujet de laquelle la question de la participation est cruciale, la mémoire est indissociable des actes personnels, du seul fait qu'on y a participé ou non.

Pourtant, vos œuvres paraissent au fil du temps moins axées sur la mobilisation des citoyens, comme dans le cas du Monument contre le fascisme (1986) ou de L'instruction berlinoise (1998).

Après ce monument, mon travail s'est axé sur le témoignage pour s'approcher au plus près de cette question de la participation de l'individu à ma démarche. Par l'image, par la voix, ou même par le silence.

Pour Jacques Rancière, que l'on voit dans D'eux, l'art et la politique ont en commun de rechercher et provoquer un nouveau partage du sensible, la création d'un nouveau langage sur la réalité. À partir de ce constat, qualifieriez-vous votre art de « politique » ?

Bien sûr, c'est un travail politique. Toute œuvre d'art est politique, l'art ne peut pas ne pas être politique. Mais pour moi, il faut que cela passe par la participation d'autres individus, par d'autres paroles. Et cela nécessite aussi une démarche difficile de leur part, une confiance dans l'œuvre, pour accepter de partager leur récit.

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Crédits iconographiques: 1 à 3, 5, 6. © Esther Shalev-Gerz ; 4. © Jochen Gerz et Esther Shalev-Gerz.


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