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La tête dans le bocal : chapitre 10.

Par Manus

La tκte dans le bocal : chapitre 10.

CHAPITRE 10.

La journιe avait ιtι moite, oppressante, de ces jours oω le soleil semble s’ιcraser de tout son astre sur le sol, s’ιclater, s’ιparpiller en milliards de particules brϋlantes dans l’air.

Les mains plongιes dans le bocal de Ferrari pour se les rafraξchir, Moliθre lui relatait encore les derniθres bribes de sa journιe auprθs de son grand-pθre ; Blanche apparϋt dans la cuisine, sublime, cintrιe dans une robe d’ιpoque rose pβle qui lui confιrait un teint satinι, rιvιlant sa fιminitι tant de fois bridιe.  Son fils la mangea du regard, la fit rire par son expression dιvorante, elle le bouscula ; ils s’en allθrent vers la voiture, Blanche prιcιdant son fils comme s’il ιtait son page.

Minuit.  Ces deux aiguilles sur le douze en plein milieu de la nuit, cela Moliθre reconnaissait, il ιtait minuit, l’heure oω les hommes se modifient en loups-garous, oω les vampires se dιlogent de leurs tombes, oω les fantτmes se secouent de leur poussiθre pour aller hanter les vivants, oω les femmes s’effondrent et pleurent.  La joue couchι sur le flanc ΰ cτtι du bocal, le bras lui servant d’oreiller, Moliθre semblait dormir, somnoler, rκver ? ; la respiration rιguliθre, les paupiθres rabattues sur ses yeux, il ne  remuait que les lθvres, dont ιmanait un son, un chant, une priθre adressιe au poisson qui visitait sans relβche son univers.  Des mots attachιes les uns aux autres tels des wagons qui s’accrochaient tant qu’ils le pouvaient ΰ la locomotive, qui hurlait un coup, deux coups, trois coups, comme authιβtre ce soir, oω sa mθre aurait dϋ flamboyer.  Mais il avait dιjΰ compris : dans la voiture, elle roulait, exubιrante, attention, maman !  une voiture arrive en face !  lui avait criι son fils en s’agrippant au dossier du fauteuil, elle se rabattit sur la droite, hilare, tenait son volant d’une main seulement, elle dιviait encore, j’ιtais inquiet, elle ne rιussissait pas ΰ garder la droite, alors je hurlais encore sur elle, presque trop tard, on a eu de la chance, la voiture croisιe de face, les grands phares allumιs, ιructait sa colθre dans un interminable cri de klaxon qui s’estompait derriθre nous ; nous ιtions ΰ destination, maman avait longuement laissι son corps se reposer sur la carrosserie avant de se rendre au thιβtre, oω une foule compacte  l’attendait pour l’acclamer, l’applaudir, la vιnιrer.  Je la laissais entrer par les coulisses, et moi je m’ιtais installι devant, au premier rang, alors que des milliers de spectateurs s’alignaient derriθre, sans qu’aucun n’ose s’asseoir prθs de l’estrade.  La grand messe s’engageait, les premiers coups remplissaient toute la salle qui s’ιtait tue, intimidιe, impressionnιe par ce soudain vacarme : un ! deux ! trois !  le lever du rideau s’enclenchait, les acteurs ιtaient en place, ma mθre trτnait lΰ au milieu de tous ces badauds, inιgalable.  

Un acteur vκtu tel un prince s’adressait ΰ ma mθre ΰ grands effets de manches, le verbe haut, l’allure arrogante ; elle souriait maman, sa rιponse se faisait attendre, le souffleur, tel un crocodile les yeux au ras de l’eau, visait les dιbuts de phrase dans son oreille qu’elle rιpercutait ΰ la lettre, rιplique du prince qui ne s’ιtait pas faite attendre, au tour de maman maintenant, encore un blanc, elle n’y arrivait pas, coinηait, ιtait-ce volontaire ? se demandaient toutes les personnes assises derriθre moi, pourtant on entendait la voix du souffleur jusqu’au milieu de la salle, maman ne pouvait que rιpιter mot ΰ mot ce qu’il lui dictait, le prince se rapprochait d’elle, et ΰ son tour lui soufflait son texte dθs sa tirade terminιe ; au lieu de s’imprιgner de ces personnes aidantes, elle s’ιtait mise ΰ rire, d’abord comme si elle ιtait envahie d’un fou-rire, sauf qu’ensuite elle s’esclaffait de plus en plus fort, ΰ gorge dιployιe, j’ιtais mal ΰ l’aise, d’autant plus que les gens s’agitaient sur leurs chaises, chuchotaient qu’elle le faisait exprθs pour tout faire rater, ma mθre ιtait secouιe de rire, elle se tordait mκme, ΰ tel point que l’autre acteur, ainsi que les valets sur scθne, s’ιtaient laissιs prendre par contagion, avaient du mal ΰ rester impassibles, elle essayait de se retenir au dossier de la chaise qui tenait pour seul dιcor, loupait la prise, et chutait, tombait, s’affalait, s’ιtalait de tout son long sur les planches, de maniθre tellement inattendue, de faηon si grotesque que cette scθne passe et repasse en boucle dans ma mιmoire, comme si cet ιcroulement se dιroulait au ralenti, chaque ιtape grossie aux yeux de tous les spectateurs.  Le pharmacien, le mιdecin gιnιraliste, les commerηants, nos voisins, tous s’ιtaient donnι le mot pour la huer, la siffler, et les femmes ιtaient de la partie en persiflant, que c’ιtait bien fait pour cette traξnιe, cette salope voleuse de maris, et qu’elle ne mιritait que cela, une autre, pile assise derriθre moi, la raillait, en marmonnant suffisamment fort ΰ son mari pour que cela me parvienne, qu’il suffisait de regarder son sauvage de fils pour comprendre ce qu’elle ιtait : une ιpave, imbibιe d’alcool, qui foutait en l’air la vie de son propre enfant.

Maman ιtait lΰ, comme ηa, ΰ terre, elle ne riait plus, enfin si, sauf que son rire ressemblait ΰ une plainte, un cri qui ιmanait du plus profond de son κtre, ιtouffι par le vacarme des autres dans la salle, par cette chaleur asphyxiante qui nous enserrait les tempes, cette sueur qui m'ιtranglait, ces gestes obscθnes que je devinais, que je n’osais affronter de face,  et maman, comme cela, seule, sans que le prince ne se penche pour la relever, les bras ballants, ils la contemplaient lβchement.

Je ne pouvais plus la laisser ainsi, je m’ιtais levι, non, je ne me levais pas, je bondissais, je volais ΰ son secours, courrais ΰ son chevet, sans plus me laisser paralyser par le comportement bestial qui giclait de la salle, je ne voulais plus qu’elle subisse cela encore plus longtemps ; j’ιtais agenouillι prθs d’elle, posais mes deux mains sur ses joues rouges, gluantes, trop maquillιes, j’essuyais ses larmes avec un pan de mon T-shirt, caressais ses cheveux d’ange, c’ιtait la premiθre fois que je la touchais, que j’entrais en contact avec elle, avec ma maman effondrιe et abandonnιe.  Son corps semblait se ranimer au contact de ma peau, j’en profitais pour lιgθrement la soulever par les aisselles, elle suivait le mouvement, emboξtait chacun de mes gestes, l’un aprθs l’autre, ses pas la portaient, se laissaient conduire par les miens. L’air du soir emplissait nos poumons suffocant, les ιtoiles dιgoulinaient tout autour de nous, la lune, ιblouissante, nous servait de guide jusqu’ΰ la voiture.  Quelques personnes nous entouraient, un homme s’ιtait proposι pour nous reconduire ΰ la maison, mais sa femme l’arrκtait d’une parole lapidaire, et ils s’en allaient rejoindre les autres animaux ΰ l’odeur puante ; ma mθre s’ιtait laissιe faire comme une enfant, et j’avais pu l’asseoir cτtι passager, patient, j’attendais debout prθs de la voiture, la portiθre du conducteur grande ouverte pour que l’air circule dans l’habitacle ; discrθtement, un homme que je ne connaissais pas s’ιtait approchι, quelque chose de bon ιclairait son visage, il ne m’adressait pas laparole, me lanηait un clin d’œil entendu, et tout naturellement, je m’installais ΰ l’arriθre de la voiture, lui, le pilote, roulait lentement, attentivement, sans brusques coups de volant dans les tournants.

- « Je m’appelle Absalon. » m’avait-il dit alors que nous ιtions arrivιs ΰ bon port ; je le dιvisageais, les yeux grands ouverts comme pour mieux m’imprιgner de cette bontι qui jaillissait de sa voix posιe et ferme ; il rentrerait ΰ pied jusqu’ΰ sa voiture parquιe au thιβtre, je n’avais pas ΰ m’inquiιter pour lui, est-ce que ηa ira pour la suite ? J’acquiesηais,  extrayais ma mθre de la voiture, la dιracinais centimθtre par centimθtre du sol, jusqu’ΰ sa chambre. 


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