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Le silence de Chateaubriand

Par Montaigne0860

Il a beau nous conter avec une profusion de détails son voyage de 1833 à Prague, nous décrire les mille et un détours qui le retardèrent, les visages frais des filles de son logeur bavarois, les collines tranquilles de Bohême, sa prose légère se fait symphonie et sous chaque mot, chaque élément, chaque phrase, court un silence où l’on perçoit ses battements de cœur, forme de magie du vieil écrivain dépris de tout – il va saluer Charles X réfugié à Prague – qui s’écoute se taire en écrivant. Les longues phrases faussement lourdes sont un retard, elles s’acheminent lentement vers un futur bien réel, vers ce moment où il va cesser d’écrire ses Mémoires, mais le regret – avec la mort au bout – est repoussé de toutes ses forces par le velours serré de son style aux apprêts très voyants où court cependant une finesse tranquille de prosateur sûr de son rythme et de ses harmonies. Parfois au bout d’une phrase émerge un soupir dénonçant la vanité de son entreprise et l’on dirait alors un nageur qui reprend l’air en surface avant de replonger dans le monde du silence de la mémoire écrite. Il interrompt son avance de courriers prosaïques qui lui permettent d’ouvrir des blancs, de faire entendre le bavardage daté de ses correspondants, si bien que lorsque sa prose reprend, on soupire d’aise de retrouver le souffle éperdu de l’homme vivant qui se souvient, vision musicale de sa respiration inépuisable. La nappe continue des pas donne à entendre le passé dans son entier, tandis que le présent conté dans un silence de sépulcre chante les détails perçus que sa mémoire lui murmure. Un brin d’herbe, un chant d’oiseau, un filet d’eau lui suffisent parfois pour donner vie à ce qui fut et continue sans lui et qui demeure pour toujours présent à l’intérieur de son souvenir. Le silence qui hante ces évocations vient de ce qu’il n’oublie jamais le moment où il écrit, ce « bien plus tard » qui est son vrai présent de mémorialiste penché sur l’écritoire.
Ce matériau de base, le silence, est une enveloppe rude que le conteur projette constamment au devant de lui car il sait que c’est là que résonnent les harmoniques de son chant. Sans sa caisse vide le violon ne donnerait qu’un grincement de porte noire. Mais l’âme est à l’intérieur et si le ton rouge de Chateaubriand entre en écho avec notre sensibilité, c’est que les mémoires s’entrécoutent : mémoire du règne de Charles X, dernier des Capétiens, donc toute l’histoire depuis près de mille ans, mémoire de cette époque de Louis-Philippe où tout est perdu, et enfin présent où l’auteur se souvient d’un temps qui signa le fin d’une époque et que, décrivant, il lance vers le futur de ses mémoires écrites, avec ce minimum d’illusion qui lui permet de progresser dans son récit. Grâce au silence qui entoure ce chant aux multiples étagements nostalgiques, sa voix résonne inaltérée, d’une sûreté de trait que notre lecture écoute avec ferveur, présence vive dont les vibrations entrent en écho parfait avec notre propre présence et nous réconfortent au plein de notre temps qui va.


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