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Comment les chômeurs sont discriminés

Publié le 04 mars 2010 par Labreche @labrecheblog

Il y a quelques jours, le secrétaire d’État à l’emploi, Laurent Wauquiez, annonçait réfléchir à des mesures exceptionnelles de soutien aux chômeurs en fin de droits. Ceux-ci dépasseront en effet le million en 2010, dont environ 400 000 en-dehors de tout dispositif d’aide. Alors que le chômage continue de croître, l’impuissance politique semble plus totale que jamais à ce sujet, le premier ministre s’attendant à ce que l’augmentation se poursuive « au moins jusqu’à la mi-2010 » et que le taux dépasse donc les 10 %. L’urgence affichée est à l’aide, mais l’ambition d’un retour à l’emploi massif, elle, est oubliée. En effet, un fait s’impose aujourd’hui : après quelques mois, un chômeur serait devenu « inemployable ».

Un chômeur peut-il encore trouver un emploi ?

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Patrick, 40 ans, cadre administratif, paraplégique depuis un accident de la circulation, ne trouve pas d’emploi après avoir terminé sa rééducation. Geneviève, 55 ans, secrétaire, licenciée à la suite d’un plan social, postule sans succès depuis plusieurs mois. Amélie, 28 ans, jeune mère depuis six mois, ne trouve pas d'employeur malgré plusieurs contrats à durée déterminée depuis la fin de ses études en ressources humaines. Marc, 24 ans, diplômé d’une école de commerce, et ancien responsable d’un syndicat étudiant, ne trouve pas non plus d’emploi plusieurs mois après la fin de ses études et se résout à effectuer un stage, en attendant. Quel est le point commun entre ces cas particuliers ? Tous s’estiment victimes de discriminations et, à ce titre, pourraient envisager — s’ils n’étaient ici des exemples fictifs — de saisir la Haute autorité de lutte contre les discriminations (Halde). Patrick s’estime discriminé en raison de son handicap, Geneviève en raison de son âge, Amélie parce qu’elle est une femme, Marc du fait de son engagement militant. Est-ce tout ? Non, un autre élément les rassemble , et on l'oublie : tous quatre sont chômeurs.

En 2008, la Halde a été saisie de 7 788 affaires. Sur ces réclamations, la moitié concernaient des problèmes d’emploi ; la proportion passe même à 63% pour les dossiers jugés recevables et passés en délibération1. Ces discriminations concernant l’emploi sont diverses (licenciement abusif, refus d’avancement, non-renouvellement de contrat), mais les discriminations à l’embauche en représentent évidemment une bonne partie, et constituent par exemple la première préoccupation des chercheurs de l’Observatoire des discriminations2. Pourtant, entre tous ces cas divers, il existe un autre critère dont le caractère prépondérant est certain, mais qui n’est pas comptabilisé : le fait d’être ou non chômeur — c’est à dire sans emploi, inscrit ou non comme demandeur à Pôle emploi.

Cela fait partie des évidences telles qu’on ne les voit plus. Pourtant, être au chômage réduit nettement les chances de trouver un emploi, et impose même bien souvent de rabattre ses prétentions vers des emplois à niveau de qualification et de salaire plus faible pour conserver un espoir. En effet, les chômeurs font peur aux entreprises, qui préfèrent recruter des individus en emploi, voire, pour les jeunes, des étudiants en passe d’obtenir leur diplôme, et non diplômés depuis plusieurs mois. En période de fort chômage et de faible recrutement, comme aujourd’hui en France, ce critère est devenu d’autant plus déterminant. Il est ainsi de moins en moins rare pour les entreprises de faire un premier tri parmi les candidats au recrutement en éliminant d’office les chômeurs, généralement signalés par leur « disponibilité immédiate ». Et, contre ceux qui maquilleraient leur situation, une solution imparable existe : dans le dossier de candidature, outre le curriculum vitæ et la lettre de motivation, le bulletin de salaire du mois précédent est désormais bien souvent requis, à un moment ou à un autre du processus de recrutement3.

Une apparence d’objectivité

Cette aversion des employeurs à recruter des chômeurs n’est pas nouvelle. Les théories sur le chômage l’associent cependant, non pas à un préjugé négatif, mais à un concept positif : l’« employabilité ». Un concept né dans les années 1980 et dont la définition ne s’est précisée que lentement4, avant de se fixer sur la capacité pour un individu de trouver un emploi, de le conserver et d’en trouver un nouveau si cela s’avère nécessaire5. La question de l’employabilité, très à la mode chez certains décideurs et dans le patronat6, fait donc reposer la question de l’élimination par les entreprises des chômeurs sur la capacité de ceux-ci à demeurer « employables », par exemple en ajustant leurs compétences.

Pourtant, l’employabilité des candidats à l’emploi est difficile, voire impossible à estimer précisément pour une entreprise. Le fait d’être chômeur, et la durée du chômage, ne sont au mieux que des indices très imparfait du niveau de compétences, de motivation, d’expérience d’un candidat, et de tout ce qui fait un bon employé. Du moins, aucune étude empirique n’a jusqu’à présent montré de lien direct et évident entre le fait qu’un individu soit privé d’emploi, et son potentiel professionnel. De fait, l’employabilité échappe à toute évaluation absolue, mais dépend essentiellement du volume et de la structure de la population à la recherche d’un emploi, et de la façon dont un individu se place au sein de cette concurrence, comme l’ont montré Phillip Brown, Anthony Hesketh et Sara Williams7. L’employabilité d’un demandeur d’emploi est donc impossible à évaluer, elle est relative, et, dans les faits, elle est moins un critère de recrutement que la conséquence d’un processus d’élimination. Est employable celui qui trouve un emploi, et dans cette compétition, les chômeurs sont les premiers éliminés.

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Cette élimination des chômeurs n’a donc que les apparences de l’objectivité. En réalité, elle fonctionne sur les réflexes les plus irrationnels, ceux de l’« esprit du capitalisme » décrits il y a un siècle par Max Weber : le travail comme finalité principale de l’existence humaine, comme devoir moral de tout individu. Avant d’être la privation d’un droit, le chômage est, dans ce contexte, conçu comme le signe d’une tare morale. Le chômage devient un stigmate, en particulier dans les métiers les plus qualifiés, comme le constate Katherine S. Newman : « Les chômeurs qui ne peuvent repousser ou dissimuler les changements qu’ils vivent dans leur emploi du temps et leur apparence physique sont poussés en-dehors des limites de l'acceptabilité, se fermant tout espoir d'amélioration réelle »8. Pour une personne n’ayant pas d’emploi, en trouver devient rapidement une tâche insurmontable, et les éliminés viennent renforcer la foi dans l’employabilité, sur le mode de la prophétie autoréalisatrice.

Une discrimination invisible

La théorie de la discrimination est assez récente et s’est essentiellement développée dans les années 1960 aux États-Unis, pour répondre à la lutte pour les droits civiques. C’est à partir de ce concept qu’a été conçu le Civil Rights Act de 1964, afin de lutter contre les discriminations raciales, mais aussi religieuses ou encore sexistes. D’autres lois ont d’ailleurs permis de lutter contre les inégalités salariales entre hommes et femmes (Equal Pay Act, 1963) ou encore contre les discriminations liées à l’âge (Age Discrimination in Employment Act, 1967). D’autres mesures juridiques sont venues compléter ces dispositifs depuis, notamment en faveur des handicapés (Americans with Disabilities Act, 1990). Le concept de discrimination est donc indissociable de celui de ségrégation, et des combats pour mettre fin à celle-ci. Pourtant, le succès du concept de discrimination a dépassé, de loin, ce contexte particulier, pour s’imposer notamment dans les questions d’emploi. C’est que la réflexion sur la « sélectivité » du chômage et ses critères est elle-aussi ancienne. S’il n’emploie pas le terme de discrimination, Raymond Ledrut s’attache déjà en 1966 à cette question et détermine que le chômage touche plus sévèrement certaines catégories vulnérables en raison de leur âge, d’une déficience, de leur sexe, de leur statut matrimonial et de leurs charges de famille, ou encore de leur origine ethnique9. Si ce travail sociologique fondateur souffre de défauts aujourd’hui évidents10, il cerne toutefois l’existence d’une sélection injuste entre chômeurs, sur des critères arbitraires. Quarante ans plus tard, la discrimination est couramment comprise comme « inégalité de traitement fondée sur un critère prohibé par la loi, comme l’origine, le sexe, le handicap etc. »11. Des années 1960 à aujourd’hui, le cadre d’analyse n’a donc pas fondamentalement changé.

Le sort des chômeurs éliminés d’office par le simple fait qu’ils sont chômeurs rend pourtant le concept de discrimination inopérant. Plus exactement, la situation actuelle n’est plus celle d’une discrimination entre les chômeurs, mais d’une discrimination des chômeurs dans leur ensemble. Un chômeur, s’il ne dispose pas d’un emploi, quel que soit le poste auquel il est candidat, voit ses chances d’être embaucher réduites, voire simplement annulées, du simple fait qu’il est au chômage. Par ailleurs, à niveau de compétence équivalent et même supérieur, il y a fort à parier qu’un chômeur ne se verra pas offrir les mêmes conditions par un employeur qu’un candidat sous contrat. Des injustices quotidiennes et pourtant presque invisibles, ce qui n’est pas sans lien avec les problèmes de définition du groupe des chômeurs, et la quasi-impossibilité de leur mobilisation à des fins revendicatives12.

Le concept de discrimination détourne l’attention de la condition des chômeurs : c’est la conclusion à laquelle aboutissait effectivement une note de la Harvard Law Review, en 199713. En effet, l’étude des discriminations « échoue à reconnaître que beaucoup de discriminations résultent au moins partiellement de l'appartenance à la classe des sans emploi ». Pourtant, cette piste n’a jusqu’à présent pas été reprise par les spécialistes du chômage. Sans amoindrir l’importance et la gravité des discriminations basées sur d’autres critères (et qui s’appliquent d’ailleurs aussi, rappelons-le, entre salariés), il est urgent de prendre conscience de la discrimination subie par les chômeurs en raison de leur statut, et de leur exclusion de facto du marché de l’emploi, à l’origine d’un « cercle vicieux de marginalisation »10 entraînant de nouvelles privations, qu'elles concernent par exemple le logement, la santé, la formation ou les retraites.

Notes :
(1) Rapport 2008 de la Halde. Le rapport 2009 est en instance de publication.
(2) Publications de l'Observatoire des inégalités (Université de Paris I).
(3) Une telle pratique n’est pas illégale, dès lors qu’elle n’est pas obligatoire. Mais comme tout document facultatif, l’absence du bulletin, lorsqu’il est demandé, éveille des soupçons rédhibitoires.
(4) Bernard Gazier, « L'employabilité : brève radiographie d'un concept en mutation », Sociologie du travail, 1990, vol. 32, no 4, pp. 575-584.
(5) Jim Hillage, Emma Pollard, Employability: Developing a framework for policy analysis, rapport de recherche du Département pour l'Éducation et l'Emploi (DfEE), n° RR85, Londres, DfEE, 1998.
(6) Citons par exemple le rapport d’Éric Besson, L’employabilité des jeunes issus de l’enseignement professionnel initial du second degré, 2008  ; le rapport de l’Institut Montaigne, De la « formation tout au long de la vie » à l’employabilité, 2003 ; ou encore les travaux du Medef et les déclarations de Laurence Parisot. L’employabilité a fait son apparition dans le droit français avec la loi du 13 février 2008 relative au service public de l’emploi, et son amélioration figure parmi les missions de Pôle emploi.
(7) Phillip Brown, Anthony Hesketh, Sara Williams, The Mismanagement of Talent: Employability and Jobs in the Knowledge Economy, Oxford University Press, Oxford, 2004.
(8) Katherine S. Newman, Falling From Grace: Downward Mobility in the Age of Affluence, p. 83 (1988, 1999).
(9) Raymond Ledrut, Sociologie du chômage, Paris, PUF, 1966.
(10) Raymond Ledrut, dont le travail remonte à une époque où le taux de chômage français était inférieur à celui des États-Unis, affirme en effet que « plus le chômage est étendu, plus il est sélectif ». L’explosion du chômage a au contraire montré que les critères arbitraires de sélection touchent un nombre grandissant d’individus, deviennent plus variés et son pris en compte de façon plus systématique.
(11) Site officiel de la Halde, page d’accueil.
(12) Didier Demazière, « Des chômeurs sans représentation collective : une fatalité ? », Esprit, novembre 1996.
(13) « Finding a place for the jobless in discrimination theory », Harvard Law Review, vol. 110, n° 7 (mai 1997), p. 1609-1626.
(14) Ibid.

Crédits iconographiques : 1. Photo Sakutin / AFP ; 2. Manifestation de chômeurs à Times Square. New York, 8 novembre 1930 © Keystone / Eyedea.


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