Magazine Culture

Jean Echenoz, neuvième

Publié le 07 avril 2010 par Irigoyen
Jean Echenoz, neuvième

Jean Echenoz, neuvième

Il s'agit, selon les propres mots de Jean Echenoz, de son « troisième premier roman ».

Dès les premières lignes nous retrouvons quelques éléments chers à l'auteur. Jean Echenoz met en scène un nouveau « couple », Bernie et Max – un pianiste -, ainsi que l'impresario de ce dernier, un certain Parisy – par-ici -. Nous voici dans la capitale, aux grilles du Parc Monceau après un passage par la rue de Rome – cette « ligne qui sépare le bon XVIIè arrondissement du mauvais – . Sans oublier les références au septième art :

(...) l'impresario, toujours plein cadre dans le miroir.

C'est pourtant Max qui est toujours plein cadre dans ce roman. Il habite un appartement de deux étages avec Alice. On ne sait pas très bien, dans un premier temps, ce qui unit ces deux personnages. Sans jamais le dire ni le souligner, Jean Echenoz sait merveilleusement jouer sur une certaine ambiguïté.

Dans la première partie du roman Max repense à une ancienne étudiante du conservatoire, Rose, qui, il y a trente ans, étudiait le violoncelle. A l'époque, le premier se rendait dans un bar pour y voir la seconde. Attirée par Max, Rose faisait de même. Mais les deux jeunes gens ne s'adressaient jamais la parole. Une scène que l'on pourrait imaginer sortie d'un roman de Patrick Modiano s'il n'y avait pas certaines incises :

Max eut à coeur de se montrer le plus discret possible avec une réserve de courtoisie, un demi-ton juste en-dessous.

On retrouve d'ailleurs constamment ces incises, cette intervention de l'écrivain dans les romans de Jean Echenoz. Ici, par exemple quand l'auteur décide, au bout d'une soixantaine de pages, de lever l'ambiguïté sur la relation qui unit Alice à Max. Les deux personnages sont en fait frère et sœur :

Vous vous imaginiez que Max était encore un de ces hommes à femmes, un de ces bons vieux séducteurs, bien sympathiques mais un petit peu lassant.

Incises encore sur la télévision, sur la mise en spectacle du monde :

(...) c'est toujours la même histoire avec la télévision : espace, écran, idées, projets, tout y est plus petit que dans le monde normal.

Max revoit Rose peu avant de mourir des suites d'une agression. Il se retrouve alors dans une chambre où il voit l'actrice Doris Day et un certain Béliard – tiens, tiens -

Je n'aime pas trop ce genre de filles. Quel genre demanda Max ? Oh, fit Béliard avec un geste, les grandes blondes et tout ça. Je connais trop.

Il y a aussi un homme qui ressemble à Dean Martin mais qui ne serait pas lui, tout en se prénommant Dino – le véritable patronyme du comédien américain était DinoPaul Crocetti -.

La directeur de l'établissement décide d'envoyer Max en section urbaine, chez lui, à trois conditions : qu'il ne revoie pas tous ceux qu'il a connus de son vivant, qu'il change d'identité et d'activité.

On le renvoie donc au milieu des mortels. Cette fois, il atterrit à Iquitos, au Pérou. De là il est chargé d'apporter une marchandise en France. Il se rend ensuite à Paris où il espionne sa soeur Alice. Laquelle semble désormais entretenir avec une relation amoureuse avec Parisy. Sa nouvelle « vie », il va la passer avec Félicienne, la réceptionniste d'un hôtel.

Plus tard, il croisera Bernie, tourneur de concerts, qui le reconnaîtra et lui dira avoir besoin d'un pianiste. Au terme d'une audition rapide dans le bar, Max finira par reprendre son ancienne activité, s'attirant ainsi les foudres de Béliard. Lequel passer a en fait l'éponge.

Tous les chemins menant à Rome, Max retrouvera ensuite Rose aux bras de Béliard qui disparaissent ... rue de Rome.

Jean Echenoz, neuvième

Selon Sjef Houppermans, Ravel montre « comment les faits d'une vie et d'une carrière artistique se disent le mieux par le biais d'un récit qui en scrute les pleins et les vides de manière imaginative. »

Exemple dès les premiers mots d'une écriture splendide :

On s'en veut quelque fois de sortir de son bain. D'abord il est dommage d'abandonner l'eau tiède et savonneuse, où des cheveux perdus enlacent des bulles parmi les cellules de peau frictionnée, pour l'air brutal d'une maison mal chauffée. Ensuite, pour peu qu'on soit de petite taille et que soit élevé le bord de cette baignoire montée sur pieds de griffon, c'est toujours une affaire de l'enjamber pour aller chercher, d'un orteil hésitant, le carreau dérapant de la salle de bains. Il convient de procéder avec prudence pour ne pas se heurter l'entrejambe ni risquer en glissant de faire une mauvaise chute. La solution de cet embarras serait bien sûr de se faire fabriquer une baignoire sur mesure, mais cela représente des frais, peut-être encore plus hauts que le devis de l'installation du chauffage central, toujours insuffisant bien que récent. Mieux vaudrait rester jusqu'au cou dans son bain, des heures sinon perpétuellement, actionnant le robinet du pied droit par intermittence pour rajouter un peu d'eau chaude et, réglant ainsi le thermostat, maintenir une bonne atmosphère amniotique.

Ce qui me plaît d'emblée est le début très cinématographique de ce roman. Dans le passage précédent, il n'y a pas de qualification du personnage historique. Comme s'il s'agissait de retarder son entrée en scène qui intervient quelques pages plus loin, à travers un regard extérieur :

Hélène attend Ravel qui apparaît enfin, mallette en main, et quant à lui vêtu d'un costume ardoise sous un bref pardessus en chocolat. Pas mal non plus. Quoique à la mode ancienne et peut-être un peu léger pour la saison. Canne pendue à son avant-bras, gants retournés sur le poignet, il a l'air d'un parieur élégant voire d'un propriétaire dans les tribunes du prix de Diane ou au pesage d'Enghien, mais éleveur moins soucieux de son yearling que de se démarquer des jaquettes grises classiques ou des blazers en lin.

Nous suivons Ravel qui prend le bateau après un voyage en chemin de fer, via la gare Saint-Lazare. Bien sûr, l'itinéraire passe par la rue de Rome.

J'ai, à de nombreuses reprises, souligné l'intervention, la toute puissance de l'auteur. Une toute puissance qui ne se prend jamais au sérieux. En voici un nouvel exemple lorsque Jean Echenoz commente les dates :

1925 : l'année de l'invention de la télévision et de la naissance de Gerry Mulligan

Plus loin :

(...) il lui reste aujourd'hui, pile, dix ans à vivre.

Ravel va pour la première et la dernière fois en Amérique. Il voyage à bord du paquebot France, en première classe. Se change trois fois par jour.

Un mètre soixante et un, quarante-cinq kilogrammes et soixante-seize centimètres de périmètre thoracique, Ravel a le format d'un jockey, donc de William Faulkner qui, au même instant, partage sa vie entre deux villes – Oxford, Mississippi et la Nouvelle Orléans -, deux livres – Mosquitoes et Sartoris – et deux whiskeys – Jack Daniel's et Jack Daniel's.

Faut-il y voir dans la mention de Faulkner un hommage de Jean Echenoz ? Je me pose la question d'autant qu'un peu plus loin, l'écrivain français fait mention d'une escale à Southampton. Georges Jean-Aubry apporte à Ravel une traduction qu'il vient de faire de Flèche d'Or de Joseph Conrad.

Une traversée donc, encore, au cours de laquelle Ravel raconte sa première Guerre Mondiale, comment il a failli ne pas revêtir l'uniforme de l'armée française parce qu'on le trouvait trop frêle. Et puis, toujours ces détails, cette insistance à montrer l'apparemment insignifiant.

C'était un menu très banalement somptueux – caviar, homards, cailles d'Égypte, œufs de vanneau, raisin de serre – , et arrosé de tout ce qu'on peut imaginer.

N'étant pas un connaisseur de Ravel, je ne sais pas dans quelle mesure le musicien décrit par Echenoz est conforme à l'original. Peu importe après tout puisqu'à ce stade du roman, il me plaît, en tant que lecteur, d'associer le pianiste à ces phrases :

A ceux qui s'aventurent à lui demander ce qu'il tient pour son chef d'œuvre : C'est le Boléro, voyons, répond-il aussitôt, malheureusement il est vide de musique.

Ravel était-il vraiment insomniaque, a-t-il préféré assister au Pays Basque à un spectacle de corrida plutôt que d'assister à la pose d'une plaque à son nom ? Cela m'est égal. J'ai, en revanche, l'image d'un artiste qui, comme les autres personnages de Jean Echenoz, traverse les frontières, le temps avec un naturel décontracté.

Après son accident de voiture ce sera la dégringolade pour Ravel. Il ne sait plus écrire son nom, sombre dans la solitude. Il ne sait plus lire ni déchiffrer une partition. Son opération du cerveau ne donnera rien. Il meurt quelques jours plus tard.


Retour à La Une de Logo Paperblog

A propos de l’auteur


Irigoyen 43 partages Voir son profil
Voir son blog

l'auteur n'a pas encore renseigné son compte l'auteur n'a pas encore renseigné son compte

Magazine