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Shutter Island

Par Vance @Great_Wenceslas

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Un film de Martin Scorsese (2010) avec Leonardo DiCaprio, Mark Ruffalo, Ben Kingsley & Max von Sidow.

Résumé d’après Laterna Magika : En 1954, en pleine Guerre Froide, un duo de marshals débarque en ferry sur Shutter Island (un îlot isolé et difficile d’accès) pour enquêter sur la disparition très mystérieuse d’une patiente de l’hôpital psychiatrique de l’île, refuge de criminels tous plus dangereux les uns que les autres. Une tempête menace.

Teddy Daniels, vétéran de la Seconde Guerre mondiale, dirige cette enquête nébuleuse, même s’il est encore affecté par la mort de son épouse dans un incendie criminel quelques années auparavant…

Une chronique de Vance

Pas facile d’aller assister à une avant-première de Shutter Island. De nombreux éléments qui semblaient n’avoir aucun lien entre eux avaient perturbé mon enthousiasme, au point que 10 minutes encore avant la projection, alors que j’avais le ticket bien à l’abri de ma poche intérieure, je doutais encore. Ce film paraissait maudit, gravé d’un sortilège. Combien de cinéphiles n’avaient pas avoué, sur Twitter ou Facebook, n’avoir pas pu se rendre à la séance ? Non, il devait y avoir quelque chose, quelque chose d’indicible qui nous empêcherait d’en profiter.

C’est que la bande annonce avait merveilleusement rempli son office (bien mieux qu’un trop disert Scorsese, trop enthousiaste, volubile ou naïf, qui se laissait aller à quelques allusions sur les plateaux qu’on aurait pu qualifier de spoilers malencontreux) : une atmosphère pesante et sombre, une histoire sordide dont les tenants nous échappent, un lieu effrayant et mystérieux, et la folie, la folie qui rôde, précédant la peur. Je jubilais chaque fois que je visionnais ces quelques séquences, je frissonnais d’aise à l’idée de revivre à l’écran quelques-uns de mes meilleurs souvenirs de parties de l’Appel de Cthulhu, jeu de rôles fondé sur les écrits de Lovecraft : un des scénarios que j’avais vécu en tant que joueur était curieusement semblable, une enquête dans un asile d’aliénés isolé de tout, accessible par bateau, et où des patients attardés avaient réussi à invoquer une de ces créatures issues des recoins les plus sombres de notre imaginaire.

Ca s’annonçait bien.

Et puis Martin Scorsese semblait si content de lui.

Le film a été projeté. En retard. Mais il est passé. Très vite, je me suis aperçu que le projectionniste avait sans doute mal réglé son cadre : on ne voyait pas le haut du crâne des acteurs en plan américain. Mieux (ou pire, c’est selon) : une panne de courant plongea la salle dans… l’expectative aux trois quarts du film, peu avant la révélation finale. Vingt minutes d’attente, entouré de spectateurs peu patients (et peu attentifs) qui commençaient à évoquer la suite, parlant des connexions avec le texte original (un roman de Dennis Lehane) et regrettant un montage approximatif. Ces Béotiens impatients n’avaient pas saisi que les nombreux faux-raccords étaient une volonté manifeste du metteur en scène et de son acolyte favorite au montage (Thelma Schoonmaker) afin de déconstruire par petites touches, progressivement, un univers en déliquescence.

Le film a fini par repartir.

C’est une réussite. D’une maîtrise absolue (ça fait tant plaisir de voir que certains cinéastes parviennent à conserver le cap jusqu’à la dernière image), ce métrage enthousiasme par sa volonté de faire perdre pied au spectateur. Dès la première image (le ferry surgit au travers d’un épais banc de brume), on sait que l’on va se noyer dans un monde clos et tortueux, dont chaque recoin, chaque occupant recèle sa part de mystère. Les dialogues sonnent faux, les regards sont de biais, la lumière peine à traverser les frondaisons – car la tempête est là, proche, s’apprêtant à plonger l’île dans le chaos. La caméra colle au duo d’enquêteurs et nous pousse à réagir viscéralement à chaque déconvenue d’une enquête qui piétine avant même le premier interrogatoire : on retire leurs armes aux marshals en vertu d’un article du Code pénitentiaire. On leur ôte même toute prérogative quant à l’examen des dossiers du personnels et des internés. Les rares indices matériels (un message griffonné dans une cellule vide) ne parviennent pas à orienter l’enquête, à la mettre sur les bons rails. C’est que Teddy, présenté comme un héros, est lui-même agité par ses propres démons et ses cauchemars récurrents interfèrent avec la réalité, au point que des visions paranoïdes surviennent à tout moment.

Pourtant, on n’est pas dans un fantasme à la David Lynch, constitué de bouts d’histoires dont on saisit mal les connexions : ici, le film se suit avec une remarquable facilité, bien aidé par quelques passages (obligés ?) un peu trop rhétoriques, où l’un des personnages éclaire le héros en donnant des renseignements précieux. Cela dit, Scorsese n’en abuse pas, et use à merveille de procédés déstabilisants plus subtils, notamment par ces faux-raccords qui pullulent et contribuent à engendrer l’irréel. On est davantage dans un glissement progressif que dans une rupture dans le réel : au niveau littéraire, on ne serait pas loin de Dick. Ici, c’est clairement à la folie de Polanski que Scorsese fait appel, à cette manière très européenne de nier la certitude et d’instiller le doute dans les esprits. Les objets apparaissent et disparaissent, les ombres portées changent et les points de vue se décalent. Très vite, les angles de prise de vue augmentent, tandis que Teddy se perd en conjectures, et noie le spectateur.

Pourtant, on n’est pas vraiment perdu, pour peu qu’on soit un tantinet cinéphile (ou –phage). Si Marty aimait à citer les films de Shyamalan, n’en attendez pas pour autant un twist final, qui, souvent, n’a qu’une valeur intrinsèque et n’enrichit pas le film (je ne suis pas hostile à Shyamalan, mais le procédé est parfois utilisé de manière systématique dans certaines productions, tentant de cacher l’ineptie de l’histoire) : ici, le retournement s’opère plus tôt, aidant à préparer une fin assez noble, à défaut d’être vraiment originale. Si on devait prendre un modèle, ou un exemple, ce serait plutôt dans le méconnu la Neuvième Configuration, un film de 1980 de William Peter Blatty (l’auteur de l’Exorciste) qui se fonde sur un script similaire.

Je tiens aussi à citer la bande son, formidable, reprenant parfaitement des morceaux de György Ligeti (il me semble que Lontano était d’ailleurs sur la bande originale de Shining) et de Brian Eno. Ils contribuent à entretenir une atmosphère particulière qui nous happe et nous hante. Cette manière d’utiliser des cuivres stridents (un peu comme dans Altered States permet de disloquer un peu plus le tissu du réel, et d’enfoncer l’intrigue dans une exploration malsaine des origines de la folie.

Un film remarquable, dense et d’une interprétation exemplaire. DiCaprio est à l’aune de cette production, protéiforme, perdant ses repères et se défendant comme il peut avec hargne et pugnacité, même si tout semble le fuir. L’intensité de son regard glace les sangs. Parfait contrepoint d’un Ben Kingsley raide et sobre, agaçant par ses manières délicates et son phrasé lent et pondéré. Et quel bonheur de revoir von Sidow (même s’il est visiblement fatigué) !

A voir absolument.

Ma note : 4,5/5


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