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Il est fou, ce Guillon !

Publié le 26 mars 2010 par Savatier

 Faut-il faire taire les humoristes, limiter leur répertoire à d’aimables plaisanteries, à des saillies consensuelles ? Faut-il leur imposer, comme dans la sphère publique, les règles du politiquement correct qui, souvent, brouillent le débat en le vidant de sa substance ?

Pour la troisième fois, Stéphane Guillon vient de provoquer l’ire de l’un des invités de l’excellent 7/10 de Nicolas Demorand sur France Inter. Il y eut d’abord Dominique Strauss-Kahn, qui ne goûta guère le sketch au vitriol qui précéda son arrivée dans le studio et le fit clairement savoir. Si l’on en croit quelques témoignages, ce mécontentement fut ensuite appuyé par le chef de l’Etat lui-même. Il y eut Nicolas Hulot, furieux de s’être vu traité d’éco-tartuffe, ulcéré qu’on lui rappelle, au passage, quelques-uns de ses comportements jugés peu compatibles avec le discours qu’il avait tenu dans Le Syndrome du Titanic. C’est maintenant au tour d’Eric Besson, auquel la chronique décapante du 22 mars dernier n’avait pas plu (sans pour autant qu’il l’eût écoutée !), de s’indigner.

Se pose alors une question : les humoristes auraient-ils aujourd’hui la dent plus dure qu’ils ne l’avaient hier, ou bien les politiques seraient-ils devenus moins tolérants face à l’ironie ? La bonhomie avec laquelle Martine Aubry accepta d’avoir été qualifiée de « petit pot à tabac » par le même Guillon tendrait à prouver que le monde politique peut encore - et c’est heureux -  s’accommoder d’un portrait-charge sans en faire une affaire d’Etat.

Au pays de Rabelais, de Voltaire et de Beaumarchais, la satire reste une tradition bien ancrée, presque une seconde nature. Thierry Le Luron, Coluche, Pierre Desproges savaient se montrer cruels avec leurs cibles favorites. Et si, aujourd’hui, parmi les « flingueurs du P.A.F. », Stéphane Guillon occupe une place de premier plan, c’est parce que ses chroniques corrosives et son sens de la formule qui tue (qu’on peut aimer ou non)réjouissent quasi quotidiennement deux millions d’auditeurs.

Choisir un métier public (spectacle, politique, etc.) implique souvent une exposition, notamment à la critique, au pamphlet – genre littéraire en voie de disparition – et à la caricature. Cela fait partie du jeu. Vouloir y échapper relève, dans une démocratie, de l’illusion et il semble bien exister, en la matière, une règle de proportionnalité : plus une personne s’expose, plus son pouvoir s’accroît, plus elle constitue une cible privilégiée. On objectera que Stéphane Guillon, plus que d’autres, outrepasse les limites de l’acceptable dans le registre satirique. Peut-être, mais ces limites ne sont-elles pas, à leur niveau, outrepassées par les politiques eux-mêmes, lorsqu’ils se font photographier avec leur nourrisson dans une maternité ou dans un palace parisien, portant les créations d’un couturier de renom pour un hebdomadaire à grand tirage ? Ou encore, comme Eric Besson qui, lorsqu’il fut invité au Campus de l’UMP en 2009, fit ostensiblement un doigt d’honneur aux caméras de la presse ? Par ailleurs, le monde politique contemporain se montre moins que jamais avare de petites phrases, de mots cruels, d’injures, voire de calomnies envers l’adversaire, la dernière campagne pour les élections régionales en fut assez été le théâtre pour que chacun s’en souvienne. Dès lors, on conçoit difficilement que celles et ceux qui s’affranchissent du minimum de sobriété qu’on est en droit d’attendre d’eux dans l’exercice de leurs fonctions puissent légitimement condamner les saltimbanques qui les brocardent dans les média. D’ailleurs, comme le disait Sacha Guitry : « Redouter l’ironie, c’est craindre la raison… »

Les humoristes, comme les artistes des arts plastiques ou les écrivains, jouent un rôle particulier, subversif. Ils questionnent, indiquent des pistes de réflexion, repoussent les frontières du socialement acceptable, de la bien-pensance et de l’hypocrisie ; choquer fait partie de leur métier, afin de faire évoluer la société, d’éviter qu’elle ne se sclérose dans un confortable ordre établi qui n’est jamais de bon augure. S’ils s’étaient contentés d’un respect figé des règles de leur art et des normes de leur temps, Baudelaire n’aurait jamais publié Les Fleurs du Mal, Courbet n’aurait jamais peint L’Origine du monde, ni Manet, Olympia, ni Picasso, Les Demoiselles d’Avignon.

En outre, l’humoriste exerce une fonction plus de deux fois millénaire, qui consiste à rappeler les princes aux réalités du monde. Ils figurent le serviteur qui, à Rome, murmurait au général victorieux, lors de son triomphe, « Souviens-toi que tu n’es qu’un homme ». Ils sont ces « fous » ou « bouffons » qui, dès le IXe siècle et plus encore à partir du XIVe siècle, divertissaient le roi de France mais aussi le raillaient, comme ils mettaient en lumière, à grands renforts de sarcasmes, les travers des puissants. Le fou pouvait se permettre toutes les insolences, à condition qu’il le fît avec esprit, sans craindre la moindre réprobation. Il bénéficiait de la protection royale ; Victor Hugo nous le rappelle dans Le Roi s’amuse, où il met en scène Triboulet, le bouffon de François Ier ; Alexandre Dumas fera de même, dans La Dame de Monsoreau, avec Chicot, le fou des rois Henri III et Henri IV.

Sous le pouvoir royal (la fonction disparut avec Louis XIV), il n’aurait jamais été question de fustiger une « dérive » du fou, car cela n’aurait eu aucun sens. Eric Besson invite à réfléchir sur « la responsabilité de France Inter comme radio du service public », parce que notre époque souffrirait, selon lui, qu’au « nom de l’humour, on ait le droit de tout dire ». Il faut pourtant bien rappeler que le fou de cour avait justement le droit de tout dire au nom de ce que les traités de bonne gouvernance de l’époque présentaient comme une forme de « service public », puisque ces bouffons étaient payés sur la cassette royale, donc par l’Etat. Ils exprimaient d’ailleurs une partie de ce que pensait l’opinion publique, au même titre que les humoristes d’aujourd’hui.

Que ces derniers fassent preuve d’insolence, d’irrespect, voire de férocité dans leurs sketches n’a rien de surprenant. En revanche, on est en droit de se demander pourquoi les protestations des intéressés ne visent pratiquement que Stéphane Guillon. Il y a là un phénomène étrange et inquiétant qui mériterait d’être étudié. Car, si l’on compare, à titre d’exemple, les allusions au physique d’Eric Besson contenues dans sa chronique avec celles d’autres humoristes, concernant la taille du chef de l’Etat, le sourire d’une ancienne Garde des sceaux ou le maquillage de la ministre de la Santé (entre autres), on s’aperçoit qu’elles ne dépassent en rien les frontières de ce type de discours ou celles dont usent des caricaturistes de la presse écrite.

En rappelant que le droit à la caricature existait sur France Inter, tout comme le droit de critiquer la caricature, Nicolas Demorand, en grand professionnel du journalisme, a eu raison de défendre son chroniqueur. Jean-Luc Hees, président du groupe Radio France, a préféré présenter ses excuses au ministre, un acte qu’il était libre de choisir, mais auquel il n’était nullement obligé. Nicolas Sarkozy l’avait affirmé, au moment du procès des caricatures de Mahomet : « Je préférerai toujours les excès de la caricature à l’absence de caricature. » Cette opinion l’honore. Et, si Stéphane Guillon se montre «excessif», c’est dans le cadre légitime de son métier de fou du roi. Le faire taire ne serait pas seulement un mauvais coup porté à la liberté d’expression des humoristes, cela reviendrait à renouer avec cette pratique de l’Antiquité qui consistait à tuer (ici, virtuellement) le porteur de mauvaises nouvelles.

Les politiques attaqués ne manquent d’ailleurs pas d’armes contre les charges dont ils font l’objet. S’ils ont de l’humour, ils peuvent répondre par un trait d’esprit : Clémenceau se montrait redoutablement efficace dans ce registre; mais tout le monde n’est pas Clémenceau… Dans un Etat de droit, ils peuvent aussi avoir recours aux tribunaux, même si ce recours est, contre un caricaturiste, rarement suivi d’une condamnation. Ils peuvent encore choisir de garder le silence, ce qui confine la portée du propos de l’humoriste à l’horaire de diffusion de sa chronique et protège du ridicule. Enfin, pourquoi ne se consoleraient-ils pas simplement en faisant leur ce bon mot de Guitry (encore lui) : « Si ceux qui disent du mal de moi savaient exactement ce que je pense d’eux, ils en diraient bien davantage. » Ou en méditant ces phrases de Cioran tirées de son recueil d’aphorismes, De l’inconvénient d’être né (Gallimard) : « Lorsqu’on nous rapporte un jugement défavorable sur nous, au lieu de nous fâcher, nous devrions songer à tout le mal que nous avons dit des autres, et trouver que c’est justice si on en dit également de nous. L’ironie veut qu’il n’y ait personne de plus vulnérable, de plus susceptible, de moins disposé à reconnaître ses propres défauts, que le médisant. Il suffit de lui citer une réserve infime qu’on a faite à son sujet pour qu’il perde contenance, se déchaîne et se noie dans sa bile. »

Illustrations : Stéphane Guillon © Radio France - Vélasquez, Bouffon - J. A. Beauce, Triboulet. 


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