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Kafka: Le Procès et Le Château

Par Montaigne0860

Les deux romans sont truffés de trouvailles, d’ironie, de détours, leur complexité phrase à phrase est indéniable, mais la vision d’ensemble de ces deux œuvres est d’une simplicité qui confine à l’évidence.

Le Procès se résume en peu de mots : arrêté le jour de ses trente ans, Joseph K. tente de se justifier devant les tribunaux et il est exécuté un an plus tard jour pour jour. Le Château lui aussi est un récit au schéma des plus simples : K. prétend avoir été appelé pour un travail d’arpenteur dans un village mais jamais il ne parvient à se faire intégrer à la vie collective, organisée semble-t-il à partir du château qui domine (peut-être) le village.

La différence entre les deux récits va de soi : dans Le Procès il est question de notre condition d’homme limitée dans le temps, tandis que Le Château expose les difficultés à trouver notre place dans le monde (notre espace). Or, le temps et l’espace sont les deux pôles essentiels de notre vie et l’on serait bien en peine de découvrir d’autres éléments aussi indispensables à notre existence. En bref, la durée de la vie et la place que nous y occupons sont nos préoccupations majeures.

Un détour par la langue d’origine nous permet de confirmer ce constat élémentaire, car Der Prozess, s’il désigne en effet une action en justice avec avocats, juges et tribunaux, est également le terme qui désigne le processus, c’est-à-dire l’écoulement du temps qui nous est alloué. Que Joseph K. soit arrêté puis exécuté lors de ses anniversaires successifs, désigne de façon transposée, romanesque, les dates qui figureront sur notre stèle funéraire, celle – déjà connue – de notre naissance et celle de notre mort. Qu’à trente ans Joseph K. naisse à la vie, est une vérité incontestable du récit : il est « arrêté » ne signifie rien d’autre qu’une prise de conscience de la culpabilité du personnage. De quoi est-il coupable ? De vivre bien sûr ! Un matin, je me lève et tout est différent car je prends conscience vraiment, réellement, totalement, que je suis mortel, qu’un jour je mourrai. Je vivais jusqu’alors dans un rôle tout d’extériorité – mon métier, ma vie affective – et voilà que je me découvre homme, être humain, mortel, et ma mort seule sera mienne, le monde n’en continuera pas moins son jeu et je n’aurai été que cela, seul, être vivant parmi des milliards. Cet être mortel, limité dans le temps qui va me hanter désormais toute ma vie – jamais plus je n’oublierai ce réveil – voilà mon PROCÈS. La culpabilité se résume en une question : je suis condamné à mort, soit, mais quelle faute ai-je commise ? Joseph K. va alors marcher, courir, monter et descendre des escaliers, échanger avec d’autres humains, mais aucun ne sera capable de lui expliquer les raisons de cette fatalité qui a toutes les allures d’une loi naturelle.

Le Château expose avec la même fausse candeur l’autre dimension de notre existence. Das Schloss laisse entendre une sorte de palais, ici décrit vaguement et de loin par le narrateur ; c’est une cité administrative où des fonctionnaires ordonnent, sans esprit de responsabilité et  à l’aide de circulaires énigmatiques (c’est bien ce à quoi nous sommes confrontés lorsque nous avons affaire à l’administration), la vie collective du village en contrebas. Il se peut cependant que le village soit lui aussi une partie du Château, ce qui revient à dire que le village et le château sont une même entité qui se ligue contre l’intrus. Mais revenons aux mots : le titre Schloss est à l’intérieur du participe passé du verbe « schliessen », qui selon la particule associée peut signifier « inclus » (eingeschlossen) ou son contraire « exclu » (ausgeschlossen). Or, « schloss » étant compris à l’intérieur des deux situations antinomiques, ce jeu de mot résume l’histoire du Château qui est précisément celle d’un exclu qui veut être inclus. On constate que K., l’étranger, l’homme d’ailleurs, l’exclu, ne pourra jamais être inclus et c’est là où il est fautif : il veut comprendre, il interroge, il pose des questions. Nous avons un rôle (nous sommes inclus) et nous savons bien qu’il va contre notre intérêt et l’évidence sociale de poser des questions sur ce rôle (« travaille et tais-toi »), jamais nous ne pourrons faire coïncider notre rôle social avec notre personne profonde, d’où les errements et déchirements de K., ce SDF qui veut à la fois être reconnu comme être et qui veut être accepté dans la communauté. On peut être à part entière dans le privé, mais lorsqu’on est inclus dans le travail, il convient d’accepter les codes sans poser aucune question. Tel est notre espace, telle est l’évidence que K. n’admet pas et s’épuisera à contester.

Deux romans, deux questions qui surgissent, brûlantes, éternelles : pourquoi suis-je mortel et pourquoi dois-je avoir un rôle et ne pas être moi tout entier ? Ces deux interrogations valaient deux romans distincts qui prennent au fil des décennies une importance toujours accrue. Phare exceptionnel, Kafka éclaire de ses deux diamants noirs la trouble réalité de nos existences présentes.


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