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"Videocracy" d'Erik Gandini

Par Pfa
Fabrizio Corona, faux rebelle mais vrai opportuniste. (© Atmo)

Le documentaire d’Erik Gandini, que diffuse aujourd’hui Canal +, a récemment fait parler de lui pour ses déboires avec son principal intéressé, le chef du gouvernement italien. Silvio Berlusconi aurait, en effet, empêché la diffusion de sa bande-annonce sur la RAI – chaîne de télévision qui lui appartient – et se serait également opposé à ce que les médias du pays couvrent sa sortie en salles. À l’énoncé de telles manœuvres, on ne s’étonnera qu’à moitié d’apprendre que ce documentaire – conçu autour d’une personnalité italienne – se révèle être une co-production entre la Suède, le Danemark, la Grande-Bretagne et la Finlande. Toutefois, si l’on en croit les dires du réalisateur, la censure dont il a été victime a plutôt eu l’effet contraire à celui désiré car elle n’aurait fait qu’accroître l’intérêt pour son film. Videocracy a, par ailleurs, eu les honneurs de plusieurs festivals d’importance, dont ceux de Venise et de Toronto.


Du fait de son sujet, on pouvait craindre que le film tombe dans le travers d’une certaine facilité, cherchant juste à dénoncer les dérives du Pouvoir, tout en tournant en dérision son principal représentant. Un Michael Moore ou un Karl Zéro, par exemple, aurait certainement joué cette carte pour « compiler », sans creuser davantage : les accusations de corruption, ses frasques extra-conjugales, ses multiples opérations de chirurgie esthétique, son humour plus que douteux, ou ses propos jugés racistes et xénophobes.

Heureusement, Erik Gandini a su très intelligemment éviter les pièges que pouvait présenter son sujet. Le cinéaste ne cherche d’abord pas à se moquer en forçant le trait – ce que d’autres n’auraient pas manqué de faire – mais conserve une distance surprenante. On notera d’ailleurs qu’il aurait été bien inutile de chercher à caricaturer ce qui, en soi, apparaît déjà tellement outrancier. Le film ne s’attarde, en fait, qu’assez peu sur les aspects les plus connus du Cavaliere et dont certains médias étrangers ont fait leurs choux gras.

Le documentariste a également fait le choix très judicieux de ne pas réduire son propos à une cible unique. Le film ne s’attache pas tant à la personne de Silvio Berlusconi qu’au système qu’il a mis en place et à son influence sur la société italienne. Dans les interviews qu’il a accordés à la presse étrangère, le cinéaste établie un parallèle entre la place de la religion dans certains régimes et celle qu’occupe la télévision en Italie ; ce rapprochement explique le titre de son film, l’Italie étant pour Erik Gandini une « République de télévision commerciale ».


Lele Mora, l’homme incontournable de la télévision italienne. (© Atmo)

Le film témoigne d’un vrai travail d’écriture documentaire, avec un regard personnel et une construction originale. Il offre un traitement complexe de la situation, laquelle est abordée sous différents angles qui correspondent à plusieurs personnalités aux liens plus ou moins proches avec Silvio Berlusconi. Celui-ci, bien qu’étant le personnage central du film, reste en fin de compte assez peu présent à l’image.

Après une rapide mise au point sur l’ascension du Cavaliere et sa réussite dans le domaine des médias, le film s’intéresse à un quidam : un jeune mécano, amateur de karaté et de chanson, qui ne rêve que de passer à la télévision. Ce point de départ apparaît, dans un premier temps, assez déroutant car on ne cerne pas immédiatement où le réalisateur veut en venir ; cette idée de construction se révélera, plus loin, tout à fait pertinente. Erik Gandini veut, en fait, donner le point de vue des téléspectateurs, leur donne la parole et, par ce biais, rendre compte de l’impact des programmes de Silvio Berlusconi sur la population. Videocracy évoque ensuite les cas de plusieurs professionnels, et plus particulièrement celui de Lele Mora, agent de stars – entendre les participants d’émissions de télé-réalité ou de jeux – et ami proche du Président du Conseil. Puis, le documentaire s’attache au parcours de Fabrizio Corona, ancien assistant de Lele Mora et patron d’une équipe de paparazzi qui fait chanter Silvio Berlusconi avec des photos peu avantageuses.


À travers cette galerie de portraits, le documentaire d’Erik Gandini offre quelques moments absolument ahurissants. On retiendra d’abord la séquence où Lele Mora, installé dans sa somptueuse villa de Sardaigne, déclare son admiration pour Benito Mussolini et fait écouter un hymne fasciste enregistré sur son téléphone portable, le tout accompagné d’un clip enchaînant les vues de croix gammées et celtiques. Dans une autre scène, Fabrizio Corona se présente modestement comme un « Robin des Bois moderne », mais à la morale toute personnelle : « Je prends aux riches mais je garde tout pour moi. ». Cette formule conviendrait sans doute mieux au Tony Montana du Scarface de Brian De Palma, l’autre « référence » de ce buisnessman d’une rare vulgarité. S’il se pose en rebelle et en opposant de Silvio Berlusconi, Fabrizio Corona n’aspire de toute évidence qu’à prendre sa place.

Le déroulement d’un casting assez particulier constitue l’un des autres passages mémorables de Videocracy. L’événement rassemble une foule de jeunes filles qui tentent d’obtenir le statut très convoité de « velina », lequel leur permettrait de concrétiser leur rêve : « faire de la télévision, être riche et épouser un foot-balleur », comme le déclare l’une des candidates. Le spectateur français, peu au fait de la question, pourra s’interroger sur la tâche de ces « veline ». Elle s’avère, en fait, assez simple : il s’agit juste de se dandiner en tenue ultra-sexy – quand ce n’est pas à demi-nue – aux côtés des présentateurs. Toutefois, si le travail de ces show girls paraît plutôt basique, leur rôle apparaît capital pour ce modèle de télévision ouvertement racoleuse. Ces danseuses à la plastique irréprochable sont censées empêcher les spectateurs de zapper, comme nous l’apprend une autre scène du film. La velina, telle qu’elle est présentée ici, apparaît comme l’« ingrédient » essentiel de la formule à succès mise au point par Silvio Berlusconi. Tout semble tourner autour de cet élément, lequel se décline – dans une proportion bien moindre – sous la forme du playboy musculeux pour le public féminin.


Le fameux casting des veline.(© Atmo)

Erik Gandini dit d’ailleurs avoir voulu s’intéresser, avec Videocracy, à comment on peut détruire une démocratie en montrant des seins et des fesses. Selon lui, la personnalité du chef du gouvernement – et particulièrement sa vision des femmes – s’est étendue au pays tout entier à travers ses émissions. Le cinéaste exprime cette idée dès l’ouverture du film à travers son commentaire-off : la naissance de la télévision de Silvio Berlusconi marque le début d’une révolution culturelle. Derrière leur aspect de divertissement décérébré, ces programmes transmettent des valeurs : l’argent, l’individualisme, les femmes objets-sexuels. Videocracy révèle ainsi, au-delà du système médiatique et de son lien fusionnel avec le Pouvoir, un état de la société italienne. Il aborde la question de la toute-puissance de l’image qui aboutit, logiquement, au règne de l’apparence et, donc, du superficiel.


Il ne faudrait, toutefois, pas croire que Videocracy ne vaut que pour son sujet, comme on a trop souvent tendance à le penser dès qu’on aborde une œuvre documentaire. Le long-métrage d’Erik Gandini fait montre d’une réalisation particulièrement soignée – on serait presque tenté de parler de « mise en scène » – et pourrait constituer un bon objet d’étude sur la « grande question » de la forme documentaire.

Le film opte clairement pour la voie de l’expressivisme qui l’entraîne bien loin de la définition traditionnelle du documentaire comme simple captation et organisation d’éléments. Il n’hésite pas à jouer d’un « montage expressif », singeant des tics visuels du petit écran, pour souligner la vulgarité des situations, que ce soient avec les prises de vues d’Erik Gandini ou les extraits d’émissions. La majorité des plans témoignent d’une véritable recherche de composition ; le cinéaste peut ainsi relier des éléments dans un même cadre, comme par exemple un match de foot-ball à la télévision avec l’audition d’une aspirante showgirl. Erik Gandini utilise aussi abondamment la musique et les bruitages à des fins émotionnelles ; il donne une toute autre coloration aux images d’archives, installant à plusieurs reprises un climat pesant sur des extraits de jeu télévisé ou de reportages mondains.

Cependant, en jouant la carte de la stylisation, le réalisateur flirte souvent avec le formalisme, tentation récurrente chez les documentaristes s’aventurant dans la voie de la dramatisation et, plus largement, de la reprise de procédés fictionnels. Par conséquent, si Videocracy parvient à convaincre par le traitement de son sujet sous des angles multiples, ses partis pris esthétiques peuvent s’avèrer plus discutables. Malgré une certaine complaisance dans la sophistication, le film d’Erik Gandini demeure un documentaire passionnnant.


Videocracy. Suède / Danemark / Grande-Bretagne / Finlande. 2009. Réalisation : Erik Gandini. Durée : 1 h 25  min.


 

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