Magazine Beaux Arts

Les premiers vrais nus anglais

Publié le 16 novembre 2007 par Marc Lenot

Dans l’Angleterre victorienne, un nu ne peut être que décent, pudique, romantique, Vénus ou nymphe. Une autre exposition (dont je parlerai bientôt) s’ouvre sur une feuille de vigne géante que Victoria fit apposer sur une copie du David de Michel-Ange qui lui fut offerte. Dans ce paysage chaste, les nus de Walter Sickert, visibles à la Courtauld Gallery jusqu’au 20 Janvier, furent un coup de tonnerre. Rien de très surprenant pour un Continental, habitué à Bonnard ou à Munch. Mais, dans l’Angleterre d’alors, ce fut un scandale. Sickert, qui séjourna en France autour de 1900 -et s’y amusa beaucoup- se situe aux antipodes de Renoir, par exemple. Sa peinture brutale, énergique annonce Lucian Freud ou Jenny Saville.

Il montre la chair réelle, crue, indécente. Sa peinture n’est pas léchée, ses femmes ne sont pas belles, ses décors ne sont pas idylliques. Installé à Camden Town, alors quartier pauvre et interlope de Londres, il peint des femmes de rencontre, souvent des prostituées, presque toujours dans le même cadre : un intérieur miteux, un pauvre lit de fer, sous lequel traîne parfois un pot de chambre, une lumière triste, nocturne, un miroir qui ne reflète rien. Les corps de femmes sont allongés sur le lit, affalés, épuisés, passifs; offerts, certes, mais sans grâce, comme des marchandises, des victimes. Ils sont jetés là, jambes ouvertes, sexe exposé, hanches larges, seins lourds : des travailleuses du sexe dans toute leur tristesse. Ci-contre, Nuit d’été, 1906.

Dans les premiers tableaux, l’homme n’est pas visible, mais il est bien là, il regarde : la perspective est raccourcie, frontale, c’est celle d’un voyeur, d’un client peut-être, qui s’approche de sa proie, de sa conquête d’un soir. Plus tard, sous le prétexte d’un meurtre commis près de son atelier, Sickert fait entrer un homme dans la toile, peut-être menaçant (ci-contre L’affaire de Camden Town, 1909), avec des tableaux ambigus, au titre incertain (est-ce “Le meurtre de Camden Town” ou “Comment payer le loyer ?”). Parfois la femme cajole l’homme (”Persuasion”), mais rares sont les scènes de tendresse (”Stemmo Insieme”).

Le premier tableau, datant de 1902/04 et peint probablement en France avant son retour à Londres, est, à mes yeux, le plus érotique de toute l’exposition. Dans sa moitié supérieure, on voit des formes blanches et roses, mouvantes, mousseuses, pliées, bousculées, froissées, peintes à petits coups; le bas est sombre, rectiligne, rigide, sans fantaisie. Au milieu de ces rectangles sombres, une chaussure rose et son ombre : on ne voit d’abord qu’elle, on n’est ému que par elle, par la promesse qu’elle offre, les rêves qu’elle entraîne. Ce n’est qu’ensuite qu’on réalise que le haut représente un corps de femme nue couchée sur des draps blancs, et qu’on donne un sens à la scène. Mais le désordre initial des sens qu’induit cette Chaussure rose est ravissant.

Sickert est un grand dessinateur (une autre salle du Courtauld présente d’autres dessins de lui). Ici (Camden Town Murder, 1909), qui sait s’il s’agit d’une caresse ou d’un étranglement ? La femme, nue, est très présente, ses formes généreuses sont presque en relief sur le papier; sa massive chevelure évoque une perruque de l’Ancien Empire. L’homme, vêtu, reste en retrait, peu visible, peu dessiné. Le fond est hachuré de traits de crayon nerveux, angoissés et il y a comme un halo autour de la femme. Dans le rideau à droite, on croit deviner une ombre. Comme pour ses tableaux sur le même thème, l’atmosphère de danger, de sexe et d’angoisse est évoquée, mais n’est pas explicitée.

Une auteur de romans policiers a voulu prouver que Walter Sickert était Jack l’étrangleur; ce n’est pas très convaincant, mais, après cette exposition, une chose est sûre : Sickert est un peintre de femmes, de corps, de sexe, et c’est cela qui a dû choquer la bonne reine Victoria et beaucoup de ses sujets.

Photos provenant du catalogue. Walter Sickert (mort en 1942) étant représenté par l’ADAGP, les reproductions seront ôtées du blog à la fin de l’exposition.


Retour à La Une de Logo Paperblog

A propos de l’auteur


Marc Lenot 482 partages Voir son profil
Voir son blog

l'auteur n'a pas encore renseigné son compte l'auteur n'a pas encore renseigné son compte