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Hiromi inouïe, Jamal magistral

Publié le 15 avril 2010 par Marc Villemain

jeudi 15 avril 2010

Hiromi inouïe, Jamal magistral

Ahmad Jamal - 1ère partie : Hiromi - Olympia, 13 avril 2010

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On ne pouvait rêver affiche plus attirante : Hiromi, jeune pianiste japonaise de trente ans qui fait jaser la presse du monde entier par sa précocité et sa virtuosité ; et puis, surtout, Ahmad Jamal, qui célèbrera ses quatre-vingts printemps en juillet prochain - ce que l'on peine à croire.

Hiromi est un petit bout de femme rigolote. Avec son gros nœud dans les cheveux, ses baskets grande pointure qui ne sont pas sans rappeler celles de Keith Jarrett, sa manière de rire en dégringolant les gammes, elle a décidément quelque chose de taillé pour la scène. Voilà pour la façade. Car on imagine son émotion d'ouvrir une soirée pour celui dont elle dit qu'il est "my superhero, in the music, in the life", celui qui, peu ou prou, l'a prise sous son aile - mais il n'est pas seul : on sait l'admiration que lui porte Chick Corea. L'ovation qu'elle a reçue n'en était pas évidente pour autant, même si une telle prestation ne peut laisser de marbre et si on ne peut être qu'ébloui par une virtuosité qui confine à l'autisme. Car musicalement, c'est plus compliqué. Hiromi donne l'impression d'avoir intégré, synthétisé et transcendé toutes les musiques du vingtième siècle, sans pour autant parvenir encore à créer la sienne propre. Cabotine, joueuse, démonstrative, elle joue avec les registres comme d'autres multiplient au cirque les figures dangereuses. Son époustouflante technique l'entraîne vers un genre qui donne à  entendre mille et un collages, et une esthétique qui n'aurait pas déplu aux compositeurs du début du vingtième - comment, par moments, ne pas songer à Debussy, parfois à Satie ; ou encore, puisqu'ici la musique n'est pas que musique, aux travaux des surréalistes, des cubistes, des dadaïstes. Reste que nous sommes un peu en attente d'une musicalité qui soit plus authentique, plus blessée peut-être,

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et que ses phrases apparaissent parfois comme de simples clichés, truffés d'ornementations et de chromatismes ludiques et parfois racoleurs. En résumé, cela swingue assez peu et, en guise d'émotions, suscite surtout beaucoup d'étourdissement. Cela dit, on ne prend une belle leçon, et on ne s'ennuie pas une seconde, et c'est tout de même un grand plaisir que d'admirer cette espèce de magicienne imprévisible ; aussi bien, des morceaux comme Bqe, Bern Baby Bern, Time Difference, ou l'excellent et très chick-coreen Old castle, by the river, in the middle of the forest fonctionnent à plein régime. Mais il faut attendre le dernier rappel pour qu'enfin la jeune prodige nous persuade qu'une très belle carrière de musicienne s'ouvre à elle, avec un morceau plus lent, épuré, et que, comme par hasard, elle dédie au maesto du soir, Ahmad Jamal.

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Lequel arrive sur scène aussi tranquille que Baptiste, les mains dans les poches, très élégant, souriant à un public qui est déjà presque debout. A peine a-t-il posé les mains sur le piano que déjà on se croirait sur telle scène new yorkaise de la grande époque. Il y a le talent, bien sûr ; et, pour Jamal, ce que l'on peut sans peine désigner comme du génie. Mais il n'y a pas que cela. Il y a dans cette manière que ces quatre-là ont de jouer et de s'entendre quelque chose qui en dit long sur la quintessence de l'art et sur cette insondable liberté qui n'appartient sans doute qu'au jazz. A commencer par cette joie, qui peut être mélancolique ou exploser en mille éclats rayonnants. La chose est d'autant plus remarquable que tous les thèmes de Jamal ont toujours fait l'objet d'un travail très minutieux sur la structure, sans que cette forte contrainte donne jamais le sentiment qu'elle condamne les musiciens à la répétition ou à l'enfermement. La virtuosité n'est plus ici un problème, elle est tellement complice des raisons mêmes de la musique, des raisons mêmes qui conduisent à la créer et à la jouer, que tout devient possible.

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Si Ahmad Jamal étonne sans cesse par cette façon qu'il a de diriger son orchestre, de glisser l'air de rien quelques notes irrésistibles d'invention et de nuances, par son attitude même, se levant, se rasseyant, puis se relevant, faisant un signe derrière lui pour que la percussion prenne son tour ou pour que le bassiste veuille bien le suivre sur un autre terrain, si tout revient sans cesse à lui, on ne peut plus longtemps taire la qualité de l'exceptionnelle section rythmique qui est à son service. De mémoire de jazzman, il y avait bien longtemps que je n'avais vu une telle fusion entre des musiciens d'un tel niveau. Aux percussions, Manolo Badrena, ancien du Weather Report du milieu des années 70, est une sorte de barde délirant, schtroumpf rigolard et potache triturant ses petits instruments plus ou moins ésotériques avec une précision de grand maniaque. De James Cammack, fidèle de Jamal, je dirai que je n'ai pas souvenance d'avoir déjà entendu un contrebassiste aussi juste, présent, virtuose et puissant. Quant à Kenny Washington, il fut incontestablement l'autre héros de la soirée, son personnage rieur et détendu n'ayant d'égal que l'invraisemblable impression qu'il donne de jouer de la batterie comme s'il s'agissait d'une simple et naturelle extension de son corps ; pas un rythme qu'il ne torde jusqu'à le rendre incroyablement souple et malléable, pas deux mesures consécutives qui se ressemblent, et, là encore, une virtuosité à donner le tournis. Mais le sublime dans l'affaire, c'est surtout l'osmose géniale entre ces trois formidables musiciens, qui composent donc une section rythmique dont je crois qu'elle restera pour tous, ce soir-là, absolument inoubliable.

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La musique de Jamal n'est jamais très loin de l'invitation à la transe. On se sent frustrés, maintes fois, que les morceaux ne durent pas plus longtemps : quand il s'y mettent, tous les quatre, on ne voit pas pourquoi un morceau durerait dix minutes plutôt que deux heures. Ca tourne, ça tourne avec joie, malice, complicité, et on réinvente Poinciana pour la millième ou la dix-millième fois. Le dernier album sert bien sûr de fil conducteur, et l'on comprend mieux, sur scène, la puissance à la fois discrète et tonitruante de morceaux comme Fly to Russia, Hi Fly, My Inspiration, Quiet Time, ou le formidable Tranquillity. Bref, il y avait du génie, l'autre soir, à l'Olympia, nul ne s'y est trompé ; et comme Ahmad Jamal en glissa malicieusement le thème entre quelques phrases improbables dont il a le secret, ce fut un peu la soirée des copains d'abord.


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