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Rencontre avec Denis Raisin Dadre, directeur de Doulce Mémoire

Publié le 14 avril 2010 par Jeanchristophepucek

Depuis vingt ans, l’ensemble Doulce Mémoire nous entraîne à la découverte des musiques de la Renaissance, principalement italiennes et françaises, nous permettant d’entendre, souvent pour la première fois depuis leur création, les œuvres qui charmaient l’oreille de Léonard de Vinci ou d’Henri IV. Il y a quelques semaines, paraissait, chez Ricercar, Que je chatoulle ta fossette (chronique disponible ici), disque consacré aux danceries publiées par Pierre Attaingnant durant la première moitié du XVIe siècle, offrant une occasion à Doulce Mémoire de mettre en pratique le fruit de ses recherches sur l’interprétation de ce répertoire. Denis Raisin Dadre, directeur de l’ensemble, m’a fait l’honneur de répondre à mes questions sur cet enregistrement, mais également sur les choix qui guident son travail et sur ses projets futurs. Je l’en remercie chaleureusement.

denis raisin dadre

Jean-Christophe Puček : 2010 est, pour Doulce Mémoire, une année anniversaire, puisque vous avez fondé votre ensemble il y a vingt ans. Pourriez-vous, en quelques mots, nous expliquer les raisons qui ont présidé à sa création en 1990 et nous décrire les grandes étapes qui ont marqué son histoire ?

Denis Raisin Dadre : L’ensemble a été fondé avec la volonté explicite de se consacrer aux musiques de la Renaissance et rien qu’à elles, mais sous leurs aspects les plus contrastés, profanes et sacrés. J’avais remarqué que les historiens ne parlaient jamais de musique dans leurs ouvrages consacrés à cette période, comme si Léonard de Vinci, Raphaël, Michel-Ange, Érasme, Rabelais, Luther avaient vécu dans un environnement où elle était absente, alors que tous les textes de la Renaissance parlent abondamment de la place qu’elle occupait dans la société et surtout de l’importance qu’il lui était accordée. Alors, nous avons modestement essayé de réparer cette injustice.

J.-C.P. : Le parcours discographique de Doulce Mémoire ressemble, jusqu’à présent, à un sans-faute, toutes vos réalisations ayant généralement été fort bien accueillies, tant par la presse dite spécialisée que par le public. Quelles sont, selon vous, les raisons de ce succès constant ?

D.R.D. : Succès, je ne sais pas, mais disons que nous avons fait des disques de façon mesurée en les préparant le mieux possible, avec toujours les mêmes musiciens et dans un esprit d’équipe. Pour qu’un enregistrement soit réussi, vraiment réussi, il faut une alchimie complexe entre la préparation, l’organisation, mais aussi l’improvisation, la remise en question et la part de folie créatrice. La maturation d’un projet discographique est, chez moi, très longue et je considère que produire un disque doit être fait avec le plus grand soin.

J.-C.P. : Avant de parler plus précisément de votre tout dernier disque, je souhaiterais revenir un instant sur celui consacré aux laudes, qui faisait se côtoyer musique italienne de la Renaissance et chant persan. Comment avez-vous eu l’idée de ce projet ? Au-delà de l’émotion musicale, cherchiez-vous à délivrer un message particulier en faisant dialoguer deux cultures qui semblent, pour le profane, si éloignées l’une de l’autre ?

D.R.D. : Au début, il s’agissait d’enregistrer un disque de laudes, car j’aime cette musique, sacrée mais non liturgique, qui était pratiquée dans les confréries et incarne la piété populaire dans ce qu’elle a de plus noble et de plus poignant. Puis, comme je travaillais déjà avec nos amis iraniens, Taghi Akhbari et Nader Aghakhabani, l’idée m’a traversé, trois mois avant le début de l’enregistrement, d’adjoindre aux laudes des musiques de confréries musulmanes. C’est l’exemple même d’un projet pas du tout préparé : je me suis autorisé à tout changer au dernier moment pour intégrer la musique soufi, et tout s’est fait dans l’improvisation la plus totale et le plus grand enthousiasme ! Quant au message, la musique parle d’elle-même, elle dit ce qu’il y a de plus universel au cœur des hommes.

J.-C.P. : Avec Que je chatoulle ta fossette, que vient de publier le label Ricercar, vous retrouvez Pierre Attaingnant, auquel vous aviez consacré votre premier enregistrement chez Astrée, en 1995. Pourquoi avez-vous souhaité revenir à ce répertoire ? Sur quels points votre approche de ces danceries et chansons a-t-elle évolué ?

D.R.D. : C’est le patron de Ricercar, Jérôme Lejeune, qui m’a demandé de faire un disque sur les danceries, ce qui tombait fort bien puisque notre premier disque, chez Astrée, est épuisé. La grande différence, c’est que notre pratique des instruments s’est considérablement améliorée, mais aussi que nous avons vu danser ces danses que nous jouons donc tout naturellement en pensant au contexte du bal. Ce qui m’a également plu c’est que, quinze ans après, l’énergie et la joie avec laquelle nous interprétons ce répertoire sont demeurées intactes.

J.-C.P. : Comme vous le soulignez dans votre introduction au livret du disque, il a été l’occasion de faire jouer ensemble des instruments, dont certains n’avaient, jusqu’ici, jamais été utilisés par les ensembles de musique de la Renaissance, sans unifier le diapason, afin de tenter de s’approcher le plus possible des couleurs  d’origine de ce répertoire. Pouvez-vous nous en dire plus sur les expériences qui ont été menées lors de cet enregistrement ? A quelles difficultés vous êtes-vous heurté, notamment du fait de cette disparité des diapasons utilisés ? Doit-on le considérer ce disque comme une sorte de manifeste ?

concert ecole florentine 16e siecle
D.R.D. : En fait, cette expérience était plus compliquée intellectuellement que dans la pratique. Les flûtes jouaient une quarte au-dessus des violons, donc soit nous transposions une quarte en dessous pour jouer avec les violons, soit c’était eux qui montaient d’une quarte pour jouer avec nous. Le tout était de le décider à l’avance. Il y a des années que Jérémie Papasergio mène des recherches sur ces questions de diapasons, mais c’est la première fois que nous les mettons en pratique. Nous faisons, en quelque sorte, de la recherche appliquée et c’est un travail passionnant, car, avec cette relativité du diapason, on retrouve enfin les couleurs et le goût de cette musique, les cordes moelleuses avec le diapason bas, les vents brillants avec le diapason haut. Pour ce qui est de la philosophie qui sous-tend cet enregistrement, je suis tenté de faire un parallèle avec la cuisine : soit on préfère manger de savoureuses tomates d’une variété ancienne cultivées en pleine terre, soit celles qui poussent dans de l’eau à grand renfort de produits chimiques. Pour ma part, il y a longtemps que j’ai fait moins choix, comme je l’ai fait pour ce qui concerne la musique.

J.-C.P. : Le caractère expérimental de Que je chatoulle ta fossette m’amène tout naturellement à vous interroger sur la place que tient la recherche dans votre travail de directeur d’ensemble. Passez-vous beaucoup de temps dans les bibliothèques ou dans les ateliers des facteurs d’instruments ? Sur ce dernier point, allez-vous poursuivre votre travail de résurrection d’instruments oubliés ?

D.R.D. : Moi, je m’occupe de l’aspect recherche de partitions mais aussi d’idées, au travers de lectures, de rencontres, en rêvant également. Jérémie Papasergio, de son côté, cherche, en collaboration avec les facteurs, sur les instruments à vent et il poursuit toujours ses investigations. Ce qui resterait maintenant à faire, c’est ressusciter les grands ensembles de musiciens tels qu’ils existaient à la Renaissance, mais là, c’est une question de moyens, car l’argent consacré, en France, à la musique de cette période est sans commune mesure avec les subventions octroyées aux orchestres.

J.-C.P. : En dépit des difficultés qui touchent actuellement le monde de la culture et, en particulier, celui de la musique, Doulce Mémoire semble faire preuve d’un dynamisme que beaucoup pourraient lui envier. Comment parvenez-vous à faire face au marasme ambiant ? Ressentez-vous, malgré tout, les effets de cette crise ?

D.R.D. : Face au marasme, il n’existe qu’une seule réponse qui tient en deux mots : dynamisme et invention. Ceci dit, il y a un véritable recul, en France, de l’intérêt pour les musiques dites « savantes », assorti d’une rupture de transmission avec les jeunes générations assez préoccupante. Disons, pour résumer, que notre époque est plus dionysiaque qu’apollinienne ! Quoi qu’il advienne, je garde néanmoins la certitude que, sur le long terme, le beau perdurera, et qu’un compositeur comme Josquin Desprez sera toujours joué.

J.-C.P. : Pour finir, quels sont les projets de Doulce Mémoire pour les années à venir, tant au disque qu’à la scène ?

D.R.D. : Notre prochain enregistrement sera consacré à la messe de Requiem, inédite au disque, d’Antoine de Févin (c.1470-1511/12), que nous mettrons en situation au travers de l’évocation de la cérémonie de sépulture, en 1514, d’Anne de Bretagne. Pour ce qui est des spectacles, nous allons travailler avec des musiciens ottomans, puis revenir aux fondamentaux avec des folâtreries bien piquantes en 2011.

Propos recueillis par Jean-Christophe Puček en avril 2010.

Discographie récente de l’ensemble Doulce Mémoire :

concert secret des dames ferrare doulce memoire
Le concert secret des Dames de Ferrare (1580-1597), œuvres d’Agostini, Luzzaschi, Barbetta. 1 CD Zig-Zag Territoires ZZT071001. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.

Extrait proposé :

Ludovico AGOSTINI (c.1534-1590) : Enigma : Una si chiara luce – A tre

Véronique Bourin, Axelle Bernage, Christel Boiron, sopranos

laudes doulce memoire
Laudes, confréries d’orient et d’occident. 1 CD Zig-Zag Territoires ZZT090901. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.

Taghi Akhbari (chant persan), Nader Aghakhabani (târ)

Vidéo extraite du site YouTube.

attaingnant fossette doulce memoire
Pierre ATTAINGNANT (éditeur, c.1494-c.1552), Que je chatoulle ta fossette, danceries. 1 CD Ricercar RIC 294. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.

Extrait proposé :

Allemande, Et d’où venez vous, Madame Lucette & Allemandes 2, 6, 5, 4.

Illustrations du billet :

La photographie de Denis Raisin Dadre est de Manuel Manrique, utilisée avec permission.

Anonyme, École florentine, deuxième moitié du XVIe siècle, Un concert. Huile sur toile, 181 x 131 cm, Paris, Musée du Louvre [cliquez sur l’image pour l’agrandir].


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