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Changer la ville pour changer la mobilité: réponse à l’article de M. Maury dans les Infos du 26 mars 2010

Publié le 08 avril 2010 par Servefa

Dans le journal des Infos n° 380 du 26 mars 2010 un article du citoyen calédonien M. Maury est paru sous le titre « Circulation dans le Grand Nouméa : ce qu’il faut faire » que vous pouvez lire ici .

Pour commencer, il me paraît important de remercier M. Maury de poser le débat de la circulation routière tant celui-ci constitue un symptôme essentiel d’une urbanisation sur laquelle il convient de poser un regard approfondi. Par ailleurs, tout comme un médecin ne peut soigner une maladie sans le concours de son patient, il apparaît déterminant d’impliquer au maximum la population du Grand Nouméa dans les réflexions liées aux transports et au développement de l’agglomération. Espérons que cet échange y contribue, aussi modestement soit-il.

Ma réponse s’articulera en trois parties qui collent quelque peu à mon cursus professionnel. En premier lieu, je prendrai le costume de l’ingénieur en circulation pour répondre précisément aux propositions de M. Maury.  Mais dans un deuxième temps, j’essaierai de montrer les limites d’une compréhension des problématiques de circulation sous le seul angle technique de l’ingénieur pour finalement conclure par le regard d’un urbaniste qui questionne le développement urbain dans sa globalité[1].

« Ce qu’il faut faire » pour monsieur Maury peut être résumé en deux points :

-   Ajouter des voies de circulation,par exemple en supprimant les bretelles d’insertion des échangeurs pour leur préférer l’adjonction d’une file ;

-   La modification des carrefours et du maillage des voies. Cela comprend d’un part la simplification du réseau par la suppression de carrefours sur les axes importants et d’autre part la transformation des giratoires en carrefours à feux ou échangeurs suivant les cas.

De telles solutions entendent augmenter la capacité générale du réseau viaire par la concentration des flux sur des « super axes » allégés de tous les mouvements perturbateurs.

M. Maury voit clair et un tel schéma n’a rien de surprenant car voilà bien ce qu’ont essayé de faire les ingénieurs en circulation depuis cinquante ans : depuis que la ville s’adapte à l’automobile. Mais un demi-siècle d’expériences a finalement permis d’accumuler les enseignements qui mettent à nu les limites d’une telle approche.

Un premier enseignement provient des villes américaines qui ont eu la volonté politique et les fonds nécessaires pour augmenter considérablement leur réseau de routes dans une fuite en avant finalement toujours perdue. En effet, la construction de nouvelles infrastructures ne se contentent pas d'écouler le trafic existant: elle en créé ! Ainsi, le trafic généré et les déplacements induits par la construction des infrastructures ont tôt fait de les saturer à nouveau pour reconduire à l’équilibre que constitue la congestion. Ainsi, on construit une infrastructure avec une durée de vie de 20 ans mais en 3 ans elle est saturée, embouteillée, congestionnée. Et voilà bien ce qu’il risque d’arriver avec les solutions dans un immense gaspillage d’argent public si le Grand Nouméa s'apprête à en faire de même, car voilà bien ce qui est arrivée à la ville de Houston (Texas) qui avec une population stable (à peine 0,5% de croissance démographique annuelle) a doublé son système autoroutier ces 20 dernières années tout en voyant la congestion augmenter de près de 10%[2].

Par ailleurs, de nombreux observateurs soulignent le caractère contradictoire de telles configurations « hub et spokes »[3] où chaque mouvement passe par une voie du niveau hiérarchique le plus élevé, ce qui concrètement signifie qu’il faut prendre une voie express pour acheter sa baguette de pain. Une conception de ce type conduit à la concentration des trafics alors qu’une dilution serait plus souhaitable. Ainsi, une large partie du réseau viaire s’avère très peu exploitée (80% du réseau ne porte que 20% des flux[4]) et les « points nodaux », c’est à dire les carrefours, giratoires ou échangeurs, se trouvent nécessairement congestionnés puisque devant assumer la gestion de très grandes quantités de flux.Et si je partage l'avis de M. Maury sur l’abus qui a pu être fait sur l’utilisation de giratoires (toutefois précieux du point de vue de la sécurité routière) et sur une meilleure adaptation des carrefours à feux dans certains environnements, la mise en œuvre de nouveaux carrefours, fussent-ils des échangeurs, n’apportera un semblant de fluidité que pour une période donnée (comme expliqué plus haut) et au risque de saturer plus durement la destination (le centre-ville de Nouméa a une capacité d’absorption de trafic limitée et non extensible).

Par ailleurs un tel réseau présente ainsi une très faible capacité d’adaptation au changement, augmente les distances parcourues et plus encore les distances à parcourir en construisant une juxtaposition de quartiers faiblement reliés : l’ensemble génère toujours plus de déplacements et rend difficiles et dangereux les autres façons de se déplacer comme la marche ou le vélo. Ainsi, tout déplacement sécuritaire ne peut plus se faire qu’en voiture : combien sont-ils parmi les lecteurs de ces lignes les « parents-taxi » qui prennent leur voiture pour accompagner leurs enfants à un collège ou une école pourtant situé à moins de 1 km de chez eux ? N’est-il pas remarquable qu’actuellement les conditions de circulation du Grand Nouméa s’améliorent de manière spectaculaire pendant les vacances scolaires ?

Enfin, un système de déplacements qui repose entièrement sur l'utilisation de l'automobile apparaît bien peu efficace dans l'utilisation de l'espace. La topographie du Grand Nouméa demande en effet une utilisation raisonnée et rationnée de l'espace pour la construction d'infrastructures. Or, une voie express ne permet, sans parler de l'encombrement des carrefours, le transport que d'environ 4000 usagers par heure et par sens sur une emprise de 40m, soit autant qu'une ligne de bus à haut de niveau de service sur une emprise de 12m. Aussi, le réseau routier du Grand Nouméa apparaît finalement faiblement améliorable, les propositions apportées dans l'article de M. Maury n'offrant finalement que de faibles gains, et seule une refonte complète du système de déplacement permettra une mobilité confortable dans le Grand Nouméa.

En effet, plus de routes ou pas, la situation de la circulation routière dans le Grand Nouméa ne pourra qu’empirer si des modifications radicales à l’urbanisation ne sont pas apportées et la seule prise en considération de la congestion urbaine d’un point de vue technique, par des ingénieurs, mènera toujours à l’impasse. Il s’agit de s’attaquer aux racines du problème dont la congestion n’est qu’un symptôme : un développement urbain diffus soumis à l'utilisation exclusive de l'automobile.

Ainsi, il s'agit d'adopter une vision radicalement différente de la ville qui vise à limiter ce que les spécialistes appellent la dépendance à l'égard de l'automobile tantcette dernière constitue un mode de déplacement finalement peu approprié au milieu urbain.

Pour cela les urbanistes invitent à penser ensemble les aménagements et les transports. Pour cela ils préconisent d'aménager des quartiers qui favorisent grandement l'utilisation des modes actifs comme la marche à pied et le vélo et de procéder à un développement urbain constitué d'archipels compacts reliés par des transports collectifs efficaces. Cela s'avère à l'opposé de la construction dispersée de lotissements à Païta ou ailleurs. Par ailleurs il convient de limiter la construction d'ensembles avec fonctions uniques de ne plus construire ici les lotissements résidentiels et là les grands centres commerciaux. L'effervescence autour de la construction de nouveaux «hypers» apparaît dans cette optique bien inquiétante car le développement d'un commerce de proximité s'avère absolument nécessaire et bien à l'opposé de ces grands centres qui ne peuvent exister que dans des villes toutes vouées à l'automobile.

Enfin, il s'agit d'adapter l'automobile à la ville afin de favoriser les autres modes et de participer au rééquilibrage des moyens de transports. Cela signifie de limiter finalement la capacité du réseau viaire, les opportunités de stationnements et surtout les vitesses. Il s'agit ainsi de privilégier une ville dite passante, constituée de nombreuses rues parcourues à des vitesses réduites afin d'avoir des quartiers hyperconnectés les uns aux autres qui réduisent les distances à parcourir pour les usagers des autres modes que l'automobile.

L'ensemble de ces mesures est évidemment beaucoup plus complexe à mettre en œuvre que celles proposées par M. Maury qui, nous l'avons vu, ne demandent que quelques milliards pour des entreprises de BTP. Mais elles au moins permettent d'apporter des solutions viables à long terme[5].

François Serve


[1] Ce chemin de l’ingénierie à l’urbanisme a été emprunté par beaucoup de chercheurs sur les problématiques de congestion tels que Marc Wiel, Jean-Pierre Orfeuil ou encore Jean-Marc Offner, pour ne citer que les plus connus.

[2] Le Texas Transportation Institute collecte des données sur l’état de la congestion dans toutes les villes américaines depuis de nombreuses années : une véritable mine d’or !

[3] Voir « Accompagner les turbulences, une périurbanisation durable » de François Mancebo dans Les annales de la Recherche Urbaine, n°101, 2008.

[4] Lire: Jiang, Bin(2009) «Street hierarchies: a minority of streets account for a majority of traffic flow». International Journal of Geographical Information Science. 23: 8. 1033 — 1048

[5] Pour des raisons de compacité du texte j'ai du m'abstenir de plus amples discussions sur ce sujet passionnant. Toutefois, si M. Maury ou d'autres lecteurs souhaitent me contacter, qu'ils n'hésitent pas.


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